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par grace ni par faveur. Il s'appliqua auffi à l'éloquence, pour être en état de parler au peuple dans les occafions; car, comme dans une grande ville il doit y avoir toujours des provisions pour la guerre, il vouloit de même que dans la philofophie civile on y entretînt toujours des forces pour les tems fâcheux. Cependant il ne s'exerçoit point à cette étude avec les autres; & jamais perfonne ne l'a entendu faire des difcours pour fe former, comme c'étoit la coutume. Et fur cela quelqu'un de fes camarades lui ayant dit: Caton, on blâme fort ton obfliné filence. Pourvu qu'on ne blâme pas ma vie, répondit Caton, je fuis content. Je commencerai à parler quand je ferai capable de dire des chofes qui mériteront de n'être pas tues.

Il y avoit à Rome la bafilique appellée Porcia, que le vieux Caton avoit fait bâtir pendant fa cenfure. Les tribuns avoient accoutumé de tenir-là leurs audiences. Mais il y avoit une colonne placée de façon qu'elle nuifoit à leurs fiéges; ils réfolurent donc un jour de l'ôter ou de la changer de place. Ce fut la premiere occafion qui attira Caton malgré lui à une affemblée publique. Il s'oppofa fortement au deffein des tribuns; & par cette preuve qu'il donna & de fon éloquence & de fon courage, il attira l'admiration de tout le monde. Car fon difcours n'avoit rien qui fentît le jeune homme, aucune afféterie, ni vaine enflure, mais il étoit roide, plein de force & de fens. Cependant au

travers de la briéveté & de la folidité de fes fentences, on voyoit reluire une certaine grace qui flattoit l'oreille des auditeurs; & la févérité de fes mœurs, relevant cette grace naïve, formoit un mêlange délicieux de gravité & de gentilleffe, qui faifoit un véritable plaifir. (a) Sa voix étoit affez grande pour fe faire entendre aifément à tout ce grand peuple; & elle avoit tant de vigueur & de force, que rien ne le laffoit; car fouvent il lui eft arrivé de parler tout un jour, & il n'étoit point fatigué.

Ce jour-là il gagna fon procès contre les tribuns, & il fe replongea dans fon filence ordinaire, & fe renferma dans fes études domeftiques pour se former de plus en plus. Il fortifioit auffi fon corps par les exercices les plus pénibles, en l'accoutumant à fupporter les chaleurs les plus exceffives, & les glaces, les neiges & tous les frimats de l'hiver, la tête toujours découverte, & à aller en campagne toujours à pied en toute faifon, pendant que fes amis qui l'accompagnoient étoient à cheval. En marchant ainfi il s'approchoit fouvent tantôt de l'un & tantôt de l'autre, & s'entretenoit familiérement avec

eux.

Dans fes maladies, il joignoit à la tempérance une patience merveilleuse; car, lorf

(a) Savoix étoit affez grande pour se faire entendre aifément à tout ce grand peuple.) Grand avantage pour un homme qui

a à parler à des affemblées nombreuses; c'eft pourquoi Homere la compte parmi les qualités des héros.

qu'il avoit la fiévre, il paffoit les journées feul, fans vouloir voir perfonne jufqu'à ce que fa fievre fût paffée, & qu'il n'y eût plus aucune apparence de retour.

Quand il foupoit avec fes amis, on tiroit au fort à qui choifiroit le premier les parts; & fi le fort de choifir le premier ne lui tomboit point, fes amis le lui déféroient par honneur ; mais il le refufoit, disant (a) qu'il ne falloit rien faire malgré la déeffe Vénus. Au commencement il n'aimoit pas à tenir table longtems, & il fe levoit pour l'ordinaire après avoir bu une feule fois. Mais dans la fuite il prit grand plaifir à boire, de forte que fouvent il paffoit les nuits à table. Et fes amis, pour excufer cet excès, alléguoient cette raison, que fes occupations publiques & les grandes affaires qu'il avoit fur les bras, abforbant fes journées entieres, & l'empêchant de converfer avec fes amis, il étoit bien aife d'employer la la nuit & tout le tems de fon fouper à s'entretenir avec les philofophes. C'eft pourquoi un certain Memmius difant un jour dans une compagnie, que Caton ne faifoit qu'ivrogner toute la nuit, Cicéron, l'interrompant, lui dit: mais tu ne dis pas qu'il joue aux des tout le jour.

(a) Difant qu'il ne falloit rien faire malgré la déeffe Vénus.) Il fait allufion au

coup de dés qu'on appelle Vénus, & qui étoit le plus favorable.

Quem Venus arbitrum
Dicet bibendi ?

C'étoit le coup de trois fix,
raffle de fix. On peut voit

les remarques fur le paffage d'Horace. Od. vII, liv. II,

En général Caton voyant que les mœurs & la vie que l'on menoit de fon tems étoient fi corrompues & avoient befoin d'un fi grand changement, que, pour les réformer, (a) il falloit faire abfolument tout le contraire de ce que l'on faifoit, il prit ce parti ; & comme la pourpre la plus vive & celle qui avoit été teinte deux fois, étoit la plus recherchée & la plus estimée, il portoit la plus obfcure, & par conféquent la plus vile. Souvent après son diner il fortoit en public nuds pieds & en fimple tunique, non pour acquérir quelque réputation par cette fingularité, mais pour s'accoutumer à ne rougir que des choses véritablement honteufes, & à n'avoir nulle honte de celles qui ne le font que dans l'opinion.

Une grande fucceffion lui étant échue par la mort d'un coufin germain qui s'appelloit Caton comme lui, & cette fucceffion pouvant valoir cent talens, il la vendit; & tout l'argent qu'il en retira, il le prêtoit fans aucun intérêt à ceux de fes amis qui en avoient befoin. Souvent même il leur donnoit fes terres & fes efclaves à engager au public, & il confirmoit cet engagement.

(a) Il falloit faire abfolument tout le contraire de ce que l'on faifoit.) Cette maxime eft fort bonne dans un état entiérement corrompu, & qui n'a rien de fain. Mais elle doit avoir fes bornes, auffi bien que celle qui fuit, qu'il faut ne rougir que des chofes honteuses, & méprifer

celles qui ne le font que dans l'opinion. Caton les pouffoit à un excès très-vicieux, en foulant aux pieds les ufages de fa patrie. Ces ufages, dès qu'ils font généralement reçus, font partie de la décence, & ne doivent pas être regardés comme des caprices de Popinion.

Quand' il trouva qu'il étoit tems de penfer au mariage, lui qui jufques-là n'avoit eu aucun commerce avec aucune femme, il rechercha Lépida qui auparavant avoit été fiancée à Scipion Métellus, & qui, Scipion s'étant dédit & ayant rompu le contrat, demeuroit libre & fans mari. Mais fur cette recherche de Caton, Scipion s'étant ravifé, & ayant mis tout en œuvre pour renouer, il y réuffit & eut fa maîtreffe. Caton, piqué de ce procédé, & plein de colere, (a) fut fur le point de pourfuivre Scipion en juftice; mais fes amis l'en ayant empêché, le feu de la colere & de la jeuneffe le porta à exhaler fa bile en chanfons; il fit des vers ïambes où il déchiroit Scipion & l'accabloit d'injures, en jettant dans fes vers tout le fiel & toute l'amertume du poëte Archiloque, fans imiter fes obfcénités & fes reproches frivoles & puériles.

Caton époufa Atilia, fille de Soranus, & ce fut fa premiere femme, & non pas la feule, comme cela étoit arrivé à Lélius qui, en cela plus heureux que lui ayant vécu fort longtems, n'eut jamais d'autre femme que celle qu'il avoit épousée d'abord.

(b) Dans ce tems-là s'éleva la guerre qu'on appella la guerre des efclaves, ou la guerre de Spartacus, pour laquelle (c) Gellius fut

(a) Fut fur le point de pour fuivre Scipion en juftice.) Je voudrois bien favoir quelle action la jurisprudence de ce tems-là lui auroit donnée contre fon rival; car aujour

d'hui un tel procès paroîtroit bien ridicule.

(b) L'an 71 avant l'ere chrétienne.

(c) L. Gellius Publicola.

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