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nommé préteur. Caton alla fervir volontaire fous lui pour l'amour de Cæpion qui y commandoit mille hommes, mais il ne put y donner des marques de fa bonne volonté & de fon courage comme il l'auroit voulu, à caufe de l'incapacité du général qui s'acquitta fort mal de fon emploi. Cependant au milieu de la molleffe & du luxe qui regnoient dans cette armée, il fit toujours paroître tant d'ordre, de modeftie & de valeur, quand il en étoit befoin, tant de fermeté & de prudence, que tout le monde trouvoit qu'il n'étoit en rien inférieur à l'ancien Caton fon bifayeul. Son général Gellius lui décerna de grands honneurs & les prix les plus confidérables dont on honoroit la valeur; mais il ne voulut ni les avouer, ni les recevoir, difant qu'il n'avoit rien fait qui méritât ces récompenfes.

Cette févérité le faifoit paffer pour un homme étrange & fingulier. Il fut fait en ce tems-là une nouvelle ordonnance par laquelle il étoit défendu à ceux qui briguoient les charges (a) d'avoir auprès d'eux de ces

(a) D'avoir auprès d'eux de ces gens que les Romains appellent nomenclateurs.) Comme c'étoit alors une politeffe & une marque d'eftime de nommer les gens par leur nom, en les faluant, ceux qui briguoient les charges ne pouvant par eux-mêmes favoir les noms de tout un

grand peuple, menoient avec
eux des efclaves qui, n'ayant
eu d'autre occupation toute
leur vie que d'apprendre les
noms des citoyens, les fa-
voient parfaitement, & les
difoient aux candidats. C'est
de ces gens - là qu'Horace
parle dans fon épître vi da
livre I.

Si fortunatum fpecies & gratia præftat,
Mercemur fervum qui dicet nomina.

gens que les Romains appellent nomenclateurs. Caton, briguant la charge de tribun de foldats, (a) obéit seul à cette loi, & fit tant par lui-même qu'il falua & appella par leur nom tous les citoyens. Cela déplut extrêmement à ceux même qui le louoient; car plus ils voyoient que tout ce qu'il faifoit étoit beau, plus la difficulté qu'ils trouvoient à l'imiter le leur rendoit odieux & infupportable.

Ayant donc été nommé tribun de foldats il fut envoyé en Macédoine où commandoit le préteur Rubrius. Et l'on dit que le jour de fon départ, comme fa femme étoit fort affligée & fondoit en larmes, Munatius, un des amis de Caton, lui dit : Prenez courage, Atilia, je vous garderai votre mari. Voilà qui va

(a) Obéit feul à cette loi.) Le grec dit, moros izidere 1 ru. Xylander a cru que ce verbe iridodai, avec un datif, ne pouvoit fignifier fuivre, pratiquer, obéir, & qu'il fignifioit au contraire défobéir, refifter. Mais outre que ce dernier fens ne peut Convenir en aucune maniere à l'endroit où Plutarque l'applique, puifqu'il ajoute que Caton lui-même appella tous les citoyens par leur nom

Tidioda, avec le datif, fignifie fort bien pratiquer. C'est ainsi qu'Hérodote a dit επιτίθεσθαι ναυτιλίησι, fuivre, pratiquer la marine ; dans un manufcrit on lit iweidero, ce qui peut fort bien être la glofe

de irisero. Mais, dit-on, ce passage paroît entiérement contraire au paffage célebre de Cicéron, qui fur cette même matiere dit à Caton, dans l'oraifon pour Muréna, sect, 36. Quid quod habes nomenclatorem? J'avoue que ce paffage paroît contraire à celui de Plutarque, & que je ne faurois les concilier. Et s'il falloit opter entre le témoignage de Cicéron & celui de Plutarque, qui doute qu'il ne fallût plutôt fe rendre à celui de Cicéron? Mais peut-être qu'ils parlent de deux tems diferens. Car cette loi qui défendoit aux candidats d'avoir des nomenclateurs, ne fut guère fuivic.

bien, repartit Caton, fans rien dire davantage. Mais quand on fut à une journée de Rome & qu'on eut foupé, Caton dit à Munatius: 0 çà, Munatius, afin que tu puiffes tenir la parole que tu as donnée à Atilia de me bien garder, il faut que tu ne me quittes ni jour, ni nuit. En même tems il ordonna que tous les foirs on tendît deux lits dans fa chambre, un pour lui, & l'autre pour Munatius; de forte que Munatius, obligé de coucher toujours dans la même chambre, étoit bien plutôt gardé par Caton, non fans de fréquentes plaifanteries, que Caton ne l'étoit par Mu

natius.

Caton menoit toujours avec lui quinze efclaves pour le fervir, deux affranchis & quatre amis particuliers, tous bien montés, pendant qu'il alloit à pied, s'entretenant tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, comme je l'ai déja dit. Quand il fut arrivé à l'armée où il y avoit plufieurs légions, le préteur Rubrius lui en donna une à commander. Dans ce pofte honorable il penfa que ce n'étoit pas un acte bien merveilleux ni bien royal que de fe montrer vertueux lui-même, vû qu'il n'étoit qu'un feul homme, mais qu'il falloit rendre auffi vertueux que lui tous ceux qu'il avoit fous fa charge. Animé de cette noble ambition, il ne retrancha pas la crainte que l'on devoit avoir de fa puiffance, mais il ajouta la raifon à l'autorité, prenant toujours fes foldats par la raifon, & les perfuadant & enfeignant par la raison comme un maître ensei

gne fes difciples. A cette méthode il joignoit les récompenfes & les châtimens, de forte qu'il feroit difficile de dire s'il les rendit plus paifibles que belliqueux, & plus vaillans que juftes, tant ils paroiffoient terribles à leurs ennemis, & doux à leurs alliés, timides à commettre tout ce qui étoit honteux, & prompts & hardis à entreprendre tout ce qui étoit honnête & digne de louange.

Il arriva delà que ce dont il fe foucioit le moins, & à quoi il avoit le moins pensé, fut justement ce qui lui fut le plus acquis, réputation, crédit, honneur, amitié & refpećt de la part des foldats. Car ce qu'il commandoit aux autres, il le faifoit tout le premier, & dans fes habits, dans toute fa maniere de vivre & de marcher en campagne, il s'égaloit bien plus aux moindres foldats, qu'il ne fe conformoit aux capitaines. Et au contraire dans tout ce qui regardoit les mœurs, la grandeur de courage & la maniere de parIer, il tâchoit toujours de furpaffer les officiers les plus diftingués, & les généraux même. Et par-là, avec l'eftime des troupes, il gagna infenfiblement leur affection. Car le véritable zele de la vertu ne s'engendre dans les ames qu'avec l'amitié & le refpect dûs à ceux qui en donnent l'exemple; & c'est une chofe sûre que ceux qui louent les gens de bien fans les aimer, refpectent bien leur réputation, mais ils n'admirent point leur vertu, & ne font point foigneux de l'imiter.

Caton, ayant appris qu'Athenodore furnommé Cordylion, perfonnage très-favant dans la philofophie des Stoïciens, étoit retiré à Pergame, déja fort vieux, (a) & qu'il avoit réfifté opiniâtrément à toutes les prieres & à toutes les inftances que des généraux d'armée & des rois même lui avoient faites pour l'attirer auprès d'eux, en lui offrant leur amitié & des conditions très-honorables, il jugea bien que ce feroit inutilement qu'il lui écriroit, & qu'il lui enverroit des gens pour l'inviter à venir auprès de lui. C'est pourquoi, profitant de deux mois de congé que les loix Romaines lui accordoient pour aller vaquer à fes affaires, il s'embarqua & alla en Afie trouver ce philofophe, fe promettant bien de toutes les bonnes qualités qu'il fentoit en lui-même qu'il réuffiroit dans fon dessein, & qu'il feroit une heureuse chaffe. Quand il fut auprès de lui, il disputa avec tant de force, & employa de fi bonnes raifons, qu'enfin il le fit changer de réfolution, & l'emmena avec lui dans fon camp, (b) tout fier & tout joyeux

(a) Et qu'il avoit refifté opiniâtrément à toutes les prieres, & à toutes les inftances que des généraux d'armée & des rois même lui avoient faites.) Car en ce tems-là les généraux d'armée & les rois étoient curieux d'avoir auprès d'eux de ces philofophescélebres par leur doctrine & par leur vertu, dont le commerce ne leur étoit pas inutile.

(b) Tout fier & tout joyeux de cette victoire, qu'il regardoit comme un exploit plus grand.) Et avec raifon; car l'expérience de tous les fiecles nous apprend que l'exploit de guerre le plus éclatant n'eft pas fi utile à un état, que cet exploit de politique d'y amener un homme fage, comme il n'y a rien de plus pernicieux ni de plus funefte que d'y donner entrée à un fou. Le

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