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suffrages de tous, et lui mériter la consécration du temps. Il faut d'abord être dégagé complétement de tout esprit de parti; ensuite ne rien dissimuler, ne rien laisser dans l'ombre, mettre toutes choses en lumière, les bonnes comme les mauvaises; en troisième lieu, n'admettre que des faits rigoureusement démontrés par pièces authentiques, et dont la preuve puisse être placée immédiatement sous les yeux du lecteur. Si, à ces conditions réunies, vous joignez, au génie du poëte qui vivifie, anime, émeut, passionne et prête au récit la magie d'un style éclatant, le talent du peintre qui donne à tout la forme et la couleur; si, de plus, vous pouvez vous féliciter, comme Tacite, du bonheur de vivre en ces temps heureux et rares où l'on jouit de la liberté pleine et entière de penser et d'exprimer ce qu'on pense, vous parviendrez alors à être un historien accompli. Autrement, vous serez peut-être un conteur agréable, un romancier habile, revêtant de noms historiques les personnages dont votre main ingénieuse trace à sa fantaisie les caractères; vous ne serez point un historien. Toutes suppositions, toutes hypothèses sur lesquelles certains écrivains bâtissent un système à leur convenance, bannissez-les sévèrement du domaine. de l'histoire, laquelle doit être, de nos jours, une science exacte comme l'algèbre pour ainsi dire.

Loin de moi, d'ailleurs, la pensée d'interdire à l'historien d'avoir une opinion, des préférences, et même de les manifester. Tout écrivain consciencieux a des sentiments, des convictions, des sympathies auxquels il lui est impossible de se soustraire; quiconque, tenant en main une plume, s'imagine en être affranchi complétement, tombe dans une étrange illusion involontairement, sans y croire même, naïvement, il penche d'un côté, incline vers celui-ci ou celui-là, et met trop souvent dans ses jugements plus d'injustice et de prévention que les écrivains qui, franchement, arborent leur drapeau, et ne se targuent pas de n'avoir point quelque prédilection. L'essentiel est de ne pas transformer l'histoire en arme de parti; œuvre de vérité, elle est tenue de demeurer calme dans ses enthousiasmes, sereine dans ses indignations, impartiale toujours. Mais l'impartialité n'exclut pas les préférences; seulement n'altérez pas les textes au profit de vos élus; ne supprimez rien, ne déguisez rien, et surtout ne vous appuyez jamais sur des documents équivoques, suspects et de mauvaise foi.

Aucune science peut-être, plus que l'histoire, ne réclame aujour

d'hui le secours de la discussion la plus serrée et de la critique la plus sévère. En effet, dans ce nombre infini de documents où elle se trouve en quelque sorte à l'état de chaos; dans cette foule de mémoires particuliers où chacun prêche pour son saint, selon ses passions et ses rancunes, et, suivant l'expression d'un publiciste qui s'y connaissait, de Mallet du Pan, ne présente que la portion de vérité pouvant le mieux servir à noircir un adversaire, comment distinguer le vrai du faux, ce qui est juste de ce qui ne l'est pas, si on ne les soumet à l'examen le plus minutieux, si on ne les contrôle en les rapprochant soigneusement des sources originales et authentiques, des matériaux publics et privés, nés, pour ainsi dire, avec les événe, ments, et auxquels il faut toujours en revenir. Prenons pour exemple les Mémoires de madame Roland, tout récemment réédités : eh bien! il est indispensable à l'historien qui les invoque de les discuter de la façon la plus rigoureuse, parce que cette œuvre, si charmante à tant de titres, n'est en définitive qu'une œuvre de passion et de parti, parce qu'en écrivant l'apologie de ses amis et la satire de ses adversaires, l'auteur n'a pas reculé devant certaines altérations de la vérité, parce qu'enfin il s'y rencontre trop fréquemment les contradictions les plus grossières. On en pourrait dire autant de tous les mémoires publiés sur la Révolution française du temps de la Restauration, fort hostiles en général aux grands principes de la démocratie, et surtout aux hommes qui en ont été l'incarnation vivante. Mais il est beaucoup plus facile de raconter, d'après ces données toutes faites, si favorables à l'esprit de parti, que de se condamner, durant plusieurs années, à fouiller les milliers de pièces enfouies au fond des archives, et de s'astreindre au labeur pénible et rebutant de parcourir ligne à ligne tous les journaux écrits à l'époque, jour par jour, miroirs fidèles et témoins irrécusables des passions qui ont agité nos pères. C'est en étudiant toutes ces pièces, en comparant les journaux, les brochures, les pamphlets, les libelles même, en les opposant les uns aux autres, en les décomposant minutieusement, qu'on arrive, par un travail d'analyse et de synthèse, à dégager la vérité, et qu'on parvient au plus haut degré de certitude.

Mais il est une école d'historiens complaisants dont la méthode facile et commode consiste à écrire pour raconter, scribitur ad narrandum. Il est aisé de comprendre à combien de fables, de calom

nies, d'inventions puériles une pareille maxime peut servir de passeport. On supprime les notes, les renvois, les indications de sources, les preuves en un mot, sous prétexte que cela entrave le récit, fatigue le lecteur; et la plume docile court sur le papier, retraçant, pour la centième fois, les plus grossières erreurs et des mensonges odieux; ou bien on relègue à la fin du volume un certain nombre de pièces choisies avec soin, et encore le lecteur est-il tout surpris de conclure logiquement la plupart du temps dans un sens tout contraire à celui de l'écrivain qui a cru donner ces pièces à l'appui de son texte. De là cette multitude de livres copiés les uns sur les autres, variant seulement par le style et quelques artifices de langage; de là ces histoires ridicules, à faire peur aux enfants, où toutes les sévérités de la Révolution sont mises en relief, saus qu'on ait eu l'impartialité d'offrir au préalable le récit des causes qui les expliquent; de là enfin des préjugés que les œuvres les plus consciencieuses, fruits de longues et patientes études, ont toutes les peines du monde à extirper. Lecteurs de bonne foi, qui cherchez avant tout à vous instruire, et ne demandez pas à l'historien la satisfaction de vos passions politiques ou des rancunes de votre parti, rejetez donc avec dédain cette vieille maxime de Tite-Live: « On écrit pour raconter; » et partout, et toujours, exigez des preuves. Il importe peu que l'historien reflète telle ou telle coufeur, appartienne à telle ou telle opinion, mais il est de toute nécessité qu'il vous mette en état de vérifier immédiatement par vous-mêmes les faits dont il place le récit sous vos yeux; il faut que vous puissiez remonter tout de suite aux sources où il a puisé; il faut enfin que la conviction pénètre dans vos cœurs, non par la séduction du langage et les grâces du style, mais par l'authenticité de documents et de preuves sans réplique. Entre vous et l'auteur il subsistera sans doute des différences de doctrines; vous blamerez peut-être ce qu'il approuve; peut-être donnerez-vous votre approbation à ce qu'il ne saurait admettre, vous conserverez enfin la pleine liberté de vos appréciations, mais au moins vous les appuierez sur des faits rigoureusement exacts, dûment prouvés, et votre conscience aura pour guide et pour flambeau la vérité, devant laquelle est tenu de se prosterner quiconque ambitionne le titre d'historien.

Ces réflexions m'étaient venues longtemps avant que je songeasse à raconter moi-même une partie des événements de notre grand drame

révolutionnaire, et à écrire la vie de quelques-uns des acteurs qui y oat joué un rôle considérable. Passionné, dès le collége, pour les études historiques, je me complaisais dans la lecture de nos vieux chroniqueurs, me laissant aller au charme de leurs narrations naïves, sans y attacher toutefois d'autre importance que celle que méritent des œuvres très-estimables à coup sûr, mais qui n'offraient à mes. yeux que le reflet d'impressions toutes personnelles, et où je ne trouvais point la garantie suffisante de l'authenticité des faits dont le récit avait pu m'intéresser. Si ma confiance envers les écrivains du moyen âge et de la Renaissance n'était pas absolue, elle n'était guère moins modérée à l'égard de tous les annalistes de l'antiquité, car leurs assertions ne sauraient être acceptées sans beaucoup de réserves. Quant aux œuvres de nos auteurs modernes qui, ayant entrepris de nous raconter des événements à peu près contemporains, ont eu, pour rester dans les voies de la vérité, toutes les commodités possibles, je les frappais d'une réprobation à peu près complète lorsque je ne rencontrais pas en elles les indications de sources et des moyens de contrôle immédiat. Il n'est peut-être pas inutile, à ce propos, de dire par suite de quelles circonstances, à mon tour, j'ai été agité du démon de l'histoire, comment je suis devenu historien.

Jusqu'en 1857 j'étais resté tout à fait à l'écart de la politique active, partageant mon temps entre le barreau et les lettres, vers lesquelles m'entraînait un irrésistible penchant. Comme beaucoup de débutants dans la vie littéraire, j'avais essayé, sans grand succès, du théâtre, du roman, de la poésie; sans suite, il est vrai, ne voulant pas avoir l'air de trop négliger, aux yeux d'une famille inquiète, l'exercice de ma profession. Ce fut un tort; la muse est une maîtresse jalouse, elle ne souffre pas de rivale. Quand on se sent porté vers la vocation des lettres, que d'ailleurs, fort de sa conscience, on est décidé à ne jamais fréquenter les sentiers battus par l'intrigue, et qu'on rêve autre chose que des piles d'écus, il faut s'y consacrer tout entier, corps et âme, dédaigner toutes les considérations du monde, laisser parler les uns, ricaner les autres, en combattant bravement, sans se décourager pour quelques échecs; la lutte est vive, ardente; le chemin est apre, dur, escarpé; mais allez, allez toujours: au bout sont la récompense et les palmes; toute victoire est le prix d'un combat. Recevez un dernier salut, ô mes belles années de jeunesse et

de travail, si rapidement écoulées! Tout n'a pas réussi au gré de mes espérances; j'ai connu bien des désenchantements et des désillusions; mais les obstacles mêmes m'ont appris la vie; si j'ai traversé des épreuves parfois douloureuses et sévères, je m'y suis du moins trempé pour les luttes futures.

Cependant, pour la seconde fois depuis la mise en vigueur de la constitution sortie des événements de Décembre, venaient d'être convoqués les colléges électoraux chargés de nommer les députés au Corps législatif. La fantaisie me prit d'aller solliciter un mandat de représentant dans le pays de ma famille, au fond de la vieille Picardie, où je croyais encore trouver ces hommes de forte race qui, de temps immémorial, surent garder Péronne des étreintes de l'ennemi. J'avais alors trente ans, l'âge où, arrivé à la plénitude de ses facultés intellectuelles et physiques, l'homme commence d'être parfaitement apte aux affaires publiques. Je ne me présentai pas, du reste, en ennemi, car, libre d'antécédents politiques, je n'appartenais à aucun parti. Surpris sur les bancs de l'école par la Révolution de 1848, je l'avais, comme la plupart des jeunes gens de mon âge, dans l'effervescence. de la vingtième année, saluée d'un cri d'enthousiasme; mais divers épisodes, dont alors je démêlais mal les causes, m'avaient promptement rejeté dans une sorte de courant réactionnaire au milieu duquel j'avais vécu. Toutefois je tins à me présenter aux suffrages de mes concitoyens, sans aucune espèce d'attache, dans mon indépendance la plus complète et ma plus entière liberté, malgré les conseils de quelques personnes dont l'amitié dévouée eût bien voulu m'ouvrir les portes du succès. Depuis six ans d'ailleurs, dans mon isolement volontaire, j'avais beaucoup étudié, beaucoup réfléchi, appris bien des choses; de profondes modifications s'étaient produites dans mon esprit, et, je puis le dire, la lumière s'était faite en moi. Il me paraissait qu'un député ne devait relever que de ses commettants, d'eux seuls, et qu'une recommandation officielle lui ôtait quelque chose de son indépendance; il me semblait surtout qu'il était grand temps de réclamer le couronnement de l'édifice, et je terminai par ces mots, comme résumé de mon programme, ma circulaire aux électeurs: « Dignité au dedans par le développement complet des principes de 1789. » L'administration me combattit à outrance; je ne m'en plains pas; je lui dois même quelque reconnaissance, car elle a achevé mon

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