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avoir écouté ce qu'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention: il feint de n'avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s'il est convenu d'un fait, de ne s'en plus souvenir. Il n'a pour ceux qui lui parlent d'affaires que cette seule réponse, J'y penserai. Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres; il est saisi d'admiration; d'autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement; et cela selon ses différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci : « Je n'en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j'en suis, » ou bien, «< il me semble que je ne suis pas moi-même; » et ensuite : « Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre; voilà une chose << merveilleuse, et qui passe toute créance; contez cela à << d'autres : dois-je vous croire? ou me persuaderai-je qu'il «< m'ait dit la vérité? » paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne partent point d'une âme simple et droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un homme qui veut nuire : le venin des aspics est moins à craindre.

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NOTES.

(I) L'auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelaient ironie. (La Bruyère). Aristote désigne par ce mot cette dissimulation, à la fois modeste et adroite, des avantages qu'on a sur les autres, dont Socrate a fait un usage si heureux. (Voyez Moral ad Nicom. IV, 7.) Mais le maître de Théophraste dit, en faisant l'énumération des vices opposés à la véracité, qu'on s'écarte de cette vertu, soit pour le seul plaisir de mentir, soit par jactance, soit par intérêt. C'est surtout cette dernière modification de la dissimulation qu'il me semble que Théophraste a voulu caractériser ici; et ce ne peut être que faute d'un terme plus propre qu'il l'a appelée ironie. Les deux autres espèces sont peintes dans les Caractères huit et vingt-trois. Au reste, la première phrase de ce chapitre serait mieux rendue par la version suivante: «La dissimulation, à l'exprimer par son caractère propre, est un certain art, etc., » ainsi que l'a déjà observé M. Belin de Ballu.

(2) Il y a ici dans le texte une transposition et des altérations observées par plusieurs critiques; il faut traduire : « Il fait dire à ceux qui « viennent le trouver pour affaires de revenir une autre fois, en feignant « d'étre rentré à l'instant, ou bien en disant qu'il est tard, et que sa santé

<< ne lui permet pas de les recevoir. Il ne convient jamais de ce qu'il va <<< faire, et ne cesse d'assurer qu'il est encore indécis. Il dit à celui, etc. » (3) Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes, et autorisée par les lois. (La Bruyère. ) Elle avait pour objet de rétablir les affaires de ceux que des malheurs avaient ruinés ou endettés, en leur faisant des avances qu'ils devaient rendre par la suite. Voy. le chapitre XVII, et les notes de M. Coray, nécessaires à tous ceux qui voudront approfondir cet ouvrage sous le double rapport de la langue et des mœurs anciennes.

Les notes de Duport, que les derniers éditeurs ont trop négligées, éclaircissent aussi beaucoup cette intéressante matière.

CHAPITRE II.

De la flatterie.

La flatterie est un commerce honteux qui n'est utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans la place Remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous seul Hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissait point sur vos louanges. Nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique (1); et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devait estimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommèrent, et il n'y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre, et de le souffler à terre: si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant, Il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi (2) depuis deux jours que je ne vous ai pas vu. Et il ajoute : Voilà encore, pour un homme de votre âge, assez de cheveux noirs. Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance (3); et dès qu'il a cessé de parler, il se récrie: Cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement rencontré. D'autres

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fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvait se contenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater, et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé (4). Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen; il les donne à ses enfants en sa présence, il les baise, il les caresse: Voilà, dit-il, de jolis enfants, et dignes d'un tel père. S'il sort de sa maison, il le suit; s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit : Votre pied est mieux fait que cela (5). Il l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit Un tel me suit, et vient vous rendre visite; et retournant sur ses pas, Je vous ai annoncé, dit-il, et l'on se fait grand honneur de vous recevoir. Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu'à des femmes (6). S'il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin; assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent : En vérité, vous faites une chère délicate (7); et montrant aux autres l'un des mets qu'il soulève du plat, Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. Il a soin de lui demander s'il a froid, s'il ne voudrait point une autre robe, et il s'empresse de le mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille; et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il répond négligemment et sans le regarder, n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place et l'y faire asseoir plus mollement (8). J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s'il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il

l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard, mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un et d'acquérir ses bonnes grâces.

NOTES

(1) Edifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes : ils en furent appelés stoïciens; car stoa, mot grec, signifie portique. (La Bruyère.) Zénon est mort au plus tard au commencement de la cent trentième olympiade, après avoir enseigné pendant cinquante-huit ans. Théophraste, qui a vécu jusqu'à l'an I de la cent vingt-troisième olympiade, a donc vu naître l'école du Portique trente ans avant sa mort, et c'est vraisemblablement à dessein qu'il a placé ici le nom de cet édifice. On sait que Zénon a dit, au sujet des deux mille disciples de Théophraste, que le chœur de ce philosophe était composé d'un plus grand nombre de musiciens, mais qu'il y avait plus d'accord et d'harmonie.dans le sien: comparaison qui marque la rivalité de ces deux écoles.

(2) « Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les che<< veux. » Et un peu plus bas, « Il parle à un jeune homme.» (La Bruyère.) Je croirais plutôt que le flatteur est censé s'adresser à un vieillard, et que la petite paille ne lui sert que d'occasion pour débiter un compliment outré, en faisant semblant de s'apercevoir pour la première fois des cheveux blancs de cet homme, qui en a la tête couverte. (3) La Bruyère s'écarte ici de l'interprétation de Casaubon. D'après ce grand critique, au lieu de «< il les force, etc. » il faut traduire «< il le loue en face. » Cette version, et notamment la correction de Sylburgius, est confirmée par les manuscrits 1983, 2977 et 1916 de la Bibliothèque nationale.

(4) « Jusqu'à ce que Monsieur soit passé. » (Traduction de M. Coray.)

(5) Le grec dit plus clairement, « Votre pied est mieux fait que la «chaussure. >>

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(6) Il y a dans le grec : « Certes, il est même capable de vous présenter, sans prendre haleine, ce qu'on vend au marché des femmes. >> Selon Ménandre, cité par Pollux (liv. X, segm. 18), ce qu'on appelait le marché des femmes était l'endroit où l'on vendait la poterie; et comme ce trait est distingué de tous les autres par la phrase, « Certes, il est mème capable,» il me paraît que Théophraste reproche au flatteur, en termes couverts, ce qu'Épictète a dit plus clairement (Arrien, liv. Ier, chap. II, tome I, page 13, de l'édition de mon père ) matulam præbet. Le verbe de la phrase grecque n'admet pas d'autre signification que celle de servir, présenter; l'adverbe que j'ai rendu littéralement, sans prendre haleine, désigne ou la håte avec laquelle il rend ce service, ou l'effet d'une répugnance naturelle en pareil cas.

(7) D'après M. Coray, il faut traduire : « Il vous dit, En vérité, vous

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mangez sans appétit; et il vous sert ensuite un morceau choisi, en disant, Cela vous fera du bien : » ce qui rappelle ces vers de Boileau dans la satire du repas : « Qu'avez-vous donc, que vous ne mangez point? et « Mangez, sur ma parole. »

(8) Ce n'était pas, comme la Bruyère paraît l'avoir cru, un valet attaché au théâtre qui distribuait des coussins; mais les riches les y faisaient porter par leurs esclaves. Ovide conseille aux amants la complaisance que Théophraste semble reprocher aux flatteurs; il dit dans son Art d'aimer : « Fuit utile multis Pulvinum facili composuisse manu, <<< etc. >>

Le savant auteur du Voyage du jeune Anacharsis, qui nous a rendus, pour ainsi dire, concitoyens de Théophraste, a emprunté, dans son chap. xxvIII, plusieurs traits de ce Caractère pour faire le portrait du parasite de Philandre.

CHAPITRE III.

De l'impertinent, ou du diseur de riens.

La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion (1). Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue et qu'il ne connaît point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme, et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service; il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères; de là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé (2), sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville: il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales (3), la mer devient navigable; qu'un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine, et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur, et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès à la fête des Mystères (4): il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la musique (5), quel est le quantième du mois : il lui dit qu'il a

LA BRUYÈRE.

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