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votre secret, de quelque conséquence qu'il puisse être : « C'est un mystère, un tel m'en a fait part, et m'a défendu de le dire; » et ils le disent.

Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié.

Nicandre s'entretient avec Élise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort : il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète; il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne; il calcule le revenu qu'elle lui rapporte; il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles. Il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages; il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. Vous êtes si riche, lui disait un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge? pourquoi ne pas faire cette acquisition, qui étendrait votre domaine? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. Il n'oublie pas son extraction et ses alliances: M. le surintendant, qui est mon cousin; madame. la chancelière, qui est ma parente: voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches, et de ceux mêmes qui sont ses héritiers: Ai-je tort? dit-il à Élise; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien? et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante; et il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux, à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Élise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte

la batterie de l'homme de ville: il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.

Le sage quelquefois évite le monde, de peur d'être ennuyé.

CHAPITRE VI.

Des biens de fortune.

Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un palais a la campagne, et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort. Mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents.

Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer.

Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition est le soin que l'on prend, s'il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu'il n'a jamais eu, et aussi grand qu'il croit l'avoir.

A mesure que la faveur et les grands biens se retirent d'un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu'ils couvraient, et qui y était sans que personne s'en aperçût.

Si l'on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s'imaginer l'étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes ?

Ce plus ou ce moins détermine à l'épée, à la robe, l'Église il n'y a presque point d'autre vocation.

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ou à

Deux marchands étaient voisins, et faisaient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique; elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que

donnent un même âge et une même condition : l'une des deux, pour se tirer d'une extrême misère, cherche à se placer; elle entre au service d'une fort grande dame, et l'une des premières de la cour: chez sa compagne.

Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : C'est un bourgeois, un homme de rien, un malotru; s'il réussit, ils lui demandent sa fille.

I

Quelques-uns ont fait dans leur jeunesse l'apprentissage d'un certain métier, pour en exercer un autre, et fort différent, le reste de leur vie.

Un homme est laid, de petite taille, et a peu d'esprit. L'on me dit à l'oreille : Il a cinquante mille livres de rente; cela le concerne tout seul, et il ne m'en fera jamais ni pis ni mieux, si je commence à le regarder avec d'autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement : quelle sottise!

Un projet assez vain serait de vouloir tourner un homme ́fort sot et fort riche en ridicule; les rieurs sont de son côté.

N**, avec un portier rustre, farouche, tirant sur le Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour peu qu'il y fasse languir quelqu'un et se morfondre, qu'il paraisse enfin avec une mine grave et une démarche mesurée, qu'il écoute un peu et ne reconduise point, quelque subalterne qu'il soit d'ailleurs, il fera sentir de lui-même quelque chose qui approche de la considération.

Je vais, Clitiphon, à votre porte; le besoin que j'ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre client, ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous ètes enfermé, et que vous ne pouvez m'écouter que d'une heure entière : je reviens avant le temps qu'ils m'ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus

Les partisans, qui avaient souvent commencé par être laquais

reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m'entendre? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez; je n'avais qu'une chose à vous demander, et vous n'aviez qu'un mot à me répondre, oui ou non. Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir. O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet! le philosophe est accessible; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter: j'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes: mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant; passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger: parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous? faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée? quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile! Le manieur d'argent, l'homme d'affaires, est un ours qu'on ne saurait apprivoiser; on ne le voit dans sa loge qu'avec peine, que dis-je? on ne le voit point; car d'abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L'homme de lettres, au contraire, est trivial comme une borne au coin des places; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain, ou malade: il ne peut être important, et il ne le veut point être.

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N'envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses : ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point. Ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur, et leur conscience, pour les avoir : cela est trop cher, et il n'y a rien à gagner à un tel marché.

Les P. T. S. ' nous font sentir toutes les passions l'une après l'autre. L'on commence par le mépris, à cause de leur obscurité. On les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois, et on les respecte. L'on vit assez pour finir à leur égard par la compassion.

Sosie de la livrée a passé, par une petite recette, à une sous-ferme; et, par les concussions, la violence, et l'abus qu'il a fait de ses pouvoirs, il s'est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade: devenu noble par une charge, il ne lui manquait que d'être homme de bien; une place de marguillier a fait ce prodige.

Arfure cheminait seule et à pied vers le grand portique de Saint-* ** entendait de loin le sermon d'un carme ou d'un docteur qu'elle ne voyait qu'obliquement, et dont elle perdait bien des paroles. Sa vertu était obscure, et sa dévotion connue comme sa personne. Son mari est entré dans le huitième denier: quelle monstrueuse fortune en moins de six années! Elle n'arrive à l'église que dans un char; on lui porte une lourde queue; l'orateur s'interrompt pendant qu'elle se place; elle le voit de front, n'en perd pas une seule parole, ni le moindre geste : il y a une brigue entre les prêtres pour la confesser ; tous veulent l'absoudre, et le curé l'emporte.

C'est sous le voile assez transparent de ces trois lettres que la Bruyère avait jugé à propos de cacher le nom de partisans, que les éditeurs venus après lui ont écrit en entier. On ne peut pas croire que ce fût de sa part un ménagement pour les partisans de son temps, puisque ailleurs il les nomme en toutes lettres. Il ne voulait peut-être que procurer à ses lecteurs le petit plaisir de deviner cette espèce d'énigme.

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