Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

A

TOUTES les époques et chez tous les peuples, le sentiment du beau a tenu une grande place dans le choix et dans la disposition des vêtements. Il y a plus; la nature des étoffes ou la coupe du costume se sont plus d'une fois élevées à la hauteur d'une institution politique. On sait que la couleur jaune est absolument interdite en Chine à quiconque n'appartient point à la famille impériale. Un simple bouton de cristal y établit entre les hommes des distances infranchissables. Un parasol devient, au Japon, la marque de la fayeur la plus éclatante ou l'insigne de la plus haute dignité. Le jour où l'on substituait un vêtement à l'autre était marqué chez les Romains par des fêtes splendides; la toge et la robe virile mettaient fin au jeune homme, et créaient en quelque sorte le citoyen.

La toilette des femmes n'avait pas une moindre signification. Chez un grand nombre de peuples, les lois somptuaires en ont réglé les détails avec QUARANTE-TROISIÈME ANNÉE.

No II.

.

une minutie que nous ne laissons pas souvent de trouver puérile. Tantôt il faut faire ses preuves de vertu pour porter une ceinture dorée, et tantôt montrer ses titres de noblesse pour avoir droit à une parure de pierres précieuses. Les doges de Venise édictent des lois spéciales pour défendre ces parures de perles dont raffolaient alors les grandes dames de la Sérénissime République; et lorsque les rois de France parcourent en vainqueurs l'Italie, ou lorsqu'ils envoient des ambassadeurs à Leurs Seigneuries, on ne manque point, pour aller de pair avec l'élégante escorte des gentilshommes français, d'abroger temporairement les lois somptuaires et de permettre aux Vénitiennes autant de perles qu'elles le voudront.

Le costume n'est donc point, comme on le voit, une simple protection pour le corps ni une puérile satisfaction pour la vanité. Il a sa raison d'être. Il s'explique, dans ses éléments essentiels comme dans ses transformations, par les circonstances géographiques où se trouve placé chaque peuple, par l'état des mœurs et des idées, par la situation de l'industrie et de l'art. FÉVRIER 1875.

3

II

Avant d'entrer dans le détail de ces différentes considérations, il n'est peut-être pas hors de propos de faire ici une remarque. Il s'agit d'une critique bien légère et d'une exagération que notre indifférence et nos mœurs rendaient peutêtre inévitable. L'affiche apposée sur tous les murs de Paris et reproduite cent fois autour du Palais de l'Industrie, aux Champs-Élysées, mentionnait une exposition rétrospective du costume, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. La plus grande partie de ce programme un peu ambitieux n'a pas été et ne pouvait pas être remplie. Il faut s'en féliciter. Nous n'avons pas et nous ne pouvons pas avoir les éléments nécessaires pour reconstituer, à des distances si reculées, le costume en personne. Tout au plus serait-il possible de mettre de nouveau sous les yeux des visiteurs ce que contiennent déjà nos musées: des bagues, des colliers, des bracelets, des boucles de ceinture, ou ces armures de guerre dont le moyen âge avait fait de véritables vêtements. Il aurait fallu, si l'on avait voulu entrer dans cette voie, se lancer avec plus ou moins de bonheur dans les conjectures et dans les hypothèses, emprunter à la fabrication moderne des étoffes obtenues par un procédé de tissage absolument inconnu aux anciens, et substituant, par conséquent, un effet de pure convention à l'effet authentique. Une tentative de restitution, poursuivie dans des circonstances aussi chimériques, aurait eu quelque chose de puéril, pour ne pas dire de ridicule. Au lieu d'une collection authentique et capable de satisfaire aux légitimes exigences de l'histoire, on n'aurait plus eu sous la main qu'une exhibition fantaisiste, digne de faire suite aux salons de madame Tussaud.

Il y avait donc là une lacune absolument nécessaire à maintenir, dès qu'on avait posé en principe de montrer aux visiteurs des costumes absolument authentiques, datant de l'époque même, et ayant appartenu à des personne réelles.

On ne laisse pas cependant de rencontrer, çà et là, tels ou tels objets curieux que nous n'avons point l'habitude de trouver dans nos musées. On peut citer en exemple ces étranges chaussures que les momies ont gardées à leurs pieds, sous l'enveloppe hiératique de leurs bandelettes de toile. Il est bien fâcheux que les Égyptiens n'aient point eu l'idée, après les avoir soumis à leurs préparations anatomiques, de revêtir de nouveau les corps de leur habillement familier. Il n'est pas douteux que, dans ces conditions exceptionnelles, les tissus les plus fragiles seraient parvenus jusqu'à nous. Nous aurions, au lieu de dessins et de peinture, les robes mêmes des princesses et les manteaux des Pharaons. La meilleure preuve en est dans l'état d'intégrité et presque de fraîcheur où se sont conservées ces

sandales gracieuses et légères. Faites pour recouvrir seulement la plante du pied et la préserver contre les atteintes d'un sol brûlant, elles ne tenaient point à la cheville par des bandelettes comme le cothurne romain: elles n'étaient point, comme les chaussures découvertes des modernes, retenues par cette enveloppe supérieure qui, chez nous, recouvre au moins la pointe du pied. Un simple bouton passait à travers les doigts et suffisait à maintenir la sandale. Il y fallait sans doute une grande dextérité, en même temps qu'une allure solennelle. Je m'explique très-bien maintenant comment les historiens de l'antiquité ont pu, à bon droit, reprocher aux Égyptiens la mollesse de leur démarche.

Par un raffinement fait pour surprendre les personnes qui ne sont point familières avec les recherches de cette civilisation, ce bouton qui ressortait entre les doigts était souvent travaillé et reproduisait la forme d'une fleur de lotus. Un ressort caché, pressé par le pied dans l'action de la marche, ouvrait et fermait cette fleur mobile, qui, peinte des plus vives couleurs, devait faire l'effet d'un papillon ouvrant et fermant ses ailes sur un pied de marbre blanc.

III

Les organisateurs de l'Exposition des costumes ont suppléé, autant qu'ils l'ont pu, à l'absence inévitable de ces frêles documents. Ils ont fait les plus louables efforts pour prolonger jusque dans les temps les plus lointains l'idée qu'on doit se faire des costumes nationaux de chaque peuple.

Si une reproduction réelle était, en effet, sujette à aboutir à quelque chose de grotesque, il n'en va pas de même de la peinture et du dessin. Grâce aux ressources de l'archéologie, nous ne manquons point de monuments graphiques pour nous éclairer à ce sujet. Pour peu que nous ayons la sagesse de ne pas vouloir toucher de notre main ce qui n'existe plus, il nous reste à tout le moins la jouissance de le contempler de nos yeux. Notre siècle, qui a tant fait pour l'exactitude de l'histoire, a mis ici à profit toutes les découvertes de l'industrie en matière d'art. Des procédés inconnus à nos ancêtres, et dont il serait bien superflu de faire ici l'énumération, ont permis de livrer au public des ouvrages admirables à un prix tout à fait restreint. On en est à se demander où s'arrêteront ces découvertes et jusqu'où pourra s'étendre cette heureuse vulgarisation du grand art.

L'administration de l'Union Centrale a eu l'idée heureuse et féconde de tenir à la disposition du public tous les livres les plus renommés, les plus rares, les plus splendides qui traitent du costume, du mobilier, de la décoration. Ces livres ne sont point, comme ailleurs, ouverts à une page unique et interdits à la curiosité. On les remet entre les mains de qui en fait la demande; on peut les

feuilleter, les étudier, les copier tout à son aise. De grandes tables de travail ont été disposées à cet effet. L'Union Centrale des Beaux-Arts ne fait, au reste, ici, que se conformer à ses propres traditions. Elle possède, dans un des plus beaux hôtels de la place Royale, des collections véritablement uniques par le goût et la science qui ont présidé à leur choix et à leur placement. Un grand nombre d'ouvriers, et parmi eux les plus intelligents, profitent chaque jour de la proximité du faubourg Saint-Antoine pour venir s'instruire à la vue de ces échantillons, et pour se pénétrer de ces incomparables modèles.

IV

L'influence qui se fait le plus impérieusement sentir et qui domine à la fois l'art et l'industrie dans la confection et l'ornement du costume, c'est l'influence géographique du climat. Il y a là une double action qu'il est curieux d'étudier.

En ce qui concerne l'art, personne n'ignore que la flore et la faune d'un pays sont dans une harmonie étroite avec les conditions de sa température, de sa conformation, de sa lumière. Les oiseaux du nouveau monde jettent sous les rayons d'un soleil resplendissant de véritables éclairs; les grands fauves se détachent dans l'épaisseur des forêts, grâce à la magnificence de leur pelage, pendant que les arbres s'élancent dans l'immensité et que les fleurs les plus éclatantes atteignent les dimensions les plus gigantesques. Dans les régions tempérées ou froides, tout s'assombrit ou se rapetisse; la verdure pâlit dans les bouleaux, ou se rembrunit dans les sapins du Nord; les oiseaux perdent leur robe irisée en même temps que, par une juste compensation, leur chant mélodieux succède aux cris sauvages qu'on entend dans les bois de l'Amérique.

Il devenait tout simple et tout naturel que l'homme suivit ces indications et se mît de luimême en harmonie avec la nature environnante. Il y avait là comme une espèce d'instinct qui devait lui servir d'inspiration; à mesure que le goût s'est perfectionné, il s'est de lui-même conformé à ces tendances. Il s'est contenté de rendre les formes plus pures; il ne les a point changées. Ces contrastes et ces harmonies du costume deviennent plus évidents, lorsqu'on prend la peine de se placer dans des circonstances favorables pour les faire ressortir. Lorsqu'on se rend, par exemple, comme il m'est arrivé récemment, des rives azurées de la belle Naples aux contrées les plus reculées de la brumeuse Angleterre, on supprime, malgré soi, par la pensée, cet intervalle rapide d'un si petit nombre de jours, et il semble qu'on assiste dans un théâtre à la surprise d'un changement à vue. La veille encore, on avait les yeux remplis de ces couleurs claires, de ces nuances tendres dont se compose invariablement le costume

des jeunes filles de Portici et d'Ischia, et après deux ou trois levers de soleil, on n'aperçoit plus devant soi que ces jupes pesantes de couleur amadou, que ces manteaux bruns, que ces capes noires, semblables à du brouillard condensé.

On recommande aux visiteurs ces charmants costumes de la Dalmatie, en drap blanc, relevé de liserés de nuances vives. Les poches et les ceintures de ces vêtements ont été, par une précaution ingénieuse, garnies de tous les objets que leurs possesseurs y mettent habituellement. Le poignard qui se loge dans la cartouchière est, à lui seul, un véritable poème de naïveté. On y trouve, dans une gaîne triangulaire de bois, garnie de clous dorés et argentés, le grand couteau de chasse au manche de corne, qui, entre des mains hardies, devient une arme terrible; puis, tout à côté, ce simple eustache de deux sous qui faisait l'admiration de Franklin; enfin, et pour compléter la collection, un tout petit couteau, semblable à celui avec lequel jouent les enfants, et qui leur sert à débourrer leur pipe de racine de buis.

Ces costumes dalmates et monténégrins sont peut-être les seuls de toutes les collections qui n'aient point réellement servi et qui aient été achetés chez les marchands du pays, tels qu'ils se vendent à cette heure même. Tous les autres, au contraire, gardent la trace d'un usage réel et quelquefois prolongé. Les vêtements du nain Bébé, le fameux commensal du roi Stanislas de Pologne, ont été bien souvent portés : la nuance bleu tendre a pâli sur les coutures; les dentelles se sont effilochées aux extrémités, et les parements de l'habit se sont amincis autour des poignets. Le vieil habit de théâtre, endossé par le comédien Préville, qui le tenait, dit-on, d'un des costumes originaux de Molière, laisse voir, à la naissance du cou, une large déchirure. On ne pense pas sans un certain respect littéraire à la première origine de cette blessure. On sait, par les témoignages du temps, le feu et l'action que Molière déployait à la scène. C'est le jeu de cet homme de génie qui a dû porter la première atteinte à cette vénérable étoffe.

Toutes les magnificences de l'Orient semblent s'être concentrées dans les costumes des magnats hongrois. Nous les avons vus noblement portés à l'Exposition universelle de Vienne. On aurait peut-être pu en donner ici des spécimens plus nombreux et plus complets. Il est difficile de voir un emploi plus judicieux et plus pittoresque des pierreries dans un costume d'homme. Au-dessous de la pelisse et de la toque suspendues de façon à pouvoir tout entières s'offrir au regard, vous apercevez un immense écrin semblable à celui où les femmes serrent leurs diamants de famille. Cet écrin renferme la parure de cérémonie, destinée à l'ornement des grands jours. Chacun de ces boutons mélangé de saphirs, de rubis et d'émeraudes, est fait pour entrer dans une ganse à sa mesure, absolument de la même façon dont nous en usons

pour les cols et pour les manchettes de nos chemises. La ceinture, la garde de l'épée, les cordons du plastron sont garnis de même, et parmi les pères et les mères de mes lectrices, il en est assurément qui, sous le règne de Louis-Philippe, ont assisté comme moi, pendant les bals de l'ambassade d'Autriche, à une scène des plus curieuses. Un prince qui n'est pas le feu duc de Brunswick, et dont la famille possèdait la plus belle et la plus nombreuse collection de diamants qui soit au monde, était venu dans son plus splendide costume d'apparat. Les aiguillettes de son uniforme d'officier étaient formées par des cordons de perles du plus pur Orient. Pendant une valse, un des fils se rompit, et l'on vit se répandre sur le parquet une neige de perles fines, sans que le jeune cavalier abandonnât sa danseuse ou ralentît son mouvement. Cette aventure, renouvelée du duc de Buckingham, mit alors le prince fort à la mode dans les salons.

Parmi les pièces d'orfévrerie que renferment ces écrins, il en est une qu'il faut absolument prendre en main et mettre en sa place pour en comprendre la véritable destination.

C'est une espèce de dessin exécuté sur monture et entièrement serti de pierres précieuses, toutes d'une couleur vive et disposées de façon à se faire valoir les unes les autres. La pièce tout entière peut avoir trois fois l'étendue de la main, et elle est montée sur une tige solide, laquelle se trouve tout à fait à l'extrémité. Il n'est pas facile, à première vue, de découvrir l'emploi de ce singulier ornement. Il est destiné, dans le costume d'apparat, à remplacer l'aigrette de plumes de héron, qui se balance au sommet de la toque à la hussarde. L'idée est loin d'être heureuse, et par cette simple substitution, le costume entier semble perdre tout d'un coup sa grâce, son élégance et sa légèreté. Ces tiges de métal rigide, qui surmontent la tête, donnent à toute la physionomie je ne sais quoi de dur et de géométrique. Ce n'est pas sans raison que toutes les coiffures, depuis celles des premiers sauvages jusqu'à celles de nos femmes et de nos généraux, ont adopté le panache, ou relevé ou tombant. Ce mouvement perpétuel qui se produit autour de la tête humaine, semble l'envelopper d'une sorte d'auréole. Cette palpitation est en harmonie avec l'élan de la pensée humaine; et lorsque le guerrier sauvage s'ensevelit sous une véritable montagne de plumes ondoyantes, il est difficile de rien imaginer qui soit plus en harmonie avec la mobilité de ses sentiments primitifs.

V

Les costumes orientaux ou asiatiques, turcs, persans, arméniens, égyptiens, rentrent tout à fait dans les tons de leur ciel éblouissant. Il faut ici que l'imagination se mette en frais pour venir en aide à l'étude. Lorsque, par une froide matince

'de novembre, à l'heure où le Palais est encore fermé à la visite du public, on se fait ouvrir les vitrines par un gardien, et lorsqu'on touche de ses mains ces draperies éclatantes aux reflets chatoyants, aux arabesques hardies, surchargées d'oiseaux fantastiques et de feuillages imaginaires, il est bien difficile de ne pas se sentir un peu surpris et peut-être même un peu choqué. Perdus comme nous le sommes dans les premiers brouillards de l'hiver, éclairés seulement par la lumière diffuse qui perce à travers ces nuages palpables, nous oublions trop la mise en scène au milieu de laquelle ces costumes sont faits pour apparaître. Il faut absolument recomposer le paysage, apercevoir, à travers le feuillage tremblant des palmiers, la perspective enflammée des déserts, ou imaginer le rayon de feu qui perce l'obscurité des grands bois. Il faut voir cette robe de soie étalée sur des coussins, dans une galerie de porcelaine où l'eau tombe d'une fontaine d'albâtre, et se figurer ce manteau de cérémonie sur un trône d'or, pendant que le front des esclaves essuie la poussière des dernières marches. Alors nous ne trouverons plus monstrueuses ni hyperboliques ces roses de pourpre qui, figurées sur une tige presque invisible, recouvrent la moitié du dos ou de la poitrine. Nous ne nous choquerons plus de ces babouches aux longues semelles traînantes et dont le rebord supérieur permet à peine au pied de les soulever de terre, si nous nous représentons les merveilleuses de l'Orient, les jambes croisées sur un divan de cérémonie, et prenant bien soin de retirer leur pied de leur pantoufle, afin de montrer avec une coquetterie naïve leur orteil rouge de henné.

La robe de cérémonie du dey d'Alger, prise à la Kasbah en 1830, par les troupes de notre expédition, peut servir à vérifier ce qu'on vient de dire. Vous pouvez la prendre entre vos mains et la mettre sur vos épaules. Vous vous paraîtrez assurément à vous-même fort grotesque et fort peu majestueux. Ce tissu de soie jaune serin qui en forme le fond n'a rien de flatteur quand on le regarde de près. Ces grandes passementeries d'argent, garnies de cannetilles, de bouillons et de frisés, qui forment par-devant une triple bordure, insignes respectés de la dignité de pacha à trois queues, ces revers du manteau qui se rejettent en arrière et laissent voir un fond d'arabesques vertes, rouges et bleues, avec de capricieux filets d'or, tout cela forme un ensemble étrange, et qui, en mettant à part les souvenirs de l'histoire, ne nous représente guère qu'une vieille défroque, semblable à celles que nous trouvons, à chaque instant, dans les magasins des costumiers. Toutefois, remettez ce manteau sur les épaules de l'homme auquel un mouvement imprudent de son éventail causa la perte d'une si notable portion du continent africain; faites-le apparaître au milieu des gardes et des eunuques, suivi des prisonniers français dont la tête tombait à un simple geste de

cette main, et vous verrez que cette prétendue défroque reprendra tout d'un coup la majesté d'un vêtement souverain.

L'expérience inverse a pu être faite par un certain nombre de personnes, à l'époque de la visite récente du shah de Perse.

Nous l'avons tous vu arriver, dans un de ses plus splendides costumes, devant l'arc de triomphe de l'Étoile, où il fut complimenté par le Conseil municipal de Paris. Nous l'avons vu figurer aux grandes fêtes données en son honneur, soit sur les hauteurs du Trocadéro, soit à la pièce du bassin de Neptune à Versailles. Dans cette dernière occasion particulièrement, on avait eu l'idée ingénieuse de concentrer sur la loge qu'il occupait avec sa suite les feux fulgurants d'une puissante batterie électrique. Il paraissait transfiguré, et personne ne se serait avisé de trouver criard le ton de ces étoffes, ou extravagante la hardiesse de ces dessins. Ces diamants paraissaient irréprochables, et on ne s'avisait point d'en trouver la monture lourde et de mauvais goût. Voilà bien la puissance du milieu sur l'harmonie et sur l'effet du costume. Mais quand on pouvait manier ces parures primitives, constater les imperfections de la taille ou de la monture, étudier de près ces dessins hardis jusqu'à la bizarrerie et fantaisistes jusqu'à l'hallucination, on s'étonnait d'avoir pu ressentir si profondément l'effet de ce mirage inexplicable, et l'on était tout près de voir une duperie dans ce qui n'était qu'une fascination.

VI

C'est peut-être dans les accoutrements des peuples encore sauvages que se vérifie de la façon la plus complète et la plus frappante ce rapport mystérieux entre la beauté du costume et les conditions dans lesquelles il nous apparaît. Il ne faudrait pas dire pour cela que la beauté, la grâce, l'élégance se réduisent à quelque chose de conventionnel, mais simplement que la valeur relative des détails ressort de la signification de l'ensemble. Cette loi suprême de l'esthétique s'applique avec plus d'évidence encore à l'ornementation et à la décoration qu'à tout le reste.

Il est difficile d'imaginer quelque chose de moins attrayant et, s'il faut trancher le mot, de plus repoussant et de plus malpropre que ces prétendus ornements de plumes, d'écailles, de coquillages dont se compose la parure des guerriers et des souverains non civilisés. A défaut de ces colifichets empruntés à la nature de leur pays et ramassés sur le sable des grèves ou la mousse des bois, ils ne se font pas faute d'appendre à la ceinture de leur pagne, à l'extrémité de leur chapeau ou à la lisière de leur bouclier de petits morceaux de drap écarlate, jonquille, indigo, avec lesquels ils exécutent les dessins les plus primitifs et les plus hétéroclites. Il n'est pas jusqu'aux herbes des

marais et aux graines des fruits qui ne trouvent leur emploi dans cette broderie bizarre. Quant aux plumes qui y figurent, au lieu de reproduire l'arrangement harmonieux et les nuances contrastées qui donnent tant de charme à l'aile de l'oiseau, ils les entassent, les hérissent; ils en font des assortiments baroques dont on est souvent tenté de sourire, tant que la parure du chef demeure suspendue au bout du doigt. Mais qu'il nous soit donné d'apercevoir dans sa force, et je dirai presque dans sa majesté, ce guerrier des vieilles épo ques, qu'il reproduise devant nous la danse nationale de sa tribu, et qu'il s'exalte aux accents patriotiques de cette musique sauvage: il n'est pas même besoin de lui rendre le cadre de sa forêt et la perspective lointaine de ses grands lacs pour communiquer à tout cet attirail de parure je ne dirai pas seulement son mérite de pittoresque, mais son caractère d'antique beauté. On dirait alors que cette âme où fermentent et que cette physionomie où éclatent les sentiments primordiaux de la nature humaine dans leur violence native, trouve son expression vraie dans l'étrangeté même de ce vêtement informe. En pareil cas, il n'est pas jusqu'au tatouage lui-même, cette hideuse déformation de l'enveloppe humaine, qui ne paraisse avoir sa raison d'être. Le tatouage, considéré sur une figure au repos, la rapproche visiblement de la face du singe ou du mufle du fauve rien n'est plus hideux et plus repoussant qu'une représentation par la peinture d'une physionomie ensevelie à dessein sous cet amas de lignes sans raison d'être aucune. Pourtant, lorsque le guerrier du nouveau nonde va déterrer la hache de guerre et qu'il la brandit au-dessus de sa tête en chantant l'hymne du combat, ces lignes noires, rouges, blanches s'animent, pour ainsi dire, et prêtent une signification terrible à ces paroles féroces.

Ceux qui aiment à se rendre un compte exact de l'effet produit par les procédés de l'art, même lorsque ces procédés ont pour objet le tatouage, pourraient ici encore avoir recours à une contreépreuve, semblable à celle que nous citions plus haut à propos du shah de Perse. On montrait dernièrement à Paris et l'on y montre peut-être encore, en un lieu fort peu séant et tout à fait inaccessible, un malheureux personnage que des affiches brillantes qualifiaient d'homme tatoué. On pouvait, pour quelque argent, s'en procurer à volonté l'exhibition individuelle. Il n'est pas possible d'imaginer quelque chose de plus repoussant, de plus atroce, de plus bestial, que cette déformation systématique, lorsqu'on la voit de près avec l'accompagnement d'une redingote, d'un gilet et d'un pantalon. L'imagination ne peut plus trouver aucun prétexte à ce travestissement, ni aucune excuse à cette mascarade. En l'absence de toute curiosité, il n'est pas même possible de s'en tenir à l'indifférence et l'on tombe malgré soi dans le dégoût.

La grande Exposition de 1867 avait essayé de

« PreviousContinue »