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ous n'avons point voulu, en parcourant l'Exposition rétrospective des costumes, nous en tenir à un coup d'œil de surface. Ces fragiles inventions imaginées par la vanité humaine trompent notre propre frivolité. Il semble qu'on mette sous nos yeux des ornements sans autre portée que le plaisir, et il se trouve que ces modes, tour à tour passagères comme le caprice ou durables comme la nationalité, attestent dans des ordres d'idées bien différents, le milieu géographique d'une nation, les mœurs d'une race ou d'une classe de citoyens, le style littéraire ou artistique d'une époque et jusqu'aux conditions matérielles d'une industrie.

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On peut considérer, en effet, dans le vêtement, non plus la forme ou l'arrangement qu'il affecte, mais la matière première qui le constitue et les procédés manuels et économiques au moyen desquels il a été fabriqué. Il y a là un enseignement qui a bien son prix et qui fournit des données précieuses sur la richesse, sur la science et jusque sur l'état politique d'une nation.

Si l'on avait pu, par une sorte de miracle, conserver dans leur intégrité primitive les costumes agrestes de nos ancêtres les Gaulois, tels qu'ils sont décrits par César et par les géographes de la haute antiquité, on aurait vu que, depuis la robe blanche du druide jusqu'au sayon de poils de bête ou de plantes aquatiques tressées, il n'était entré jusqu'à la venue des Romains aucune parcelle d'importation étrangère dans la confection du costume national. A part un petit nombre de points du littoral méditerranéen ou de la côte normande hantés par les navires marchands de Tyr, de Sidon et de Carthage, ou par les barques des peuplades septentrionales, la Gaule était restée fermée, et les éléments du costume national étaient tirés, par un travail domestique, des plantes mêmes. qui croissaient sur le sol, ou des animaux qui couraient dans les grands bois. Cette remarque peut MARS 1875.

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encore être faite d'original sur certains costumes de caciques conservés en Espagne, et qui n'offrent pas le moindre vest ge ni des productions ni de l'industrie de l'ancien monde.

Il y a encore des points du globe où cet isolement rigoureux a pu être constaté, à des époques plus rapprochées de nous. Les Lapons et les Esquimaux ont apparu aux regards des navigateurs avec des habits informes dont tous les éléments avaient été arrachés par leur industrieuse patience à l'ingrate stérilité de leur pays. Aujourd'hui, lorsque le prince Napoléon conduisit son yacht de plaisance dans les glaces lointaines de notre pôle, il ne fut pas médiocrement surpris, lorsqu'il voulut inviter les naturels du pays à un bal et à une collation à bord, de voir arriver les femmes des indigènes avec d'amples crinolines et emprisonnées dans une cage de fer.

Les voyageurs qui se rendaient en Afrique, à la recherche des sources du Nil-Blanc, et qui rencontraient sur leur chemin des boucheries anthropophages où l'on débitait la chair humaine à beaux deniers comptants, s'é1onnaient de voir au cou des sauvages des foulards fabriqués et achetés à Lyon et transportés ensuite par les caravanes jusque dans des lieux dont nous n'avons nulle idée. Les Bédouins du Grand Désert portent des fez confectionnés à Rouen, pendant que, sous la tente, leurs épouses s'enveloppent dans des étoffes transparentes qui viennent de Nîmes. Les peuplades encore survivantes des anciens PeauxRouges de l'Amérique fument le calumet de paix dans des pipes expédiées de Saint-Omer ou des manufactures bien connues de l'Allemagne.

N'est-ce pas là une démonstration aussi caractéristique qu'inattendue des progrès de l'échange entre les peuples, et ne peut on pas dire sans exagération qu'il suffirait d'examiner en détail un costume pour y découvrir, sans erreur comme sans contestation possible, la nature et l'étendue des relations commerciales nouées par chaque peuple.

II

Les vêtements que le langage barbare des marchands qualifie de vêtements confectionnés, ou avec un redoublement de barbarismes, de confections, représentent la révolution la plus radicale qui se soit jamais rencontrée dans l'histoire industrielle des costumes. On n'avait jamais rien vu de pareil ni à la machine à coudre, ni à la machine à découper.

On sait que, non-seulement les uniformes, mais encore les habits civils d'hommes, s'obtiennent par classes de taille numérotées, au moyen d'emportepièces mus par des procédés mécaniques d'une puissance extraordinaire. Il suffit d'une seule pression de la machine pour obtenir, par douzaines et par

centaines, des pièces au modèle du patron que les ciseaux du tailleur le plus exercé mettraient bien des jours à obtenir moins précises et moins achevées. La machine à coudre les raccorde ensemble avec une rapidité vraiment vertigineuse, et l'on obtient en bien peu d'heures, avec un tout petit nombre de personnes, ce qu'une armée d'ouvriers ne viendrait pas à bout de fabriquer en plusieurs semaines.

La dernière conséquence de ces inventions a été un résultat inattendu qui aurait bien surpris nos pères, et dont nous ne daignons presque plus nous apercevoir. Une très-grande partie de la population, en y comptant même des personnes aisées, trouve moyen de se faire ainsi vêtir à la mécanique, sans modèle, sans patron, sans mesure on entre par une des portes de l'établissement et l'on en ressort, par l'autre extrémité, habillé de pied en cap, de pantalon, de gilet, de redingote et de pardessus qu'il a suffi de décrocher des armoires. Grâce à ce système, les modes masculines tendent à disparaître. Elles s'effacent insensiblement, ou du moins, ne subissent plus que des transformations lentes et peu apparentes. Chacun finit par s'immobiliser dans le costume qui lui sied ou qui lui convient le mieux.

Il y a là un progrès véritable qui affranchit peu à peu l'homme d'un souci peu compatible avec sa dignité et avec l'emploi de son temps. La promptitude avec laquelle il revêt, sans avoir à s'en occuper autrement, ou son habit de tous les jours ou son costume de cérémonie, laisse son esprit disponible, et lui rend son activité tout entière pour des pensées plus considérables et plus sérieuses.

En ce qui concerne la toilette féminine, la mode ne s'est point jusqu'ici dirigée dans le même sens et n'a point accompli encore ce progrès suprême de désintéressement. Il y a cependant des confections pour les femmes comme il y en a pour les hommes. Certaines parties du vêtement se font aussi pour elles à la mécanique et en dehors de toute appropriation à la personne. Seulement, jusqu'ici, la mode n'y a cherché qu'un moyen plus économique de varier la toilette et de substituer, par exemple, à l'immobile coutume du châle toute cette série de pardessus dont les noms et les formes varient à l'infini.

III

Nous avons gardé pour la fin de ce travail l'étude des costumes considérés au point de vue des mœurs. A les prendre sous cet aspect, ils nous apparaissent comme une véritable révélation et deviennent souvent le signe caractéristique d'une civilisation et d'une époque. Il n'est pas même besoin pour cela que la forme du vêtement change ou que la coupe en soit modifiée; il suffit

que l'habit soit porté d'une certaine façon pour revêtir l'empreinte de la personne et conserver un caractère typique. Qui de nous, parmi les anciens de la littérature et de la société actuelle, n'a connu l'habit boutonné de l'illustre Berryer, ou encore celui de M. Guizot? Qui n'a présente cette ample redingote dans laquelle s'enveloppait la malice piquante et toute française de M. SaintMarc Girardin, le professeur à la Sorbonne ? On ne se figure point madame Recamier, dans sa jeunesse, autrement qu'avec une tunique grecque, et, aux dernières limites de sa vieillesse, sans ce bandeau de mousseline blanche qui encadrait sa pâle figure et à travers lequel nous l'avons vue sourire à la mauvaise humeur de Chateaubriand.

Ce qui se réalise ainsi pour les individus, cette physionomie de son âme que l'on communique pour ainsi dire malgré soi à chaque partie de ses vêtements, cette traduction spontanée par le costume, cette préoccupation de nos hab tudes, de nos mœurs, tout cela se retrouve à un bien plus haut degré, lorsqu'on prend la mode comme 'la traduction inconsciente et cependant expressive de l'état moyen des âmes à une époque donnée. Alors les moindres détails acquièrent une signification véritablement historique, et l'on peut répéter de ces fragiles tissus ce que disait si judicieusement l'historien Plutarque au début de sa Vie d'Alexandre le Grand : qu'il ne faut pas mépriser les anecdotes dans la vie d'un héros, et que souvent ces petits traits marquent mieux le caractère que ne pourraient le faire les actions les plus considérables. Il est certain, en effet, que l'habitude de prendre la poche droite de son gilet pour tabatière peint au vif cette activité et aussi cette impatience febrile qui caractérisaient Napoléon Ier; les belles robes de chambre qu'a laissées après lui Voltaire nous rappellent que le patriarche de Ferney a dû longtemps garder la chambre; cette ample douillette à grands ramages qu'à l'Union des Arts nous voyons suspendue dans une vitrine au-dessus de la couronne de laurier d'Irène, atteste cette tendance à la coquetterie dont le vieillard aimait à tirer vanité. On a souvent remarqué l'habitude qu'avait Buffon de revêtir pour composer ses ouvrages, son plus beau costume de cour, et ce n'est point faire un rapprochement forcé que de marquer, comme on l'a fait déjà, le rapport entre la magnificence de la tenue et l'éclat un peu factice du style.

Ces mystères moraux du costume vont si loin que, pour en tirer tout leur enseignement, il ne suffit même pas de les avoir sous les yeux et de les tenir dans les mains; il faudrait encore savoir de quelle manière ils ont été portés dans l'usage de la vie. Nous savons, par le témoignage des auteurs et par les plaintes unanimes des moralistes romains, combien il était significatif de laisser flotter autour de soi les pans de sa tunique, au lieu de les ramasser dans une ceinture étroitement serrée, à la manière du vieux Caton. C'était

pour la jeunesse dorée de l'empire d'Auguste un art et toute une révélation que la façon de draper et de mouvoir sa toge, de la relever pour être plus à l'aise, ou de l'abandonner à son ampleur pour se donner, tour à tour, quelque chose de majestueux ou d'efféminé.

Si l'on compare les canons tuyautés qui forment la fraise des plus graves magistrats au temps de Louis XIV, avec ces jabots d'abord raides et empesés, puis bientôt flottants et lâches, jusqu'à devenir, à l'époque de la Régence, des espèces de chiffons, on s'aperçoit bien vite que la forme même de cette pièce de lingerie n'a pas beaucoup varié et que la seule façon de la porter ou pendante ou apprêtée, lui permet tour à tour d'encadrer la physionomie imposante du président Lamoignon, ou le masque effronté du marquis de Mascarille.

Le souvenir de ces draperies flottantes, que traînait après elle la coquetterie grecque et romaine, m'est revenu à propos de ces robes Walteau, dont l'Exposition des Champs-Elysées renfermait des spécimens remarquables. Il n'est personne qui ne les ait vues représentées dans quelqu'un des tableaux de Lancret, de Boucher, de Natoire. Rien ne peint mieux cette époque corrompue et cependant gracieuse-encore du dixhuitième siècle. Toutes ces étoffes flottent comme un nuage, et au lieu de tenir au corps pour le modeler, elles semblent jouer capricieusement aux alentours, donnant ainsi à toute la physionomie je ne sais quoi de fantastique et d'indéterminé. On s'explique cet effet un peu bizarre, lorsqu'on a pris la peine d'examiner la construction de cette espèce de peignoir improprement qualifié de robe. Ce que vous avez sous les yeux se réduit en effet à une robe de chambre extrêmement vaste, au dos de laquelle un simple ruban, passé dans une coulisse, détermine par derrière quelques plis simulant le corsage. Par devant, à la hauteur de la ceinture, un véritable tablier est fixé par le haut sur le côté droit, et s'étalant par devant lorsque les manches ont été enfilées, vient se rattacher, du côté gauche, à ce même ruban qui a fait le tour de la ceinture. On n'a qu'à se figurer par dessous ces paniers d'osier dont nous voyons pendus tout auprès quelques curieux échantillons et l'on comprendra la fragile structure de toute cette toilette dont l'économie repose sur un simle noeud de ruban.

IV

Cette traduction des mœurs par la mode est quelque chose de si impérieux que la tyrannie du costume va souvent jusqu'à imposer aux femmes, non pas seulement de la gêne, mais des soufrinces réelles et jusqu'à de véritables to rtures: par's même, c'est la santé, c'est la vie qui se trou

vent exposées à des périls plus certains et plus meurtriers que les dangers des champs de bataille.

Lorsqu'on prétendit, à l'époque du Directoire, ressusciter les vêtements de la Grèce, pour en inspirer, pensait-on, le patriotisme aux Français de ce temps-là, la mode ordonnait aux femmes de paraître en plein hiver, dans les promenades publiques, la tête découverte, en même temps que le cou et les bras absolument nus. On sait même que quelques-unes d'entre elles, notamment madame Récamier et madame Tallien, ne craignirent point de risquer le cothurne grec, malgré les inconvénients que doit entraîner dans notre climat le manque de chaleur aux extrémités inférieures du corps. Ce fut alors une véritable épidémie de fluxions de poitrine, sans que la mode se déclarât vaincue par cette inévitable mortalité; et, chose curieuse, lorsque cette copie éphémère des costumes grecs et romains eut passé de la fantaisie française, les femmes n'en persistèrent pas moins à conserver longtemps encore la coutume de garder les bras nus presque jusqu'à l'épaule, au risque de tout ce qu'en pouvaient souffrir les organes respiratoires. Il y avait là, de leur part, comme une sorte de bravade et comme le chevaleresque déploiement d'un courage insensé.

C'est alors que nous voyons reparaître les gants longs et mieux encore les mitaines chaudes dont les bonnes femmes de notre temps ont seules conservé la sage tradition. Sous ce rapport, les Vénitiennes du quinzième et du seizième siècle et les dames du temps de Louis XIV se sont montrées plus sages et mieux avisées. Tout en portant les bras nus, elles avaient grand soin d'ajouter aux manches trop courtes de leurs robes cette protection efficace contre le froid. Leurs mitaines n'avaient point, comme les gants longs à dix-huit et vingtquatre boutons qu'on porte de nos jours, la prétention de dessiner exactement la forme de l'avantbras; elles étaient larges, de couleur éclatante, et garnies à l'intérieur, sinon d'une véritable fourrure, à tout le moins d'une doublure de velours. Cette précaution si universellement répandue explique comment le manchon est resté pendant une si longue suite d'années beaucoup moins un objet utile qu'un accessoire du maintien. Sous Louis XIII et sous Louis XIV, il ne remplissait véritablement aucune des conditions exigées pour rendre les plus médiocres services. Ce sont plutôt des espèces de petits sacs de voyage ou de promenade, semblables au ridicule qu'inventèrent les femmes sous la Restauration. Tel d'entre eux est simplement couvert à l'extérieur d'une étoffe de soie damassée et garnie sur les contours d'une guirlande de fleurs de laine et de paillon; l'intérieur est doublé d'un treillis de canevas, grossier mais solide, et il paraît fait plutôt pour loger de menus objets que les mains délicates d'une femme. Le corps même du manchon n'est pas autre chose que quelques poignées de crin. On dirait du dossier d'un meuble,

et l'on n'y trouve ni la chaleur ni le moelleux du duvet du cygne ou de la plume de l'oiseau.

Ce fut plus tard, avec l'Empire et la Restauration, que les femmes se décidèrent à prendre quelques précautions en faveur de leur santé, sans vouloir rien rabattre, en apparence, de leur audace à braver les précautions les plus vulgaires de l'hygiène. Alors on vit apparaître ces monstrueux boas, espèces de serpents de fourrures, qui faisaient une ou plusieurs fois le tour du cou et finissaient par se perdre à la ceinture ou derrière la taille; les manchons grossirent jusqu'à prendre des proportions démesurées, tellement qu'en vertu d'une réaction, aussi inévitable dans la mode qu'en politique, les femmes aboutirent, durant les premières années du règne de LouisPhilippe, à s'ensevelir dans de véritables monceaux de ouate.

Les manches à gigot, comme on les appelait alors, étaient d'énormes coussins, des espèces d'édredons qui, pendant de chaque côté du corps, en triplaient au moins le volume.

V

Il est temps de terminer cette longue énumération, et c'est notre devoir de demander pardon à nos lectrices pour nous y être autant attardé. On aura peine à croire, après tant de pages imposées à la bonne volonté de celles qui ont eu le courage de nous suivre jusqu'au bout, on aura peine à croire que nous ayons procédé par élimination et gardé par devers nous peut-être plus de détails encore que nous n'en avons donné. N'aurait-il pas été curieux, par exemple, de parler des jouets d'enfants, et de montrer quels ont été dans l'histoire les antécédents de cette industrie aujourd'hui si heureusement développée. Il y a dans une vitrine deux objets qui devraient jeter dans la rêverie les inventeurs d'étrennes d'abord un petit berceau dans lequel un enfant mignon est à demi couché, et à mesure que le berceau se balance sur sa monture en arceaux, l'enfant se soulève et étend les bras avec le mouvement le plus gracieux. Il y a également, enveloppé dans ses langes de soie et de broderies, un bambin que l'on porte au baptême, On ne voit sortir de l'étui rien autre chose que la tête et les pieds. Si vous enlevez le bonnet qui recouvre cette tête de cire, vous voyez que l'artiste a imité avec une habileté plus exacte que gracieuse jusqu'à ces rugosités de la première heure qui précèdent la naissance des cheveux. Ces deux jouets du temps de Louis XIII ne seraient nullement déplacés dans nos salons.

Il resterait encore à se demander, pour donner à cette étude sa conclusion et sa portée, quel jugement nos descendants prononceront sur les modes de notre temps. Il serait curieux de devancer par la réflexion la sentence de la postérité. Il ne fau

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