Page images
PDF
EPUB

neur dont il vient de gratifier quelques grands de son État : que dit-il? qu'il ne peut être content quand tous ne le sont pas, et qu'il lui est impossible que tous le soient comme il le voudrait. Il sait, messieurs, que la fortune d'un roi est de prendre des villes, de gagner des batailles, de reculer ses frontières, d'être craint de ses ennemis; mais que la gloire du souverain consiste à être aimé de ses peuples, en avoir le cœur, et par le cœur tout ce qu'ils possèdent. Provinces éloignées, provinces voisines, ce prince humain et bienfaisant, que les peintres et les statuaires nous défigurent, vous tend les bras, vous regarde avec des yeux tendres et pleins de douceur ; c'est là son attitude : il veut voir vos habitants, vos bergers, danser au son d'une flûte champêtre sous les saules et les peupliers, y mêler leurs voix rustiques, et chanter les louanges de celui qui, avec la paix et les fruits de la paix, leur aura rendu la joie et la sérénité.

C'est pour arriver à ce comble de ses souhaits, la félicité commune, qu'il se livre aux travaux et aux fatigues d'une guerre pénible, qu'il essuie l'inclémence du ciel et des saisons, qu'il expose sa personne, qu'il risque une vie heureuse : voilà son secret, et les vues qui le font agir; on les pénètre, on les discerne par les seules qualités de ceux qui sont en place, et qui l'aident de leurs conseils. Je ménage leur modestie : qu'ils me permettent seulement de remarquer qu'on ne devine point les projets de ce sage prince ; qu'on devine au contraire, qu'on nomme les personnes qu'il va placer, et qu'il ne fait que confirmer la voix du peuple dans le choix qu'il fait de ses ministres. Il ne se décharge pas entièrement sur eux du poids de ses affaires : lui-même, si je l'ose dire, il est son principal ministre; toujours appliqué à nos besoins, il n'y a pour lui ni temps de relâche, ni heures privilégiées : déjà la nuit s'avance, les gardes sont relevées aux avenues de son palais, les astres brillent au ciel et font leur course; toute la nature repose, privée du jour, ensevelie dans les ombres; nous reposons aussi, tandis que ce roi, retiré dans son balustre, veille seul

sur nous et sur tout l'État. Tel est, messieurs, le protecteur que vous vous êtes procuré, celui de ses peuples

Vous m'avez admis dans une compagnie illustrée par une si haute protection : je ne le dissimule pas, j'ai assez estimé cette distinction pour désirer de l'avoir dans toute sa fleur et dans toute son intégrité, je veux dire de la devoir à votre seul choix; et j'ai mis votre choix à tel prix que je n'ai pas osé en blesser, pas même en effleurer la liberté par une importune sollicitation j'avais d'ailleurs une juste défiance de moimême, je sentais de la répugnance à demander d'être préféré à d'autres qui pouvaient être choisis. J'avais cru entrevoir, messieurs, une chose que je ne devais avoir aucune peine à croire, que vos inclinations se tournaient ailleurs, sur un sujet digne, sur un homme rempli de vertus, d'esprit et de connaissances, qui était tel avant le poste de confiance qu'il occupe, et qui serait tel encore, s'il ne l'occupait plus : je me sens touché, non de sa déférence, je sais celle que je lui dois, mais de l'amitié qu'il m'a témoignée, jusqu'à s'oublier en ma faveur. Un père mène son fils à un spectacle; la foule y est grande, la porte est assiégée; il est haut et robuste, il fend la presse; et, comme il est près d'entrer, il pousse son fils devant lui, qui, sans cette précaution, ou n'entrerait point, ou entrerait tard. Cette démarche d'avoir supplié quelques-uns de vous, comme il a fait, de détourner vers moi leurs suffrages, qui pouvaient si justement aller à lui, elle est rare, puisque dans ces circonstances elle est unique; et elle ne diminue rien de ma reconnaissance envers vous, puisque vos voix seules, toujours libres et arbitraires, donnent une place dans l'Académie française.

Vous me l'avez accordée, messieurs, et de si bonne grâce, avec un consentement si unanime, que je la dois et la veux tenir de votre seule munificence. Il n'y a ni poste, ni crédit, ni richesses, ni titres, ni autorité, ni faveur, qui aient pu vous plier à faire ce choix; je n'ai rien de toutes ces choses, tout me manque un ouvrage qui a eu quelque succès par sa sin

gularité, et dont les fausses, je dis les fausses et malignes applications pouvaient me nuire auprès des personnes moins équitables et moins éclairées que vous, a été toute la médiation que j'ai employée, et que vous avez reçue. Quel moyen de me repentir jamais d'avoir écrit ?

LA BRUYÈRE.

DE THÉOPHRASTE,

TRADUITS DU GREC

PAR LA BRUYÈRE,

AVEC DES ADDITIONS ET DES NOTES NOUVELLES,
PAR J. G. SCHWEIGHÆUSER.

AVERTISSEMENT

DE M. SCHWEIGHÆUSER.

[An X. 1802.]

Depuis la traduction des Caractères de Théophraste par la Bruyère, cet ouvrage a reçu des additions importantes, et d'excellents critiques en ont éclairci beaucoup de passages difficiles.

En 1712, Needham publia les leçons de Duport sur treize de ces Caractères. En 1763, Fischer résuma dans une édition critique presque tout ce qui avait été fait pour cet ouvrage, et ajouta des recherches nouvelles. En 1786, M. Amaduzzi publia deux nouveaux Caractères, que Prosper Petronius avait découverts, et qui se trouvent à la suite des anciens, dans un manuscrit de la bibliothèque palatine du Vatican. En 1790, M. Belin de Ballu traduisit ces deux Caractères en français, et les joignit à une édition de la Bruyère, dans laquelle il ajouta quelques notes critiques à celles dont Coste avait accompagné la traduction de Théophraste dans les éditions précédentes.

En 1798, M. Goetz publia les quinze derniers Caractères avec des additions considérables sur les papiers de M Siebenkees, qui avait tiré cette copie plus complète du même manuscrit où l'on avait trouvé les deux derniers chapitres, mais qui malheureusement ne contient pas les quinze premiers.

En 1799 (an VII), M. Coray donna une édition grecque et française de l'ouvrage entier, qu'il éclaircit par une traduction nouvelle, et par

des notes aussi intéressantes pour la critique du texte que pour la connaissance des mœurs de l'antiquité. Ce savant helléniste, presque compatriote du philosophe qu'il interprète, a même expliqué quelquefois très-heureusement, par des usages de la Grèce moderne, des particularités de ceux de la Grèce ancienne. En dernier lieu, M. Schneider, l'un des plus savants philologues d'Allemagne, a publié une édition critique de ces Caractères, en les classant dans un nouvel ordre, et en y faisant beaucoup de corrections. Son travail jette une lumière nouvelle sur plusieurs passages obscurs de l'ancien texte et des additions, que cet éditeur défend contre les doutes qu'on avait élevés sur leur authenticité. Il prouve par plusieurs circonstances, auxquelles on n'avait pas fait attention avant lui, et par l'existence même d'une copie plus complète que les autres, que nous ne possédons que des extraits de cet ouvrage. Je traiterai avec plus de détails de cette hypothèse très-probable dans la note I du chapitre xvi.

Les importantes améliorations du texte, les versions nouvelles de beaucoup de passages, et les éclaircissements intéressants sur les mœurs, fournis par ces savants, rendraient la traduction de la Bruyère peu digne d'être remise sous les yeux du public, si tout ce qui est sorti de la plume d'un écrivain si distingué n'avait pas un intérêt particulier, et si l'on n'avait pas cherché à suppléer ce qui lui manque.

C'est là le principal objet des notes que j'ai ajoutées à celles de ce traducteur, et par lesquelles j'ai remplacé les notes de Coste, qui n'éclaircissent presque jamais les questions qu'en y discute. Je les ai puisées en grande partie dans les différentes sources que je viens d'indiquer, ainsi que dans le commentaire de Casaubon, et dans les observations de plusieurs autres savants qui se sont occupés de cet ouvrage. J'ai fait usage aussi de l'élégante traduction de M. Levesque, qui a paru en 1782 dans la collection des Moralistes anciens ; des passages imités ou traduits par M. Barthélemy dans son Voyage du jeune Anarcharsis; et de la traduction allemande commencée par M. Hottinger de Zurich, dont je regrette de ne pas avoir pu attendre la publication complète, ainsi que celle des papiers de Fonteyn qui se trouvent entre les mains de l'illustre helléniste Wyttenbach.

J'avais espéré que les onze manuscrits de la Bibliothèque nationale me fourniraient les moyens d'expliquer ou de corriger quelques passages que les notes de tant de savants commentateurs n'ont pas encore suffisamment éclaircis. Mais, excepté la confirmation de quelques cor.

« PreviousContinue »