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sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple; ici c'est le peuple qui a reconquis son roi. » L'affluence des citoyens armés et non armés, amoncelés sur tous les points, couvrant les faites des maisons, les moindres éminences, les arbres même, et surtout ces femmes qui décoroient les fenêtres des édifices, et dont les battements de mains et les transports patriotiques ajoutoient autant de douceur que d'éclat à cette fête nationale » impressionnèrent singulièrement Robespierre. Il ne put se défendre d'une profonde émotion en rencontrant des moines revêtus des couleurs nationales, et en voyant sur le portail des églises les prêtres en costume portant sur leurs étoles la cocarde tricolore. Mais ce qui émerveillait le député d'Arras devait moins plaire à Louis XVI, et pour le roi la première partie de ce voyage fut assez triste; car, si les acclamations de l'innombrable foule étaient vives, elles n'avaient rien de sympathique à sa personne; et la scène, pour être grandiose, n'était pas de nature à offrir beaucoup d'attraits à un cœur habitué aux adulations des courtisans. «Il est impossible, » écrit Robespierre, « d'imaginer un spectacle aussi auguste et aussi sublime, et encore plus les sensations qu'il excitoit dans les âmes capables de sentir. Figurezvous un roi au nom duquel on faisoit trembler la veille toute la capitale et toute la nation, traversant dans l'espace de deux lieues une nuée de citoyens rangés sur trois files dans toute l'étendue de cette route, parmi lesquels il pouvoit reconnaître ses soldats, entendant partout le peuple criant: Vive la nation! vive la liberté! cri qui frappait pour la première fois ses oreilles (1). »

Lorsqu'à la porte de l'hôtel de ville le roi descendit de voiture, « le nouveau prévôt des marchands, M. Bailly, à qui ses concitoyens venoient de déférer cette charge, à laquelle le gouvernement nommoit auparavant, continue Robespierre, lui adressa encore quelques mots en lui offrant la cocarde tricolore, que Louis XVI s'empressa d'attacher à son chapeau. Alors les cœurs semblèrent s'ouvrir pour lui, et de bruyantes acclamations éclatèrent. Ému et rassuré, il monta, toujours accompagné de la députation de l'Assemblée nationale, et sous un bercau d'épées entrelacees, l'escalier de l'hôtel de ville. Dans la grande salle l'attendait le corps électoral, dont le président, Moreau de Saint

(1) Bailly n'est donc pas exact lorsque, dans ses Mémoires (t. II, p. 63), il fait pousser le cri de Vice le roi! avant l'arrivée de Louis XVI à l'hôtel de ville. Sur ce point les relations fournies par l'Ami du roi (4a cahier, ch. LIV, p. 39) et les Deux Amis de la liberté, auteurs d'une histoire assez peu impartiale de la Révolution, confirment la lettre de Robespierre. « On répétait sans cesse le cri de: Vive la nation! Mais on n'y jo gnait pas ce tribut accoutumé d'amour et d'affection que les Français aiment tant à payer à leur souverain, etc. »>

Meri, lui adressa « ces paroles libres dans un discours flatteur »: «Vous deviez votre couronne à la naissance, vous ne la devez plus qu'à vos vertus et à la fidélité de vos sujets (1). » D'unanimes applaudissements retentirent alors, et Louis XVI devint l'objet des démonstrations les plus expressives de joie et de tendresse. Timide de son naturel, trop émotionné pour parler, il pria le maire de répondre en son nom, et ajouta seulement ces mots : « Vous pouvez toujours compter sur mon amour (2). » En revenant, il trouva sur son passage la population beaucoup mieux disposée; la cocarde nationale lui tint lieu de talisman. «En le voyant décoré de ce signe de la liberté, le peuple cria à son retour Vive le roi et la nation (3)! » Grande était l'inquiétude à Versailles. Aussi, quand vers neuf heures du soir Louis XVI arriva au château, la reine, à qui ses méfiances inspirèrent tant de déplorables résolutions, le serra-t-elle avec emportement dans ses bras, comme s'il venait d'échapper à de terribles dangers.

IX

Robespierre n'était pas retourné à Versailles avec le roi. Emerveillé du spectacle étrange qu'offrait cette population parisienne, transformée subitement en armée, et qui, au milieu du désordre présent, savait si bien maintenir la tranquillité et la sécurité dans la ville, il avait voulu visiter le Palais-Royal, devenu le forum du Paris de 1789, et surtout la prison célèbre où, trois jours auparavant, la Révolution s'était décidément affirmée, et qu'on venait de livrer à la pioche des démolisseurs. <«< J'ai vu la Bastille, » écrit-il; « j'y ai été conduit par un détachement de cette bonne milice bourgeoise qui l'avoit prise; car après que l'on fut sorti de l'hôtel de ville, le jour du voiage du roi, les citoiens armés se fesoient un plaisir d'escorter par honneur les députés qu'ils rencontroient, et ils ne pouvoient marcher qu'aux acclamations du peuple. Que la Bastille est un séjour délicieux, depuis qu'elle est au pouvoir du peuple, que ses cachots sont vuides, et qu'une multitude d'ouvriers travaillent sans relâche à démolir ce monument odieux de la tirannie! Je ne pouvois m'arracher de ce lieu, dont la vue ne donne plus que des

Lettre manuscrite de Robespierre, du 23 juillet. Ubi suprà.
Mémoires de Bailly, t. II, p. 68.

ettre manuscrite de Robespierre. Ubi suprà.

sensations de plaisir et des idées de liberté à tous les citoiens (1). » L'institution de la garde nationale lui paraissait surtout admirable. L'idée d'un grand peuple se gardant par lui-même, toujours prêt à maintenir l'ordre dans son sein, sans le secours de soldats au service d'intérêts particuliers, souriait à cet esprit animé d'un si sincère patriotisme; et, sans aucun doute, il fut du nombre des députés qui, le 18, demandèrent l'organisation immédiate des milices bourgeoises. Déjà, du reste, un certain nombre de villes, Versailles et Saint-Germain entre autres, sans attendre le décret de l'Assemblée, avaient établi une garde citoyenne à l'instar de celle de Paris. Robespierre le constate avec plaisir, et il espère que la France entière ne tardera pas à adopter cette institution nécessaire, « non-seulement pour assurer la tranquillité publique, mais pour défendre la liberté de la nation contre les entreprises qu'elle peut craindre encore de la part du despotisme et de l'aristocratie, qui se sont, dit-il, étroitement alliés dans le temps où nous sommes. » Il engage donc vivement l'ami auquel il écrit à provoquer dans leur cité natale l'établissement d'une pareille institution.

A cette époque, beaucoup de villes, pour témoigner leur reconnaissance à l'Assemblée nationale, lui avaient déjà fait parvenir des adresses d'adhésion à tous ses décrets, empreintes du patriotisme le plus ardent. Lyon, Grenoble, Nantes, avaient donné l'exemple; et dans d'éloquentes protestations de dévouement aux représentants de la nation, les citoyens de ces grandes cités s'étaient déclarés prêts à se sacrifier aussi pour la cause de la patrie et de la liberté. A Angers se passa une scène qui prouve avec quel empressement ce peuple français, déshabitué depuis tant de siècles de la vie politique, s'y façonnait à présent. Les échevins avaient, au nom de la ville, envoyé une adresse à l'Assemblée constituante sans consulter les habitants; ceux-ci alors s'étaient réunis spontanément, et après avoir protesté contre la conduite de leurs magistrats municipaux, ils avaient eux-mêmes rédigé une autre adresse que les députés de la province d'Anjou avaient prié l'Assemblée de considérer comme le vœu officiel de la ville d'Angers. Ni Arras ni les autres villes de l'Artois n'avaient encore suivi ces patriotiques exemples. Robespierre s'en plaint d'autant plus amèrement que, selon lui, leur proximité les mettait à même de devancer le zèle de toutes les provinces du royaume. « Serions-nous donc forcés de rougir ici pour notre pays et de le voir seul garder le silence? » s'écrie-t-il. Si les échevins d'Arras refusent de réunir leurs concitoyens

(1) Lettre manuscrite du 23 juillet 1789. Ubi suprà.

pour statuer avec eux sur les adhésions qu'il convient d'envoyer à l'Assemblée, poursuit-il, c'est aux habitants à imiter ceux d'Angers et à se réunir eux-mêmes, sûrs qu'on ne leur contestera pas un droit qui, au besoin, leur serait garanti par l'Assemblée nationale.

Robespierre envisageait la garde nationale, dont il recommandait l'institution à ses concitoyens, comme le meilleur moyen de remédier pacifiquement aux agitations qui de proche en proche gagnaient toutes les provinces. La cherté des subsistances, la crainte de la disette. avaient occasionné sur quelques points du royaume d'assez graves désordres. Dans la séance du 20 juillet, Lally-Tolendal se leva tout ému, et, après avoir dénoncé les scènes de violence dont plusieurs provinces avaient été le théâtre, il proposa à ses collègues d'adresser au peuple une proclamation énergique pour lui rappeler tous les bienfaits du roi et l'inviter à ne plus troubler la paix publique. Ce projet d'adresse, lu à la tribune, reçut l'approbation d'un grand nombre de membres, mais quelques-uns y trouvèrent des expressions hasardées et des dispositions contraires aux principes (1). En effet, les termes en étaient d'une élasticité dangereuse et pouvaient aisément donner prise à l'arbitraire. Était-ce bien le moment de réclamer la répression sévère d'agitations inséparables de la crise présente, et redoutables au seul despotisme? Et quand on pouvait craindre de sa part des retours offensifs, était-il bien opportun de déclarer mauvais citoyens ceux qui s'armaient pour la défense de la cause nationale? C'est ce que comprit très-bien Robespierre. « Il faut aimer la paix,» dit-il, « mais aussi il faut aimer la liberté! On parle d'émeute! mais, avant tout, examinons la motion de M. Lally. Je la trouve déplacée, parce qu'elle est dans le cas de faire sonner le tocsin. Déclarer d'avance que des hommes sont coupables, qu'ils sont rebelles, est une injustice. Elle présente des dispositions facilement applicables à ceux qui ont servi la liberté et qui se sont soulevés pour repousser une terrible conjuration de la cour.» Puis, après avoir montré à côté de Poissy, troublé par la faute des accapareurs, la Bretagne en paix, la Bourgogne tranquille, il engagea l'Assemblée à repousser les mesures précipitées et à ne pas adopter une proclamation de nature à porter l'alarme dans le cœur des bons citoyens, au moment où les intrigues des ennemis de la Révolution pouvaient rendre nécessaire encore l'énergie de tous les patriotes (2).

(1) Voy. le Point du jour, numéro 28, p. 244.

(2) Voy. Le Point du jour, numéro 28, le Courrier de Versailles à Paris, numéro 18, p. 305, et le Moniteur du 20 au 23 juillet, numéro 21. Tout cela combiné. C'est la première fois qu'au Moniteur il est fait mention de Robespierre, dont les premiers dis

Soutenue par de Gleizen et Buzot, son opinion triompha ce jour-là, et la motion de Lally-Tolendal fut renvoyée à l'examen des bureaux. Si, quelques jours après, le 23, l'Assemblée constituante se décida à la voter, ce fut avec de profondes modifications, et sous l'impression d'un double meurtre accompli la veille en place de Grève.

po

Foulon a été pendu hier par arrêt du peuple; » tels sont les derniers mots de la longue lettre de Robespierre, qui nous a permis de préciser son rôle pendant les quelques jours antérieurs et postérieurs à la prise de la Bastille. Affreuses sans doute ont été les exécutions pulaires dont Foulon et Berthier furent les victimes; mais il s'en faut de beaucoup qu'elles aient excité à cette époque les répugnances avec lesquelles nous les envisageons aujourd'hui. « Le sang qui coule est-il donc si pur? » n'avait pas craint de s'écrier Barnave. C'est qu'en effet de bouche en bouche circulaient ces mots féroces attribués à Foulon par presque tous les écrits du temps : « Si j'étais ministre, je ferais manger du foin aux Français!» et il avait été ministre. La Fayette luimême, en essayant de le sauver, déclarait hautement qu'il le considérait comme un grand scélérat (1). Enfin, lorsque Lally-Tolendal reproduisait sa motion, il avait soin de dire que les coups terribles portés par un ministère coupable avaient amené ces catastrophes effrayantes (2). Pour nous qui, profitant de l'œuvre de nos pères, avons le bonheur de vivre dans un temps où les mœurs plus douces ne permettraient sans doute pas le retour de pareilles scènes, nous avons raison de déplorer ces immolations inutiles; mais n'oublions jamais qu'à l'heure où elles se commettaient, sous le règne même de l'Assemblée nationale, la torture et le supplice de la roue étaient encore usités pour des faits moins graves que ceux reprochés à Foulon; n'oublions pas surtout que quelques jours auparavant, en comparant les soudaines vengeances de la multitude avec les méprises et les sanguinaires maximes des tribunaux d'alors, Mirabeau venait d'écrire: « Si la colère du peuple est terrible, c'est le sang-froid du despotisme qui est atroce; ses cruautés systématiques font plus de malheureux en un jour que les insurrections populaires n'immolent de victimes pendant des années (3). »

cours, comme nous l'avons déjà fait observer, ont été singulièrement écourtés dans tous les journaux du temps.

(1) Discours de La Fayette à l'hôtel de ville, rapporté par les Deux Amis de la liberté, œuvre réactionnaire, ne l'oublions pas.

(2) Moniteur du 23 juillet 1789, no 22.

(3) Dix-neuvième lettre de Mirabeau à ses commettants.

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