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pour le mieux effrayer. Après que Caton eut fouffert cela très-long-tems fans témoigner le moindre étonnement, ni la moindre crainte, Pompédius, le remettant à terre, dit tout bas à fes amis: Quel bonheur un jour pour l'Italie que cet enfant, s'il vit! s'il étoit aujourd'hui in âge d'homme, je ne crois pas que parmi tout le peuple nous euffions un feul fuffrage pour

nous.

Une autre fois un de fes parens l'ayant prié avec d'autres enfans à un repas qu'il donnoit pour célébrer le jour de fa naiffance, tous ces enfans fe trouvant là enfemble, & ne fachant que faire en attendant le fouper, fe mirent à jouer dans un coin de la maifon les uns avec les autres, grands & petits. (a) Leur jeu étoit de repréfenter un jugement dans toutes les formes; il y avoit des juges, des accufateurs, des défendeurs & des huiffiers pour mener en prifon ceux qui feroient condamnés. Un de ces enfans qui avoient été jugés, & qui étoit fort beau de vifage, fut livré à un garçon plus grand que lui, qui le mena dans une petite chambre où il l'en

(a) Leur jeu étoit de repréfenter un jugement dans toutes les formes.) C'eft ce qu'ils appelloient judicia ludere. Les jeux des enfans font ordinairement tirés de ce qu'ils ont le plus devant les yeux. C'eft pourquoi les enfans de Rome repréfentoient d'ordinaire dans leurs jeux ou des juge mens, ou des commandemens

d'armée, ou de triomphes; ou des empereurs. Nous lisons dans Suétone que Néron commanda à fes gens de jetter dans la mer fon beau-fils Rufinus Crispinus fils de Poppée, encore enfant, quia ferebatur ducatus & imperia ludere. Cet empereur prit les jeux de cet enfant pour des marques de fon ambition.

ferma. L'enfant eut peur & fe mit à appeller Caton à fon fecours. Caton, fe doutant d'abord de ce que c'étoit, courut à la porte de la chambre, & pouffant ceux qui fe mettoient au-devant de lui, & qui vouloient l'empêcher d'entrer, il délivra l'enfant, & tout en colere il l'emmena dans fa maifon où la plupart des autres enfans le fuivirent.

Tout cela rendit le jeune Caton fi célebre, que Sylla, voulant donner au peuple le fpectacle du tournois facré des enfans à cheval, que les Romains appellent Troye, & ayant choifi les enfans des plus nobles maifons, qu'il préparoit & inftruifoit pour cette grande journée, il nomma les deux capitaines des deux bandes. Le premier fut reçu agréablement par tous les autres à caufe de fa mere car il étoit fils de Métella, femme de Sylla; mais ils ne voulurent jamais de l'autre appellé Sextus, quoiqu'il fût propre neveu du grand Pompée, & ils fe mirent tous à crier, qu'ils ne courroient point & ne le fuivroient point. Sylla leur demanda quel autre enfant ils vouloient donc qu'il mît à leur tête. Ils répondirent tous, Caton; & Sextus lui-même fe retira & lui céda volontairement cet honneur comme au plus digne.

Sylla avoit eu une grande liaison d'amitié avec Caton le pere, c'eft pourquoi il envoyoit fouvent querir ces deux jeunes enfans, Capion & Caton, & s'amufoit avec eux; faveur finguliere qu'il faifoit à fort peu de gens caufe de la grandeur du rang qu'il tenoit, de

à

la dignité de fa charge & de fa grande puiffance. Sarpedon, jugeant que cet avantage étoit très-considérable pour la réputation, l'avancement & la sûreté de fes difciples, les menoit très-fouvent, & fur-tout Caton, dans la maifon de Sylla pour lui faire la cour. Or, en ce tems-là cette maifon reffembloit proprement à un enfer & à un lieu de fupplice par la quantité de gens qu'on y conduifoit tous les jours, à qui on donnoit la torture, & que l'on faifoit mourir. Caton étoit alors dans fa quatorziéme année. Voyant donc les têtes des plus illuftres perfonnages de Rome, qu'on emportoit, & entendant gémir & foupirer en fecret ceux qui affiftoient à ces fanglantes tragédies, il demanda à fon précepteur, d'où vient qu'il ne fe trouve perfonne qui tue cet homme; c'est, lui répondit le précepteur, que, quoiqu'on le haiffe, on le craint encore plus qu'on ne le hair. Pourquoi donc, repliqua l'enfant, en me menant ici ne m'avez-vous pas donné une épée, afin qu'en tuant ce monfire je délivraffe ma patrie de la cruelle fervitude où elle gémit? Sarpédon, ayant entendu ce difcours, & voyant en même tems fes yeux & fon vifage allumés de fureur, fut faifi de crainte ; & depuis ce moment-là il l'obferva de plus près, & le garda comme à vue, de peur qu'il ne fe portât à quelque action pleine de témérité & de folle audace.

Pendant qu'il étoit encore tout petit enfant, il y eut des gens qui lui demanderent qui étoit celui qu'il aimoit davantage, il répondit que

c'étoit fon frere ; & le fecond après lui, continua-t-on, il répondit encore, fon frere ; & le troifième, il répondit toujours, fon frere; tant qu'enfin on fe laffa de lui faire la même question. Quand il fut plus avancé en âge, cette affection qu'il avoit pour fon frere ne fit que croître & fe fortifier; car il avoit vingt ans que jamais il n'avoit foupé fans Cæpion, jamais il n'étoit allé à la campagne fans lui, & jamais il n'avoit paru fans lui à la place. Mais, quand fon frere fe faifoit frotter d'huile, il ne l'imitoit point en cela & dans tout le refte de fa maniere de vivre il étoit très-rigide & très-auftere; de forte que Cæpion même, dont on admiroit la tempérance & la fobriété, avouoit, qu'il croyoit véritablement avoir quelque fageffe quand il fe comparoit aux autres; mais, ajoutoit-il, quand je viens à comparer ma vie à celle de mon frere Caton, je ne me trouve en rien plus fage qu'un Sippius. Ce Sippius étoit un des hommes de ce tems là les plus diffamés par leur luxe & par leur molleffe.

Caton, ayant été fait prêtre d'Apollon, fe fépara de fon frere, & emporta fa part de la fucceffion aux biens paternels, qui fe trouva monter à fix-vingts talens. Mais malgré tout ce bien, il mena une vie encore plus étroite & plus refferrée. Il lia fur-tout un commerce intime avec Antipater de Tyr, philofophe Stoïcien, & s'appliqua particuliérement à l'étude de la morale & de la politique, fi enflammé d'amour pour toute vertu, qu'il

paroiffoit y être pouffé par une infpiration véritablement divine. Il étoit fur-tout charmé de la beauté de la juftice, (a) mais de cette juftice févere & inflexible, qui ne mollit ni

de mifere viennent à vos pieds,
vous ferez un méchant & un
fcélérat fi la compaffion vous
fait faire la moindre chofe
pour les foulager. Quelqu'un
vous avoue qu'il a fait une
faute, & il vous en demande
pardon, c'eft un crime que de
pardonner. Telle eft la doctrine
que Caton a fuivie, non pas
pour difputer mais pour
en faire la regle de fa vie.
Cicéron lui oppose enfuite le
fentiment des autres philo-
fophes, fur-tout d'Ariftote
& de Platon, qui enfeignent
que la faveur a quelquefois
du pouvoir fur l'efprit du
fage; qu'il eft de l'homme de
bien d'avoir pitié; que tous
les péchés n'étant pas égaux,
les peines doivent être diffé-
rentes; que l'homme conftant
& ferme fait pardonner dans
l'occafion; & que s'il fe met
quelquefois en colere
laiffe auffi quelquefois appai-
fer & fléchir. Et il ajoute
que fi la fortune avoit jetté
Caton entre les mains de ces
maîtres, il ne feroit vérita-
blement ni plus homme de
bien, ni plus vaillant
plus tempérant, ni plus jufte,
car cela eft impoffible; mais
il auroit un peu plus de pen-
chant à la douceur. Quel art,
quelle délicateffe & quel éloge
dans cette cenfure!

(a) Mais de cette juftice févere & inflexible, qui ne mollit ni par grace ni par faveur.) Cet excès eft vicieux; car la juftice portée à la derniere rigueur, devient fouvent injuftice. La justice la plus digne de l'homme, c'eft une juftice modérée qui fe relâche quelquefois de fes droits. Cicéron, dans fon oraison pour Muréna, reproche à Caton cette févérité outrée; mais en même tems il tâche de l'excufer, en difant que tout ce que l'on admiroit dans ce grand perfonnage, venoit de fon heureux naturel, & lui appartenoit en propre; & que ce qui lui manquoit & qu'on auroit voulu y trouver, ne venoit que des maîtres qu'il avoit fuivis, dont le favoir & l'autorité l'avoient entraîné, & qui lui avoient enfeigné que le fage ne donnoit rien à la faveur, qu'il ne pardonnoit jamais aucune faute, qu'il n'y avoit que des fous & des hommes légers qui fuffent touchés de pitie, & que ce n'étoit pas être homme que de fe laiffer appaifer & fléchir. Les Publicains viennent vous demander quelque grace, lui difoient-ils " prenez bien garde que la faveur n'ait quelque pouvoir fur vous. Des gens accablés de calamités &

il fe

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ni

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