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placé en avant du palais des doges de Venise. C'est par là qu'on monte aux salles supérieures où se trouve la partie vraiment originale et vraiment neuve de cette Exposition. Je veux parler de cette incomparable collection de costumes empruntés, surtout, aux derniers siècles de l'histoire de notre pays. Ce ne sont plus, comme on le voit parfois au théâtre, des restitutions archéologiques, telles que M. Sardou les a fait exécuter sous ses yeux pour l'époque du Directoire. Ce ne sont plus des résurrections modernes, opérées sur de vieux souvenirs et des imitations de vêtements, telles que l'Odéon nous en montre dans la reprise du Célibataire et de l'Homme marié, ou la Comédie-Française dans le Voyage à Dieppe. Ce que contient chacune de ces vitrines, c'est bien, en effet, l'habit, la veste et la culotte portés par l'aïeul, aux petits soupers des encyclopédistes, ou par l'ancêtre aux réceptions de l'Eil-de-bœuf. Ce manteau de velours a traîné sur le marbre des Tuileries, et cette jupe de soie s'est assise sur le tabouret des duchesses.

Il y a encore à cet étage, dans ces espaces pour ainsi dire incommensurables, des salles d'une vaste étendue où s'étalent des expositions de dessin, et les produits des concours ouverts et récompensés par la généreuse initiative de l'Union des Arts. Mais ce serait sortir du sujet et entreprendre toute une tâche que de raconter cette œuvre de premier ordre, cet effort si intelligent et si élevé, pour rendre un peu d'inspiration et de vie aux allures banales de la fabrication mercantile. Il vaut mieux se contenter de diviser le sujet en deux parties et nous occuper tour à tour du rôle de l'art dans l'industrie et de la signification du costume dans l'histoire.

II

Lorsqu'on pénètre dans cette vaste enceinte où les regards ne rencontrent de toutes parts que des objets à vendre ou à consommer, lorsqu'on voit étalés autour de soi les tapis, les glaces, les meubles, les étoffes et les rideaux, tout ce qui peut constituer un mobilier, orner un palais, garnir et égayer une chambre, on est tout étonné, en analysant sa propre impression, de ne rien ressentir d'analogue à ce qu'on pourrait éprouver dans un magasin ou dans un bazar. Le sentiment qui se produit en vous est à la fois plus haut et plus délicat. Il semble que l'idée de vente et d'achat, de besoin et d'usage devienne tout d'un coup absente de votre esprit, plus même qu'il ne pouvait vous arriver aux dernières expositions universelles de Paris, de Londres et de Vienne. Vous vous figureriez plutôt que vous êtes dans un musée. Vous croiriez avoir devant les yeux les salles de l'hôtel de Cluny, ou certaines galeries de Kysington, tant les couleurs et les formes de tous ces objets

sont particulièrement exquises. Vous ne pensez plus à la fenêtre que doit abriter ce rideau de mousseline brodée, à la porte que doit recouvrir cette draperie de velours. Vous vous figurez malaisément les lèvres qui s'approcheront de cette coupe, ou les épaules sur lesquelles rayonnera ce collier. Il ne faut pas trop s'étonner si, malgré les usages visibles auxquels sont destinés ces différents objets, l'esprit perd de vue cette destination domestique, pour se livrer à une admiration d'un ordre plus élevé. Il y a, en effet, dans le moindre bijou personnel, aussi bien que dans les plus vastes ensembles décoratifs, dans les objets les plus mignons et les plus microscopiques, comme dans les produits de la dimension la plus colossale, cette intervention supérieure de l'art, qui leur donne leur caractère et leur style.

III

Il ne manque pas de gens pour sourire lorsqu'on prononce devant eux cette formule si simple et si profonde: « Les Arts appliqués à l'industrie ». Ils déclarent n'y rien entendre, et au lieu de se plaindre de leur manque d'intelligence, ils cherchent leur revanche dans l'ironie, persuadés qu'on a la bonhomie de prendre leur dénigrement pour de la supériorité. Il faut donc expliquer à ces esprits obscurs et revêches ce que tout le monde a le mérite de comprendre d'instinct, si tout le monde n'a point la faculté de l'expliquer par la réflexion.

Il y a, entre la création de l'artiste et le produit du marchand, des différences absolues qui ne permettent point de les confondre.

Le sculpteur et le peintre, par exemple, donnent naissance à une œuvre unique, sur laquelle œuvre paraissent s'épuiser l'inspiration de leur génie et l'habileté de leur talent. C'est là que se sont concentrées et comme épanouies toutes leurs facultés pensantes et artistiques. Cette création, une fois appelée à la vie et réalisée dans le monde de l'art, représente si bien la personnalité de l'auteur, un éclair suprême de sa pensée, une incarnation idéale de tout son être, que le peintre comme le sculpteur hésitent à faire ce que l'on appelle une répétition de leur tableau ou de leur statue. Ils ne peuvent presque pas prendre sur eux de n'y point faire de variantes, tant le véritable artiste est incapable d'entrer dans le domaine de la pure fabrication. Dès qu'il ne s'agit plus pour lui d'exprimer une nouvelle idée et de trouver à cette fille de ses rêves un vêtement matériel, sa main se refuse à cette besogne devenue mécanique, et il passe au simple praticien l'ébauchoir et le ciseau.

Voilà pourquoi l'œuvre d'art proprement dite, fille de l'enthousiasme et mère de l'admiration, n'a pas de place marquée dans les accessoires et dans les utilités de la vie. Il est d'usage dans les

sociétés civilisées de tenir ces œuvres uniques à la disposition du public. Les grands seigneurs euxmêmes, les fortunes exceptionnelles et privilégiées auxquelles sont accessibles de pareils luxes, n'osent point en quelque sorte accaparer pour eux seuls ces immortelles jouissances du genre humain. La société qui garantit les droits inviolables de la propriété, n'a rien à redire aux splendeurs matérielles dont ils s'entourent. Mais lorsqu'il s'agit du grand art, on dirait que leur droit devient moins sûr. Il ne s'agit plus, en effet, de cette richesse que le partage diminue ou que la jouissance affaiblit: les frises du Parthénon, telles que les a sculptées Phidias, donnent encore aux âmes neuves des impressions toutes fraîches et toutes puis

santes.

S'il est facile de saisir et de déterminer le caractère essentiel d'une œuvre d'art proprement dite, s'il est aisé de reconnaître que, de sa nature, elle doit être absolument originale et unique, on comprend de même que le produit fabriqué ne se réalise pas dans les mêmes conditions et ne présente pas les mêmes caractères.

Tandis que la statue se tient debout aux portiques des temples, que les bas-reliefs s'étalent au sommet des colonnes, que les fresques se déploient dans les dômes gigantesques, arrivent le fondeur, le ciseleur, l'imprimeur et le photographe. Cette déesse ou ce héros qui transfiguraient l'humanité par leurs proportions colossales, se réduisent tout d'un coup, grâce à des procédés mécaniques, sans perdre, avec cette diminution de leur taille, de leur grâce ou de leur majesté. Le moule est fait; et une fois qu'il est établi, une fois que les proportions de l'alliage ont été réalisées par quelque subalterne, suivant les formules données de la chimie, il n'est plus question d'attaquer avec le fer, ni la pierre, ni le marbre, il ne reste plus qu'à tourner le robinet, et le métal en fusion se transforme, pour ainsi dire, de lui-même en statuette.

De même, avec les procédés nouveaux de la photographie et de la galvanoplastie, les grandes peintures murales se dessinent et se gravent presque spontanément; vous pouvez ainsi réunir dans un album tous les Musées de l'Europe; et si vous n'avez point la couleur elle-même sous les yeux, il est très-certain qu'au point de vue de la forme géométrique, du jeu des rayons et de l'ombre, cet ingénieux emploi de la lumière est parvenu à réincarner l'original.

IV

Ces exemples nous montrent bien jusqu'ici comment un objet appartenant à l'art pur peut se multiplier par la fabrication industrielle. Il suffit de changer les dimensions de l'œuvre et les procédés de sa création, pour faire du Gladiateur mourant, du Moïse de Michel-Ange, ou du Colosse

de Rhodes, un simple sujet de pendule. Mais l'art multiplié par l'industrie n'est point encore précisément l'art appliqué à l'industrie. Il y a là une distinction à faire, en même temps qu'une explication à donner.

Je n'ai, dans cette Exposition qui m'entoure, qu'à étendre la main et qu'à saisir un objet au hasard; je n'ai qu'à lever les yeux et à promener mes regards dans toutes les directions, chacun de ces produits que j'aperçois ou que je touche présente un double caractère. Il est créé tout à la fois pour le plaisir et pour l'utilité, pour donner à l'esprit une certaine satisfaction dans l'ordre du beau, en même temps qu'aux besoins matériels un contentement et un service dont ils ne sauraient se passer.

Les exemples les plus simples sont ici les meilleurs. Voici, par exemple, un petit meuble sur lequel la plus élégante des jeunes filles serait heureuse d'écrire ses lettres. Peut-on rien voir de plus gracieux que ces bois précieux aux teintes sombres, encadrant de larges plaques de porcelaine d'un bleu tendre, où s'estompent en nuances tendres les perspectives d'un paysage de printemps? La véritable destination de ce petit bureau est bien connue de toutes nos lectrices. Réduite à la dernière rigueur, cette destination se borne absolument à soutenir la main et l'avant-bras, sans que les pieds de la table vacillent, à recevoir le papier, sans qu'il se macule ou s'écorche, à offrir au dedans un abri commode et discret où puisse se réfugier la lettre reçue et attendre la réponse commencée. Est-il besoin, pour atteindre un but si simple et si peu compliqué, de cette clef en argent ciselé, qui pend à votre aumônière, de cette poignée de bronze doré au feu, pour mettre le tiroir en mouvement, de ces filets d'incrustation claire, pour faire ressortir par le contraste la sévérité de la teinte fondamentale?

Il y a donc, comme on le voit, autre chose dans ce petit meuble que le dessein de mettre à votre disposition ce qui vous est nécessaire pour écrire: il y a aussi l'intention et le parti pris de vous plaire, de satisfaire un sentiment que l'éducation a sans doute développé et épuré chez vous, mais que les natures les plus humbles et les peuplades les plus primitives ne laissent pas d'éprouver aussi je veux dire le sentiment du beau, lequel, sans qu'on s'en aperçoive, joue cependant un si grand rôle dans notre vie.

Pourquoi, en effet, prendre ainsi pour exemples ces ameublements coquets, ces tentures splendides, ces cristaux étincelants, ces fantaisies coûteuses et ravissantes, en un mot, ces produits merveilleux d'un art si intelligent, si avancé, si supérieur ? L'art est comme la vie; il est partout. De même que la vie anime de son souffle et emporte de son mouvement la création tout entière, depuis le jour où elle est sortie palpitante des mains du Créateur, de même, à notre insu et souvent malgré nos dénégations et nos résistances, l'art embellit

et transfigure ce qui, dans le domaine de la fabrication industrielle, échappe à la main la plus ignorante et la plus naïve. Étudiez à ce point de vue les collections ethnographiques du Louvre, si peu visitées et si peu commentées. Vous pouvez parcourir d'un bout à l'autre ces armes, ces vêtements ces ustensiles des populations primitives, et vous apercevrez là, comme pour le meuble exquis dont je parlais tout à l'heure, une intention visible d'ornementation et de décoration. Pourquoi ces bordures de verroterie, ces dessins de plumes éclatantes, ces lisérés de coquillages? Il y a évidemment là une double intention, celle de se parer en même temps que de se couvrir. Il y a, à l'Union des Arts elle-même, toute une série de costumes annamites et orientaux, où éclate au plus haut degré ce besoin d'admirer qui poursuit l'homme jusque dans la pratique de l'utile.

Une fois qu'on est entré dans ce courant d'idées, on ne tarde pas à s'apercevoir qu'il ne faut plus parler d'exemples, ni citer, pour établir cette thèse, aucun objet particulier. Il m'est absolument impossible de découvrir aucun produit de la main de l'homme, quelque humble, quelque grossier, quelque hâtif qu'on le suppose, qui ne porte en lui une empreinte indélébile du beau, du beau réduit, si l'on veut, à ses éléments les plus simples, mais certainement accusé et exprimé par l'ordre, l'harmonie et les proportions, par l'assortiment des couleurs, par la dépense d'un travail qui n'aboutit pas dans l'ordre utilitaire. C'est ainsi que le pâtre des Alpes ou des Pyrénées sculpte avec le fer le manche de son couteau, non pas seulement dans une vue de lucre, mais pour sa propre satisfaction, puisqu'il conserve dans sa poche, à son usage personnel, la plus réussie de ses œuvres. N'est-ce pas là précisément la même action et la même intention qui vaudront à l'art moderne les manches de poignards et les fourreaux d'épées de Benvenuto Cellini! C'est par une même inspiration esthétique que le sauvage des tribus américaines orne de dessins et de gravures le manche de son casse-tête. C'est ainsi que cet élan mystérieux vers le beau soulève, pour ainsi dire, toute poitrine humaine, tandis qu'il est donné à un petit nombre seulement de le concevoir sous un type pur et irréprochable, et à un nombre moins grand encore de peuples et de civilisations de le réaliser par une fabrication intelligente et scientifique.

V

L'art appliqué à l'industrie n'est donc pas autre chose, comme on le voit, que la traduction d'abord spontanée et nécessaire, puis volontaire et réfléchie, de ce sentiment du beau auquel les hommes obéissent par instinct, que les artistes transfigurent par inspiration, et que l'ouvrier ap-. plique par l'enseignement.

Toutefois, comme l'objet acheté à l'industrie ne cesse d'avoir pour but la satisfaction d'un besoin matériel, comme le rideau doit défendre du froid, le chenet recevoir la bûche, le fauteuil supporter le corps, l'intervention de l'art ne peut point aller jusqu'à une domination exclusive. L'art reste, quoi qu'il fasse, subordonné à l'utile. Il cesse d'être l'essentiel et passe à l'état d'accessoire. Tandis que l'ustensile ou le meuble gardent et remplissent leur destination fondamentale, la part qu'il prend non plus à la constitution, mais à l'embellissement du produit, s'appelle d'un mot très-simple et tout à fait expressif, l'ornement.

Il est difficile peut-être de trouver dans toute notre langue un mot plus juste dans son sens propre et en même temps plus élastique dans son application. Ce serait à désespérer de faire jamais l'étude complète de ce Protée qui emprunte tant de formes diverses, si l'on ne parvenait à classer ses différents moyens de parer la matière et de luj donner quelque physionomie. On voit d'ici, sans qu'il soit besoin d'y insister, l'immense étendue de ce domaine l'arrangement que la mendiante donne aux haillons qui la couvrent, ou la folle aux loques dont elle joue, constituent, à proprement parler, un ornement, aussi bien que les revêtements de bronze et d'airain dont on parait les monuments antiques, aussi bien que les mosaïques de bois et de marbre précieux qu'on étend sur le parvis de nos plus somptueux édifices.

Cette science de l'ornement est malheureusement encore à faire; non pas qu'il manque, dans l'enseignement, de professeurs instruits, ni dans l'industrie, de praticiens habiles; mais ce qu'on n'a point encore assez cherché jusqu'à présent, c'est ce que j'appellerais volontiers la loi philosophique de l'ornementation, afin de pouvoir éclairer les procédés et hâter les progrès de la pratique. Il faut appeler de tous ses vœux le moment où les industriels, cessant de flotter entre l'immobilité de la routine et les hasards de l'innovation, prendront la peine de s'instruire avant de créer et de se donner à eux-mêmes une raison de leurs tentatives.

VI

On pourrait, ce me semble, pour instituer une étude complète de l'ornementation dans l'art industriel, la distinguer en trois espèces :

1° L'ornementation architecturale;

2° L'ornementation mobiliaire; 3. L'ornementation personnelle.

L'ornementation architecturale s'explique par le nom même qu'elle porte. L'architecture en est le type le plus exact et le plus complet. Là, en effet, l'ornement n'a absolument pas d'existence particulière. Détachez par la pensée ou avec la main la moulure de la porte, le cul-de-lampe du

balcon, le fronton de la fenêtre ogivale, vous n'avez plus devant vous qu'un travail énigmatique dont l'exécution peut garder quelque mérite, mais dont l'emploi a perdu toute signification. L'Union des Beaux-Arts n'avait point à entrer dans ce domaine, et ce que nous avons sous les yeux, exécuté dans un autre ordre de travail que l'architecture, appartient presque tout entier à la seconde espèce d'ornementation, l'ornementation mobiliaire.

Il s'agit ici d'objets séparés, ayant chacun leur ⚫ décoration, leur valeur, leur usage propre : soient, par exemple, un fauteuil, une garniture de cheminée, un tapis, etc. Chacun de ces objets a sans doute son existence, comme aussi sa beauté personnelle il lui appartient, comme le dit La Fontaine, d'être agréable en soi. Il est donc permis, il est donc logique de les considérer à part, comme si chacun d'eux avait son commencement et sa fin en lui-même, abstraction faite de toute solidarité et de tout rapport avec ce qui l'entoure.

Si ce point de vue d'isolement est possible, à la rigueur, et s'il y a là une beauté propre dont on peut et dont on doit tenir compte, il n'en est pas moins certain, d'un autre côté, que ces mêmes objets dont on parle sont absolument soumis à à la nécessité d'un ensemble: Aux côtés du fauteuil, viennent se grouper les chaises; par devant se dresse la table; la cheminée leur fait face, et tout le mobilier de l'appartement repose sur la molle épaisseur du tapis. Il est bien évident que, dès lors, la simultanéité et la juxta-position de ces ornements instituent entre eux des rapports dont il faut tenir compte. La beauté individuelle ne suffit plus; il faut qu'elle rentre dans l'ensemble, qu'elle se mette au ton de cette harmonie, qu'elle donne sa note dans ce concert; autrement l'éclat même de sa splendeur et jusqu'à l'originalité de sa forme dégénéreraient en laideur, et deviendraient choquants pour le goût.

C'est ce rapport exact que le sentiment du beau attend et exige des parties les plus diverses et souvent les plus minutieuses de l'ornementation générale qui constitue, à proprement parler, le style. Un candélabre d'autel, une mître d'évêque, une stalle de chœur ne répondent point suffisamment aux exigences du goût pour avoir, en effet, dans les étroites limites de leur individualité, leur grâce, leur richesse et leur majesté; il faut encore que ce candélabre placé sur l'autel, cette boiserie qui tapisse le choeur de la cathédrale, cette mître qui figure dans les cérémonies, rentrent dans le style adopté pour l'architecture de l'édifice et pour l'époque des autres ornements.

L'ornementation personnelle n'est pas soumise aux mêmes exigences. Elle se borne à la création et à l'embellissement d'un objet individuel, par exemple, d'une montre, d'un anneau, d'un éventail, d'un parapluie. Chacun de ces produits peut être conçu et exécuté isolément. Tel est, par exemple, un canif, un couteau, un porte-monnaie

qu'on met dans sa poche, un portefeuille qu'on garde sous son bras: en un mot, tout ce qui ne fait point partie d'un ensemble décoratif, tout ce qui, par conséquent, n'a à répondre que de luimême.

C'est une des tendances et une des délicatesses de l'art moderne, dans ses applications à l'industrie, d'avoir étendu en même temps que resserré ces liens de solidarité qui constituent, à travers les variétés de l'inspiration et les fantaisies du caprice, un style et une époque. L'ornementation personnelle tend à rentrer de plus en plus dans les grandes lois qui gouvernent l'ornementation mobiliaire et l'ornementation architecturale. Il n'est pas besoin d'autre preuve que le témoignage même de notre langue; elle a tout récemment changé ses façons de parler On ne dit plus comme autrefois, les habits, les vêtements d'un homme ou d'une femme; je n'entends dans les conversations, je ne vois plus dans les prospectus ou sur les enseignes, que le mot costumes, costumes de femmes et costumes d'enfants, costumes de campagne, de voyage ou de soirée, costumes de terre, de mer ou de montagne, si bien qu'il semble que le consommateur soit plus en peine de se travestir que de s'habiller.

Nous n'insistons point sur cet exemple de la toilette aussi bien allons-nous trouver cette importante question dans la seconde partie de ce travail. Ce que l'on peut dire, en attendant, c'est que la montre, l'anneau, la chaîne, le parapluie dont nous parlions tout à l'heure, peuvent, eux aussi, pour peu qu'on y mette de bonne volonté et de recherche, rentrer dans tel ou tel style qui rend plus étroites et plus difficiles, en même temps que plus satisfaisantes et plus artistiques, les conditions de l'exécution. A ce point de vue par exemple, on comprend très-bien qu'une femme ne puisse pas prendre en main le premier éventail venu, et qu'au moment de se mettre en chasse avec une casaque historique, il faut prendre garde à la monture de son poignard et au manche de son fouet pour ne point commettre de solécisme.

C'est ainsi que tout se répond et que tout s'assortit au point de vue de l'industrie, dans une immense synthèse. Dans la construction de l'édifice ou du palais, c'est l'architecte et le sculpteur qui donnent le ton à l'œuvre tout entière; c'est à eux qu'il appartient de concevoir le beau, l'idéal, dans les formes et sous les apparences qui répondent le mieux aux besoins et au génie de l'époque. Cette donnée primordiale est nécessaire; l'art de la décoration la reçoit sans la modifier. Bien que cet art soit en quelque sorte subalterne de sa nature, bien qu'il doive à toute force se plier à ce qu'on lui impose, il est souvent fâcheux que l'architecte lui-même n'ait pas des notions plus précises en ce qui concerne la décoration, l'ornement.

A partir de la donnée monumentale, tout le reste suit de lui-même. Les décorations mobi. liaires en dérivent comme l'accessoire et comm

le complément des grandes lignes architecturales. L'ornementation va ensuite en s'éloignant peu à peu de cette donnée, sans lui ôter son caractère bien défini. Les grandes draperies qu'on dispose dans les entre-colonnements ne diffèrent guère des chapitaux ou du fronton, et les franges qui garnissent les siéges, depuis le trône jusqu'au tabouret de pieds, ne doivent plus, dans une décoration bien entendue, s'écarter d'une même loi et d'une même conception.

Ce phénomène du style, dans chaque époque de l'art, est assurément un des faits les plus curieux et les plus instructifs qu'on puisse signaler; l'étudier dans sa suite et dans son ensemble, c'est embrasser d'un bout à l'autre l'histoire de l'humanité; c'est faire plus encore, c'est montrer dans les manifestations de l'art la physionomie propre de chaque peuple et le secret même des civilisations.

N'est-il pas facile de reconnaître dans l'art indien et dans les manifestations primitives de l'architecture orientale l'époque où les hommes, saisis et comme dominés par le spectacle envahissant de cette nature luxuriante, étaient incapables encore de comprendre la supériorité de l'idéal et de la perfection dans les formes sur la brutale exubérance des masses. C'est l'époque de la richesse suppléant à la beauté, du colossal pris pour le grandiose, de l'énorme accepté pour le parfait. C'est le temps des Dieux aux trente bras, comme si cette multiplication de l'instrument extérieur de la force humaine pouvait équivaloir jamais à la robuste harmonie de l'Hercule grec. L'Égypte contemporaine du premier développement des sciences, et tout enivrée de l'idée de l'ordre et des proportions qu'elle a découvertes dans le monde physique, subordonne toutes les manifestations de la beauté à la rigueur et à la précision des lignes géométriques les plus élémentaires. C'est l'époque de la forme pyramidale, des divinités enveloppées dans leur gaîne immobile, des statues dont les bras demeurent attachés aux flancs. Cet art majestueux et roide va bientôt se développer et s'épanouir au soleil fécond de la Grèce, et les statues de l'artiste Dédale, avec leurs mouvements humains et leurs attitudes naturelles, passeront aux yeux des contemporains émerveillés, pour des personnes vivantes. Cette même animation pénétrera l'art grec tout entier, comme un véritable souffle et comme une sève ardente; l'heureux génie de ces populations privilégiées a conçu et réalisé le beau humain dans une mesure telle que la postérité, en lui demandant des modèles, désespérera, à bon droit, de les égaler jamais. C'est là, et non pas aux lointaines origines du monde naissant qu'il faut placer vraiment cette première fleur de la beauté nouvelle dont parle le poète épicurien.

Le génie romain, auquel on a le tort de refuser parfois toute intervention et toute influence dans les arts, ne laisse pas d'avoir eu, lui aussi, son caractère et son autorité. Malgré les influences et malgré les corruptions de l'art grec dégénéré, il

imprime à l'œuvre de ses mains un cachet d'im. muable grandeur et d'incorruptible majesté; et lorsque l'ambassadeur romain offrait aux peuples étonnés la paix ou la guerre dans un des plis de son manteau, je ne comprends plus cette parole appliquée à un autre vêtement qu'à l'ampleur et à la dignité de la toge.

On pourrait de même marquer d'un trait caraçtéristique chacune des époques souvent un peu flottantes et un peu indécises qui se sont succédé entre l'art ancien et l'art moderne. Les périodes byzantines, musulmanes, gothiques ont tour à tour. renouvelé tout le système de l'ornementation et apporté des principes entièrement nouveaux. Il serait bien à souhaiter que les jeunes artistes, que les grands industriels eussent, à cet égard, des connaissances plus étendues, plus précises, plus raisonnées. L'étude même attentive des modèles et des monuments est bien loin de suffire à la formation du goût. Ce n'est pas assez d'avoir manié des collections pour développer et pour régler en soi le génie créateur, de la même façon qu'il ne suffit point d'assister de sa personne aux grands phénomènes de la nature, pour en surprendre les secrets et pour en pénétrer les lois.

Il est permis, dans une certaine mesure, de considérer comme une espèce d'archaïsme l'usage industriel des différents styles que nous avons mentionnés jusqu'ici. Mais, à partir des derniers temps du moyen-âge ou, si l'on veut, des premières tentatives de la renaissance, l'art de la décoration et de l'ornement commence à rentrer tout à fait dans les conditions de la vie moderne. Le style Louis XIII, le style Louis XIV, le style Louis XVI habitent nos appartements, habillent nos personnes, impriment leur cachet à nos monuments. Il en va de même du style du premier Empire. C'est là surtout qu'on peut voir jusqu'à quel point la connaissance exacte d'une époque vient en aide au décorateur et à l'ornemaniste. Le sentiment de la réalité vivante ou l'exactitude des connaissances historiques donnent aux œuvres d'art, même dans les sphères moins élevées de l'industrie, une précision, une fermeté, une vigueur, qui manquent souvent à une ornementation conçue d'après des données inexactes sur l'antiquité.

VIII

Cette faiblesse évidente dans l'éducation des artistes et des industriels, comme aussi dans les impressions de la foule qui se groupe autour de ces étalages incomparables, ne laisse pas de jeter quelque trouble et quelque regret dans un esprit vraiment amoureux de l'art, et soucieux d'en assurer le progrès. Comment se fait-il que l'Union des Arts, au sein de laquelle il est facile de compter tant d'hommes éminents, n'ait pas essayé de mettre à profit cette occasion unique pour inaugurer des

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