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jambe et la perte de son bras. Un mari, ce n'était pas un citoyen, un penseur, une intelligence, ou plutôt c'était tout cela, plus que tout cela, mais seulement au profit de sa femme.

Citoyen repoussant à lui seul une armée, uniquement parce que sa compagne est dans les murs de la ville assiégée.

Penseur enfantant des chefs-d'œuvre pour dresser de sa gloire un piédestal à sa bien-aimée.

Intelligence créant des merveilles, déplaçant des montagnes, découvrant des mondes, pour en faire une glorieuse jonchée à son idole.

Son idole! voilà le mot. La pauvre Louise, rê. vant l'avenir, s'y posait en fétiche, sans songer à ce que ce rôle a d'égoïste et d'ennuyeux.

Elle avait perdu de bonne heure son père et sa mère.

Un frère de celle-ci, le colonel Colson, devenu son tuteur, n'avait eu que le temps de la mettre en pension, avant d'aller gagner en Afrique son cordon de commandeur. De là, il conduisait en Crimée son drapeau, qu'y déchiraient les balles, et quand Sébastopol tombait dans la lutte, il reprenait triomphalement le chemin de Paris, où sa petite nièce eut peur d'abord de sa moustache grise. Mais cette moustache devint moins effroyable sous la rosée de larmes que ne retint pas le vieux brave, à la vue de l'enfant, image d'une morte aimée, et Louise n'eut bientôt pas d'ami plus cher que ce bon oncle si bruyant avec ses grandes bottes et ses éperons brillants.

Elle était fière de raconter à ses compagnes de pension comment il avait dompté les Arabes et vaincu les Russes; on croit même qu'emportée un jour par le feu de son récit, elle le glorifia d'avoir enchaîné les Scythes et ruiné les Mèdes.

De son côté, le vétéran s'extasiait si elle copiait un paysage de Hubert, chantait un romance de Concone, ou lui offrait une paire de ces éclatantes pantoufles de tapisserie encore en vogue dans quelques pensionnats.

Leur admiration mutuelle menaçait d'altérer la modestie de l'un ou de l'autre, quand ce bonheur fut brusquement troublé par les lointains grondements du canon. La guerre se préparait en Italie; elle devait être terrible; elle pouvait être longue.

Le colonel irait; en reviendrait-il? Et s'il n'en revenait pas, qui protégerait l'enfant ? qui l'aimerait à sa place?

C'était la première fois que le vieux brave admettait pour lui la possibilité d'une balle mortelle.

Était-ce une intuition de sa tendresse pour Louise?

N'était-ce pas plutôt un rayon d'en haut lui révélant sa propre destinée, pour qu'il édifiât d'avance l'avenir de sa fille adoptive?

Un mari était une tendresse et une protection. Il allait donc se mettre en quête de cette protection, quand un de ses frères d'armes lui demanda

sans périphrases ni préambule la main de Louise pour son fils.

Le caractère connu du jeune homme assurait le bonheur de Louise; sa famille était sans tache et sa fortune suffisante. Le colonel, transporté, l'offrit à la jeune fille, qui, interprétant à sa façon l'éloge qu'on faisait de ce prétendant, accepta, rougissante, et l'épousa quinze jours après.

Le colonel partit le lendemain du mariage, et les terribles échos de Solferino pourraient dire pourquoi il n'est pas revenu.

Pour qui voudra bien se rappeler l'idéal de la jeune fille, le désenchantement de la jeune femme s'expliquera facilement. Son mari l'aimait d'une tendresse forte, calme et sérieuse, que Louise prit pour de la froideur, parce qu'elle manquait d'élans. Il était prêt à tous les dévouements utiles, mais il ne voulait pas exposer follement sa vie pour la satisfaction d'un caprice de sa femme. Louise n'eût pas accepté pareille chose; mais il lui semblait naturel qu'on la lui offrît. On ne la lui offrait pas froideur. Elle attirait un entourage nombreux dans le monde où sa tenue de pensionnaire remportait un succès de curiosité, et Gaston ne mettait point flamberge au vent pour écarter les admirateurs et l'admiration froideur. Il lui arrivait de parcourir un journal en sa présence; un jour même, il s'assoupit quelques secondes devant elle après une nuit de bal où il l'avait regardée danser jusqu'au matin froideur.

Ce dernier coup fut mortel. Louise, convaincue qu'elle avait épousé un homme sans imagination, sans délicatesse et sans amour, s'en éloigna chaque jour davantage. Elle se fit en elle-même un sanctuaire où coulaient des torrents de larmes secrètes sur son infortune imaginaire. Puis bientôt elle eut des révoltes insensées contre son rôle de victime et des aspirations folles vers le bonheur; sa vie se partagea entre les élans sauvages et le découragement profond; et c'est de ce moment que son œil eut à la fois des éclairs et des larmes.

Devant son bonheur, qu'elle croyait brisé, son avenir qu'elle voyait détruit, toutes ses facultés aimantes s'obscurcirent. Elle se raidit contre la vie, et l'on put croire que cette jeune femme avait en elle une de ces passions fatales qui font de ce monde un enfer. Enfin, elle fut prise un jour d'une ardente soif de solitude, d'un impérieux besoin de s'arracher à la foule, et de s'ensevelir vivante pour pleurer son bonheur perdu.

Les circonstances le lui permirent.

Gaston n'était plus l'heureux homme des premiers jours de son mariage: l'éloignement croissant de sa femme l'avait d'abord étonné, affligé en suite, révolté plus tard. Pour remplir une vie désormais vide de joie, il demandait à la science de consolantes distractions; l'agriculture l'attirait surtout, et il regrettait un jour devant sa femme de ne pas l'étudier en Angleterre, quand elle lui dit languissamment:

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Louise eut un sourire amer, et regarda son mari du haut de sa pitié.

Néanmoins, comme elle avait besoin d'un chaperon et d'une compagne, Gaston ne la quitta pas avant qu'elle eût trouvé cette compagne, ce qui ne fut ni long ni difficile.

Après la scène qu'on vient de lire, elle monta chez elle, prit avec des mouvements convulsifs une feuille de papier satiné dont sa plume déchira l'épiderme et dont une larme humecta la blancheur. Puis après quelques mots rapidement tracés, elle mit son pli sous enveloppe, cacheta à la hâte et le fit jeter à la poste.

Le lendemain, un vulgaire omnibus s'arrêtait devant sa porte, au grand scandale des domestiques et l'on en voyait descendre avec mademoiselle Eulalie Jeannisset un immense carton bleu, l'une portant l'autre. La femme et le carton montèrent précipitamment l'escalier en haut du. quel le carton s'arrêta dans un coin, tandis que la femme frappait à une porte avec émotion et s'élançait dans la chambre dès qu'elle avait entendu : Entrez.

Cela s'était fait si vite que les domestiques, auxquels cette bourgeoise personne n'avait point pris garde, n'eurent le temps ni de l'arrêter ni de l'annoncer, et qu'ils arrivèrent sur ses pas au moment où elle couvrait leur maîtresse de baisers en criant: Ma pauvre enfant! Ma pauvre enfant!

Et madame se laissait faire! Et madame rendait caresse pour caresse! Qu'était-ce donc que mademoiselle Eulalie Jeannisset?

C'était la neuvième fille d'un petit marchand de province dont tous les enfants mouraient en naissant. Elle reçut à elle seule toutes les tendresses réservées aux sœurs nombreuses qui l'avaient précédée et fut élevée, dans la meilleure pension de l'endroit, d'une manière assez brillante pour épouser plus tard un fonctionnaire! Cette florissante destinée lui manqua ; la pauvre fille perdit presque en même temps son père et sa mère, ils laissèrent des affaires assez en ordre pour qu'on pût les embrouiller; et on les embrouilla si bien que l'orpheline n'eut plus un toit pour s'abriter, et sortit de la maison paternelle les mains vides comme la bourse. Une âme charitable la recueillit, et si elle n'épousa point un fonctionnaire, sa bonne éducation lui servit du moins à trouver une place de sous-maîtresse à Paris, dans le pensionnat de mademoiselle Garnier, c'est-à-dire un morceau de pain dur à manger, un lit dur, où il n'est guère permis de dormir, et une tâche dure sans compensations, si ce n'est le témoignage d'une conscience honnête.

Eulalie en eut d'autres encore; mais elles vinrent plus tard, après quinze ans d'apostolat', car elle faisait de sa vie un apostolat; c'était le seul moyen de n'en pas faire un supplice. Ces compensations nouvelles lui furent données par l'arrivée de Louise à la pension. Elle se prit à l'aimer follement, et l'enfant se laissa faire, rendant avec générosité la moitié de ce qu'elle recevait.

Pour la vieille fille sevrée d'affections, c'était assez, et elle se trouva heureuse jusqu'au jour où la couronne d'orangers fut le « Sésame ouvre-toi » du monde, pour la jeune fille. Dire les larmes que versa la sous-maîtresse en la perdant, serait impossible; c'était sa famille, sa jeunesse, son cœur, sa vie qui s'en allaient... elle faillit en mourir, mais ne se plaignit pas. C'était une de ces âmes simples et dévouées, sachant souffrir en secret pour ne pas attrister ceux qu'elles aiment. Louise lui manqua d'autant plus que les rôles étaient entre elles intervertis; l'élève imposait sa volonté d'une caresse ou d'un sourire, et la maîtresse se trouvait trop heureuse de s'y conformer. Quand elle n'eut plus ce cher tyran, elle fut comme un navire sans boussole, et se laissa aller, dans l'exercice de ses fonctions, à des distractions douloureuses, dont elle fut sévèrement reprise.

Jugez de son émotion lorsque, un an après le mariage de Louise, elle reçut d'elle ce billet: Amie,

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» Je souffre et j'ai besoin de vous. Venez vivre >> sous mon toit et ne me quittez plus.

» Votre LOUISE. »

Elle dita dieu aux petites filles, qui se moquèrent d'elle en voyant toute sa garde-robe contenue dans un carton. Elle dit adieu à ses consœurs, qui la trouvaient bien heureuse de s'en aller. Elle dit adieu à mademoiselle Garnier, la directrice, qui lui reprocha aigrement son ingratitude, et fut sur le point de se croire elle-même ingrate en quittant cette aimable personne, qui l'avait si peu payée, et traitée si durement.

Quand son élève chérie voulut lui expliquer son malheur, elle n'y comprit pas grand'chose. Décidément elle n'entendait rien aux affaires de cœur. Pourtant, son cœur à elle avait parlé une fois en sa vie :

Un de ces malheureux qui n'ont jamais vu ni leurs amis ni la nature, et dont les yeux resteront fermés éternellement, venait accorder les pianos du pensionnat. Il lui semblait si intéressant et si beau, qu'elle se troublait au seul bruit de ses pas. Parfois, dans le silence des longs dortoirs, à la clarté vacillante des veilleuses, elle rêvait, les yeux ouverts, une douce vie où elle le conduirait par la main, où elle serait sa lumière, où elle le dédommagerait, à force de tendresse, des biens qui lui manquaient. Mais sa conscience timorée lui reprocha bientôt des sentiments qu'elle jugea coupables; elle en rougit intérieurement et fit en secret pénitence du désir qu'elle avait eu d'être l'ange gardien d'un malheureux.

Jugez maintenant si elle pouvait comprendre Louise.

Eulalie applaudit avec joie au projet de villégiature de la jeune femme pendant l'absence de son mari, et quelques jours après le départ de celui-ci, elles descendaient toutes deux dans la cour d'un vieux château qu'il possédait au fond de la Creuse, cette contrée primitive et ignorée, qui a le charme sauvage de la Corse, la poésie de la Bretagne et la mélancolie de l'Auvergne, sans sa rudesse.

Le manoir de Puy-Rocheux, véritable petit joyau d'architecture féodale, avec son donjon, ses tourelles, ses créneaux et ses machicoulis, est si admirablement conservé qu'on le dirait élevé d'hier, et que certains profanes l'ont pris parfois pour une restitution des temps antiques. Comme beaucoup de châteaux de cette époque, il est assis dans une vallée, et dominé par des montagnes boisées, dans les embrasures desquelles on découvre de splendides perspectives.

Louise y arrivait en automne, le beau moment de la Creuse; elle fut charmée par sa silhouette de granit, et la profonde solitude qui l'entourait lui parut propre à nourrir son chagrin.

Le lendemain de son arrivée, montant pour la première fois Giselle, elle voulut prendre possession de ce qu'elle appelait le désert, et se fit escorter par Martial Gaulion, le plus ancien domestique du château.

Nous savons ce qu'il arriva de Martial et de sa monture, car nous avons plaint l'un et blâmé l'autre au début de ce récit.

Bientôt, Louise emportée rapidement par Giselle, se retourna n'entendant plus les pas du Gris, mais elle était déjà loin du théâtre de ses noirceurs, que lui dérobaient d'ailleurs les arbres, les rochers, les plis nombreux du sol et les coudes du chemin.

Elle voulut, en vain, revenir sur ses pas; plusieurs sentiers se croisant dans la lande, elle s'y trompa et se trouva égarée plus complètement que le petit Poucet quand les oiseaux avaient mangé les miettes de son pain.

MELANIE BOUROTTE.

(La suite au prochain numéro.)

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REVUE MUSICALE

GRANDE QUERELLE DE NOEL AVEC LA NOUVELLE ANNÉE. LA MUSIQUE D'ATELIERS EN ALLEMAGNE. — LES COMPOSITIONS THEATRALES DE 1874.

N

OEL, mon pauvre ami, vous êtes un radoteur! vous avez des idées d'un autre temps, des habitudes d'un autre monde.

Remplir ses poches de joujoux ou de brioches, faire beaucoup de bruit de ces misères, payer les journaux pour annoncer votre venue à grand renfort de colonnes, c'est un joli métier, ma foi!

-Vous, ma belle présomptueuse, madame l'année nouvelle, vous ressemblez à vos devancières; Vous ne trouvez ni distraction ni plaisir dans ce qui nous charmait au bon temps de l'enfance. Vous n'avez qu'une pensée: produire un grand effet; vous n'avez qu'un culte, celui de l'argent. Les jouissances de la vie matérielle, les innovations coûteuses de la mode, les dons qui s'apprécient en espèces sonnantes, telles sont les joies que vous ambitionnez.

- Et ces dons ne valent-ils pas cent fois plus que vos petits présents, rehaussés, d'après votre méthode, des contes ridicules de la nourrice ou de la grand'mère?

- Ne riez pas de Noël, moqueuse princesse née d'hier, vous qui habituez les enfants à ne s'amuser plus de rien et à devenir raisonneurs, à l'âge des jeux et des études. Noël! c'est la poésie légendaire de la famille, c'est un ange qui apporte dans ses ailes blanches le bonheur et le rire des petits êtres que nous aimons. C'est Noël que les jeunes âmes aperçoivent la nuit, descendant du ciel sur un nuage rose, et si petit, si petit qu'il se glisse, sans les effleurer, dans les cheminées les plus étroites; et, plus tard, quand on vieillit, il y a du soleil dans ce souvenir; on y entend les petites mains qui battent de joie, on y voit le sourire des mères attendries. On y retrouve les rêves, les illusions, les douces images de la vie naïve.

Belle valeur à mettre en portefeuille que toutes ces billevesées enfantines! mon cher com

père! Ce que je donne moi, sous forme de diamants, de cachemires, de dentelles, de bijoux ou d'éditions rares, c'est un capital. L'enfant ne s'en amuse pas, direz-vous, mais ses parents le lui conservent, et, plus tard, il retrouve avec bonheur un petit trésor.

- C'est-à-dire que le père le garde, pour acheter une action ayant cours, ou que la maman s'offre une robe de plus dans la saison. Tandis que les gracieuses ombres du passé se succèdent dans la mémoire des enfants d'un autre temps, vous formez les jeunes cerveaux à comprendre la valeur vénale des objets qu'ils voient et qu'ils touchent. » Et nous, humble critique, interrogé sur cette grave question, nous n'hésitons pas à répondre que Noël a raison, et que l'année 1875 n'a pas tort. Mais comme il convient aux gens bien appris d'offrir des vœux ou des présents à cette époque, nous saluons fort bas les amis de Noël et ceux de la nouvelle arrivée, en leur souhaitant la foi qui donne la conscience et la force de la vie, et les mille cadeaux charmants qui aident à la rendre agréable.

On a beaucoup parlé, pendant et après la guerre, de la musique militaire allemande et de la justesse des voix prussiennes. Cette assertion nous a semblé fort singulière. Nous étions, à cette époque, dans un village des environs de Paris dont nos ennemis avaient pris possession. Comme presque tous les paysans s'étaient enfuis, l'unique population de la localité se composait de Prussiens et de quelques familles restées courageusement dans leurs demeures. On entendait donc, du matin au soir, chanter les soldats, soit isolément, soit en chœur. Quelles voix rauques! quels choeurs faux et impossibles! ces malheureux ne pouvaient jamais s'accorder. Leur musique était une sorte de psalmodie monotone qui ne saurait s'imiter; d'où

l'on doit conclure, selon notre appréciation du moins, que si les compositions des artistes allemands sont les plus belles, les plus savantes, les plus remarquables du monde, leur musique essayée par des voix qui manquent d'exercice et de méthode est détestable. En cela, il y a une énorme différence entre les Allemands et les Italiens. Ceuxci ont presque tous une voix juste et bien timbrée; de très-bonne heure, ils entendent et comprennent assez de musique pour connaître les opéras les plus dificiles et chanter les morceaux les plus mélodiques, avec beaucoup de justesse et de brio. Mais ce qui n'existe qu'en Allemagne, car il faut rendre à César ce qui appartient à César, c'est la musique des corps de métier. Ce sont les hymnes de la scie et du rabot. Cet usage est passé à l'état de tradition dans les ateliers, dans les chantiers, dans les familles. Cent compagnons menuisiers apprennent longtemps ensemble un chant composé par l'un d'eux. Ce morceau, qui est presque toujours l'apothéose du travailleur, est ordinairement très-bien chanté, très-remarquable et parfaitemement approprié au métier de la corporation. Un ouvrier passe dans la rue, en fredonnant un air: C'est un menuisier! s'écrie le maçon perché sur son balcon de planches. Comment le savez-vous? Parce qu'il chante la chanson des menuisiers. - Vous la connaissez donc cette chanson? Je l'entends tous les jours, mais je ne la chante jamais. Celle des enfants de la truelle est bien plus belle, aussi je n'en apprends pas d'autres. Il en est de même de tous les travailleurs, ce qui n'empêche pas un corps d'état de vivre en bonne intelligence avec son voisin. Le père transmet à son fils son métier et son chant traditionnel. Ce dernier est une histoire qui se chante au lieu de se raconter. Les sueurs fécondes auxquelles la civilisation doit ses merveilles, y tiennent une large place; vient ensuite un petit poème, qui ne manque ni de grâce ni de naïveté, et dont le refrain charme et encourage le travailleur. La chanson double sa force, en lui faisant oublier l'ennui et les fatigues d'une longue journée. Elle en règle les moments, elle en mesure le repos. Nous bénirions l'influence heureuse qui répandrait cet usage dans les ateliers français. Les poètes-artisans de l'Allemagne ont été saintement inspirés. Ils ont chanté la joie innocente, le bonheur permis, le courage et la puissance du travail. Ils ont poétisé la vie obscure et nécessaire de l'ouvrier. Le métier qu'on adopte est toujours le plus noble et le meilleur dans la chanson. Gardons-nous de railler cet inoffensif orgueil qui fait plaisir à tant de pauvres gens, sans faire peine ou tort à personne.

-

Chaque profession a son patron à qui l'on réserve une part dans la chanson du métier. La chaussure se réclame de saint Crépin. A Berlin et à Vienne, comme à Paris et dans toute la France, les orfévres célèbrent saint Éloi, artisan par vocation, et conseiller intime du roi Dagobert à ses moments perdus; les charpentiers se placent sous

la royale protection de saint Joseph, dont on a longtemps montré les hans formidables, enfermés dans un flacon de verre de Bohême; les maréchaux, joyeux compagnons qui n'ont pas de patron dans notre ciel, se recommandent à Vulcain, l'époux de la belle Vénus, et scandent en son honneur des dactyles sonores, sur l'enclume retentissante.

L'esprit et le caractère de ces chants populaires s'harmonisent merveilleusement avec le métier auquel ils sont destinés. Caustiques et railleurs dans l'échoppe de l'artisan de faubourg, ils deviennent vigoureux et énergiques avec le robuste forgeron. Vifs, bruyants, saccadés dans les ateliers où l'on compte un nombre considérable de travailleurs, ils se font doux et mélodiques dans ceux des femmes: fleuristes, couturières, brunisseuses. En un mot, leur musique est imitative, et elle aide puissamment au travail, en bannissant les occasions de conversations politiques, de rixes et de querelles.

En France, l'art musical n'est pas assez mêlé à la vie publique, autrefois il faisait partie de la vie réglée des anciens; plus que nous, les Allemands sont près de la nature et de l'antiquité.

Et croyez-vous que dans ces usines cyclopéennes des bords du Rhin, quand le zinc et le plomb jaillissent en ruisseaux ardents, quand le fer rouge se tord sous les lourdes tenailles, un choeur d'ouvriers chantant la victoire de l'industrie sur la nature, manque de poésie et de grandeur?

Sous l'influence d'une religion spiritualiste et d'une imagination rêveuse, l'esprit méditatif des Allemands a poétisé les images les plus vulgaires, et c'est certainement à cette disposition de leur nature qu'on doit les chefs-d'œuvre de musique que le monde admire aujourd'hui ; faisons des vœux pour que cette bonne et intelligente habitude de la musique d'atelier soit adoptée en France, où elle produirait assurément d'excellents effets.

Le mois de janvier 1874 a été signalé par l'apparition de la Jeanne d'Arc de MM. Jules Barbier et Charles Gounod. Cet ouvrage, fort apprécié par le dilettantisme moderne, n'est pas devenu populaire quoique la musique en soit fort belle. La légende était trop connue et la partition trop sérieuse pour être adoptées par la foule. Est venue ensuite la Quenouille, calembredaine vive et spirituelle dont M. Charles Grisart a fait la partition. Il ne faut pas omettre de rappeler que les dames viennoises ont donné à Paris quelques concerts qui furent fort recherchés. M. Serpette, prix de Rome, a composé l'opérette de la Branche cassée. La représentation de le Astuzie de Cimarosa a été le grand événement de la salle Ventadour. La reprise d'Orphée aux Enfers; le Florentin de M. Leneveu; le Stabat et la Messe solennelle de Rossini aux Italiens; la charmante opérette de M. Victor Massé Une Loi somptuaire, offerte par le compositeur à l'administration du Journal des Demoiselles; la Passion

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