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la nuit devant la porte de fa maison dans un état bien différent de celui où étoient ceux qui gardoient la maifon de Fulvius; car ceuxci la pafferent à fe réjouir, à boire, à ivrogner, à mener grand bruit & à faire des rodomontades, Fulvius lui-même leur donnant l'exemple, s'enivrant tout le premier, & difant & faifant beaucoup de chofes très-indécentes & peu convenables à fon âge & à fa dignité; au lieu que ceux qui gardoient Caïus la pafferent dans un grand filence, comme dans une calamité publique, s'entretenant de ce qui pouvoit arriver de ce défordre, & fe relevant tour à tour pour fe repofer.

Le lendemain au point du jour, les gens de Fulvius l'éveillent avec beaucoup de peine, l'ivreffe rendant fon fommeil plus profond & s'arment des dépouilles qui étoient dans fa maifon, & qu'il avoit prifes fur les Gaulois qu'il avoit défaits dans fon confulat, & fe mettent en marche avec de grands cris & de grandes menaces pour aller fe faifir du mont Aventin. Pour Caïus il refufa de prendre fes armes, & fortit en robe, comme il alloit fur la place, s'étant muni feulement d'un petit poignard. Comme il fortoit, fa femme l'arrêta & fe jetta à fes genoux fur le feuil de la porte; & le prenant d'une main & tenant fon fils de l'autre, elle lui dit: Mon mari, je ne vous vois point partir de votre maifon à votre ordinaire pour aller à la tribune propofer des édits comme législateur & comme tribun, ni pour aller à la guerre, environné d'honneur

& en état, fi le fort des armes me privoit de votre chere vie, de me laiffer un deuil horrible & fans confolation, mais au moins plein de gloire. Vous allez vous expofer aux meurtriers de votre frere Tibérius ; & vous y allez fans armes, plus prêt à tout fouffrir qu'à rien attenter vous-même. En quoi je loue votre générofité; mais vous allez mourir, fans que votre mort puiffe être utile à votre patrie. Deja le mauvais parti triomphe, la violence & le fer décident dans tous les jugemens. Si votre frere avoit été tué devant Numance, les loix de la guerre par une treve nous auroient fait rendre fon corps; au lieu que préfentement je vais peut-être moi-même être réduite à courir toute éplorée les rivieres & les mers pour les Supplier de me montrer enfin votre corps qu'elles auront long-tems gardé dans leur fein. Car déformais que peut-on attendre des loix & des dieux mêmes, après qu'à leur vue Tiberius a été fi cruellement maffacré?

Licinnia ayant fait ces triftes regrets le vifage couvert de larmes, Caïus fe débarrassa doucement d'entre fes bras, & marcha dans un profond filence environné de fes amis. Sa femme voulant s'avancer & le fuivre pour le retenir par fa robe, tomba fur le pavé où elle demeura long-tems fans voix & fans fentiment, jufqu'à ce que fes domestiques, la voyant évanouie, l'enleverent & l'emporterent chez fon frere Craffus.

Quand les gens de Caïus & de Fulvius. furent affemblés fur l'Aventin, Fulvius, à la

follicitation de Caïus, envoya à la place le plus jeune de fes enfans avec un caducée à la main. C'étoit un jeune garçon d'une beauté finguliere. Dès qu'il fut arrivé à la place, fe tenant dans une pofture pleine de pudeur & de modeftie, & le visage baigné de pleurs il fit au conful & au fénat des propofitions d'accommodement. La plupart des fénateurs écoutoient affez volontiers ces propofitions; mais le conful Opimius, prenant la parole dit, , que ce n'étoit point par des hérauts que ces rebelles devoient perfuader le fenat; qu'ils devoient defcendre de leur afle comme des prévenus, venir fubir le jugement, & fe livrant eux-mêmes, demander grace en cet état, & défarmer la colere du fénat irrité de leur révolte. En même tems il ordonna à ce jeune homme de s'en retourner & de revenir avec l'acceptation de ces articles qu'il leur marquoit, ou de ne plus revenir.

Le jeune homme ayant fait fon rapport, Caïus, dit-on, voulut defcendre & aller faire fes efforts pour perfuader & ramener le fénat; mais tous les autres s'y étant oppofés, Fulvius renvoya encore fon fils à la charge pour faire les mêmes propofitions. Mais Õpimius, qui ne demandoit qu'à décider l'affaire par la voie des armes, impatient d'en venir aux mains, fit prendre le jeune Fulvius ; & l'ayant donné en garde à des gens sûrs, il marcha contre la troupe de Fulvius avec une bonne infanterie & des archers Crétois, qui, tirant fur eux & en bleffant plufieurs, les mirent

bientôt en défordre. Dans un moment la déroute fut générale. Fulvius fe retira dans un bain public qui étoit abandonné, où il fut trouvé peu de momens après, & égorgé avec l'ainé de fes enfans.

Pour Caïus, perfonne ne le vit combattre ni tirer l'épée, mais très-affligé de tout ce qui fe paffoit, il fe retira dans le temple de Diane. Là il voulut fe fervir de fon poignard pour fe tuer lui-même; mais il en fut empêché par les plus fideles de fes amis Pomponius & Licinnius, qui, l'ayant fuivi, lui ôterent fon poignard, & le porterent à prendre la fuite. On dit qu'avant que de fortir il fe jetta à genoux; & levant les mains vers la déeffe, il pria que le peuple Romain, en punition de fon ingratitude & de fa noire trahison, ne fortît jamais de la dure néceffité à laquelle il couroit volontairement, car la plupart l'avoient abandonné fur la premiere publication de l'amniftie qu'on leur promit.

Comme Caïus s'enfuyoit, fes ennemis qui le fuivoient de près l'atteignirent près du pont de bois. Ses deux amis qui ne l'avoient point abandonné le forcerent de gagner les devans pendant qu'ils s'oppoferoient feuls à ceux qui le pourfuivoient; & fe jettant en même tems l'épée à la main au-devant du pont, ils combattirent avec tant de courage qu'aucun d'eux ne put paffer jufqu'à ce qu'ils euffent été tués fur la place. Caïus n'avoit avec lui qu'un efclave nommé Philocrate. Tous les autres l'exhortoient & l'encourageoient comme on

fait dans les combats de lice, mais personne ne le fecouroit ; & il avoit beau demander un cheval à tous ceux qu'il trouvoit fur fon paffage, tout le monde le lui refufoit, car les ennemis étoient à leurs trouffes. Il les devança pourtant d'un moment, (a) & gagna un bois qui étoit confacré aux Furies. La il fut tué de la main de fon esclave qui, après lui avoir rendu ce fervice, fe tua lui-même. D'autres difent qu'ils furent pris tous deux en vie par leurs ennemis, & que Philocrate embraffa fi étroitement Caïus, & le couvrit fi bien de fon corps, qu'aucun d'eux ne put le frapper que l'esclave ne fut percé auparavant de tous les coups qu'on portoit à son maître, & tombé mort à fes pieds. On dit qu'un foldat coupa la tête de Caïus, & qu'il la portoit au conful, mais qu'un des amis d'Opimius, nommé Septimuléius, la lui en

(a) Et gagna un bois qui étoit confacré aux Furies.) C'eft ainfi que Plutarque explique fort bien ce que les Romains appelloient lucum Furina, le bois de la déeffe Furine. Car cette déeffe étoit Epivvis, Furina. Son bois étoit près du pont Sublicius. Auréius Victor, dans fon traité des Homme illuftres, éclaircit tout cet endroit, & nomme les deux amis de Caïus, qui, pour lui donner le tems de fe fauver, s'oppoferent généreufement à ceux qui le pourfuivoient. Pomponio amico pud portam Trigeminam P. Latorio in ponte Sublicio

perfequentibus refiftente in lucum Furine pervenit. Cette déeffe Furina avoit un grandprêtre appellé Flamen Furinalis, & une fête appellée Furinalia. Varron, dans le cinquiéme livre de la langue latine, Furinalia & Furina, quod ei dea feria publica dies is, cujus deæ honos apud antiquos, nam ei facra inftituta annua & Flamen attributus, nunc vix nomen notum paucis. Feftus en fait auffi mention, Furinalia, facra Furina quam deam dicebant. Et dans le

calendrier fa fête est marquée le 25 de Juillet. Fur. N. P. Ludi.

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