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nicieux dans le gouvernement des états; car il précipite dans une folie & dans une fureur déclarée ceux qui font revêtus d'une grande autorité, lorfque prenant malheureusement le change, ils veulent que ce ne foit pas le beau & l'honnête qui foit glorieux, mais que ce foit le glorieux qui foit le beau & l'honnête. Mais ce que dit un jour Phocion à Antipater qui lui demandoit quelque chofe qui n'étoit pas honnête: vous ne fauriez avoir en même tems Phocion pour ami & pour flatteur; c'est cela même, ou quelque chofe d'approchant, qu'un homme d'état doit dire au peuple: vous ne fauriez avoir le même homme pour efclave & pour magiftrat. Car il arrive alors ce qui arriva au ferpent dont parle la fable: la queue s'étant révoltée un jour contre la tête, voulut commander & conduire à fon tour, & n'être pas réduite continuellement à la fuivre ; elle prit donc le commandement, & s'en trouva bientôt très-mal ellemême, allant comme une folle, & la tête en fut toute meurtrie & froiffée en fuivant contre fa nature cette partie fourde & aveugle qui ne favoit où elle alloit. C'eft ce que nous avons vu arriver à la plupart de ceux qui, dans leur maniere de gouverner, n'ont eu en vue que de complaire au peuple; car en dépendant toujours de cette multitude qui marche au hazard & qui n'a point de vues sûres & certaines, ils fe font mis en état de ne pouvoir dans la fuite ni corriger, ni arrêter le défordre qu'ils avoient caufé par leur complaifance,

Ce qui m'a jetté dans ce difcours contre l'ambition de plaire au peuple, c'est la confidération de la grande puiffance qu'elle a, & des terribles effets qu'elle caufe, comme on le voit par les malheurs qui font arrivés aux deux Gracques, Tibérius & Caïus. Ils étoient tous deux heureufement nés ; ils avoient été tous deux parfaitement bien élevés, & ils étoient entrés tous deux dans le gouvernement avec de grandes qualités & avec tout l'agrément poffible; cependant ils fe perdirent tous deux, moins par le defir immodéré de la gloire, que par la crainte exceffive de la honte, crainte qui ne procédoit en eux que d'un fonds de nobleffe & de générofité; car ayant reçu de grandes marques de la bienveillance de leurs citoyens, ils eurent honte de ne pas répondre à ces obligations qu'ils regardoient comme une dette. Tâchant donc toujours de furpaffer par des decrets favorables au peuple les honneurs qu'ils en recevoient, & étant toujours d'autant plus honorés qu'ils témoignoient davantage leur reconnoiffance, en lui complaifant en tout; par cette ambition qui fe trouva égale & réciproque, ils allumerent dans leur cœur un fi violent amour pour le peuple, & dans le cœur du peuple un fi ardent amour pour eux, qu'enfin, fans qu'ils s'en apperçuffent, ils fe trouverent tout d'un coup dans des affaires où ils ne pouvoient plus reculer ni dire: puifque la chofe n'eft pas belle, il eft tems d'en voir la turpitude & d'y renoncer. Et c'est ce que vous verrez vous

même (a) en lifant leur vie. Nous allons leur comparer deux autres hommes, tous deux portés pour le peuple, & tous deux rois de Lacédémone, Agis & Cléomene, qui, ayant voulu augmenter comme eux la puiffance du peuple, & rétablir le beau & l'honnête gouvernement de la république Lacédémonienne, qui étoit aboli depuis long-tems, encoururent la haine des nobles & des puiffans qui ne voulurent rien relâcher de leur ambition & de leur avarice. Il eft vrai que ces deux Lacédémoniens n'étoient pas freres comme les deux Romains, mais ils fuivirent tous deux dans le gouvernement la même route, comme auroient pu faire les deux freres les plus unis, ce qui commença de cette maniere.

Après que l'amour de l'or & de l'argent fe fut gliffé dans la ville de Sparte, qu'avec la poffeffion des richeffes, fe trouverent l'avarice & la chicheté, & qu'avec la jouiffance s'introduifirent le luxe, la molleffe, la dépense & la volupté; (b) Sparte fe vit d'abord déchue de la plupart des grandes & belles prééminences qui la diftinguoient, & fe trouva indignement ravalée & réduite dans un état d'humiliation & de baffeffe, qui dura jufqu'au tems du regne d'Agis & de Léonidas.

(a) Il parle à Sénécion, à qui il a dédié ces vers.

(b) Sparte fevit d'abord déchue de la plupart des grandes belles prééminences qui la diftinguoient.) Cela eft inévitable, dès qu'un état devient riche, il déchoit de sa gran

deur. C'est une vérité prouvée par mille exemples; & une des plus grandes preuves, c'est ce qui est arrivé à l'empire Romain. La vertu & la richeffe font la balance; quand l'une baiffe, l'autre hauffe.

Agis étoit de la maison des Eurytionides, fils d'Eudamidas, & le fixiéme defcendant d'Agéfilas qui passa en Afie, & qui fut le premier des Grecs en puiffance & en autorité; car Agéfilas eut un fils nommé Archidamus qui fut défait & tué dans un combat par les Meffapiens devant une ville d'Italie appellée Mandonium (a). D'Archidamus naquirent Agis & Eudamidas. Agis qui étoit l'ainé, ayant été tué par Antipater devant les murailles de Mégalopolis, ville d'Arcadie, & n'ayant point laiffé d'enfans, fon frere Eudamidas monta fur le trône, & eut un fils nommé Archidamus, du nom de fon grandpere; à cet Archidamus naquit un fils qui fut nommé Eudamidas; & de cet Eudamidas vint cet Agis dont nous écrivons la vie.

Pour Léonidas, fils de Cléonyme, il étoit d'une autre maison, de la maifon des Agides, & il fut le huitiéme qui regna à Sparte après Paufanias qui avoit vaincu Mardonius à la bataille de Platées; car Paufanias eut un fils appellé Pliftonax ; celui-ci eut Paufanias II, qui s'en étant fui de Sparte à Tégée, son fils ainé, appellé Agéfipolis, regna en fa place; & étant mort fans enfant, fon frere Cléombrotus lui fuccéda. Ce Cléombrotus eut deux fils, Agéfipolis II, & Cléomene. Agéfipolis ne regna pas long-tems, & ne laiffa pas de poftérité. Son frere Cléomene regna après lui & eut deux fils, Acrotatus &

(a) Il n'y a point de ville ce nom. Les géographes

tiennent qu'il faut lire Man durium, ville de la Japygie.

Cléonyme. Mais de fon vivant il perdit fon ainé Acrotatus, & laiffa Cléonyme le plus jeune, qui ne regna point; la couronne passa à fon neveu Aréus, fils d'Acrotatus.

Cet Aréus ayant été tué près de Corinthe, fon fils Acrotatus monta fur le trône; & ayant été défait & tué à une bataille près de la ville de Mégalopolis par le tyran Ariftomede, il laiffa fa femme groffe; elle eut un fils dont ce Léonidas, fils de Cléonyme, eut la tutelé. Cet enfant étant en bas âge, le royaume tomba à ce tuteur dont les mœurs ne convenoient pas trop à celles de fes citoyens. Car, quoique tous les Spartiates fuffent déja abâtardis & corrompus par la corruption générale où étoit tombé le gouvernement, il y avoit cependant dans Léonidas une dépravation plus marquée & un éloignement plus fenfible des mœurs & des ufages de fon pays, comme dans un homme qui avoit roulé longtems dans les palais des fatrapes, qui avoit fait plufieurs années la cour à Séleucus, & qui enfuite, fans garder ni mefures ni bornes, avoit voulu tranfporter tout cet orgueil & tout ce faste dans les affaires des Grecs, & dans un gouvernement jufte & légitime.

Mais Agis, & en heureux naturel & en grandeur d'ame, furpaffa fi fort non-feulement Léonidas, mais encore prefque tous ceux qui avoient regné après Agéfilas le grand, que n'ayant pas encore vingt ans accomplis, quoiqu'il eût été nourri dans les richeffes, dans le luxe & dans les délices de fa

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