Page images
PDF
EPUB

pieuses, beaucoup de respect et d'amour pour le monastère de Cluny. La bataille s'engagea; elle fut longue et opiniâtre. Cependant les Chrétiens n'éprouvaient point de pertes et paraissaient toujours conserver l'avantage. Enfin les Sarrasins furent saisis d'une terreur subite, le désordre se mit dans leurs rangs, et bientôt, abandonnant le combat, ils cherchèrent, mais en vain, leur salut dans la fuite; ils tombaient percés de leurs propres traits, ou s'arrêtaient, frappés de stupeur par une main divine. Les troupes chrétiennes au contraire, couvertes de la protection de Dieu comme d'un bouclier, firent un si grand carnage de leurs ennemis, qu'un petit nombre de fuyards put à peine échapper au désastre de cette armée innombrable. On dit même que leur prince Motget, nom qui répond dans leur langue à celui de Moïse, périt dans la mêlée. Les vainqueurs recueillirent les dépouilles de leurs ennemis; ils en retirèrent un grand nombre de talens d'or et d'argent, et accomplirent fidèlement le vœu qu'ils avaient fait auparavant. Les Sarrasins, en marchant au combat, se couvrent ordinairement des plus riches ornemens d'or et d'argent, ce qui contribua à rendre plus brillante encore la pieuse offrande des Chrétiens. Ils se hâtèrent d'envoyer à l'abbaye de Cluny tout le fruit de leur triomphe, selon leur promesse. Le vénérable abbé Odilon employa une partie de ces dons à décorer l'autel de saint Pierre d'un ciboire de la plus grande beauté, et il fit distribuer le reste aux pauvres, jusqu'au dernier sou, avec une libéralité vraiment admirable. Quoi qu'il en soit, la fougue des Sarrasins, ainsi comprimée, se ralentit pendant quelque temps.

CHAPITRE VIII.

Combat des Lettes contre les Chrétiens dans le nord.

LA Germanie, qui s'étend depuis le fleuve du Rhin jusqu'aux limites septentrionales du monde, est habitée par une foule de nations confuses dont on connaît la férocité. Un des peuples les plus cruels de cette contrée est celui qui occupe la partie la plus reculée de la seconde Rhotie; car la première, qui a tiré comme l'autre son nom du Rhin, est placée le long de la rive occidentale de ce fleuve, et le nom qu'on lui donne ordinairement est une corruption des mots, royaume de Lothaire'. L'autre est habitée par la nation la plus barbare et la plus féroce, celle des Lettes, dont le nom est tiré de lutum, fange. En effet, les côtes qu'ils occupent le long de la mer du Nord sont couvertes de marais infects, qui ont fait donner aux peuples du pays le nom de Leutiques ou fangeux. L'an 1000 de la Passion du Sauveur, ils sortirent de leurs repaires, et se jetèrent sur le pays des Saxons et des Bavarois, qu'ils dévastèrent sans pitié. Les habitations des Chrétiens furent ren

2

1 Jamais la partie occidentale du Rhin, appelée Lothairrègne ou Lorraine, n'a porté autrefois le nom de Rhotie. C'est une supposition de Glaber tout aussi absurde que son étymologie du mot Rhætie qu'il fait venir de Rhin.

2 Il est inutile d'insister sur l'absurdité de cette étymologie; les Lettes étaient une nation d'origine asiatique, liée probablement aux nations Slaves, et de laquelle sont sortis les Lithuaniens, les Courlandais, et plusieurs autres tribus établies sur les côtes de la Baltique.

versées et rasées partout sur leur passage; les hommes et les femmes égorgés. L'empereur Conrad alla plusieurs fois à leur rencontre, à la tête d'une armée formidable, remporta sur eux plusieurs avantages, mais la victoire lui coûta toujours un grand nombre des siens. Tout le clergé des églises et le peuple de son royaume, affligés de ces pertes, adressèrent à Dieu des prières pour appeler sa vengeance sur la fureur aveugle de ces barbares, et le conjurèrent d'accorder un triomphe éclatant aux Chrétiens pour l'honneur de son nom. Conrad fondit alors sur ses ennemis, dont il fit un grand massacre. Les autres cherchèrent leur salut dans la fuite, et coururent se cacher tout tremblans dans leurs retraites inaccessibles. Cette victoire ayant ranimé le courage de Conrad, il rassembla de nouveau ses troupes, passa en Italie, s'avança jusqu'à Rome même, et une année de séjour dans ce pays lui suffit pour subjuguer et ranger au devoir tous les rebelles. Il renouvela avec le roi de France Henri, fils de Robert, le traité de paix et d'alliance que son père avait fait avec ce prince; et pour lui témoigner son amitié, il lui fit présent d'un lion énorme. Henri épousa ensuite Mathilde, princesse d'une grande vertu, et l'une des plus nobles du royaume de Germanie.

CHAPITRE IX.

Sigue dans le soleil.

La même année (l'an 1000 de la Passion du Sauveur), le 29 juin, et la vingt-huitième lune, il y eut une éclipse de soleil effroyable, qui dura depuis la sixième jusqu'à la huitième heure du jour. Le soleil lui-même paraissait couleur de safran, et le haut de cet astre semblait avoir pris la forme du dernier quartier de la lune. Tous les visages étaient pâles comme la mort, et tous les objets qu'on apercevait dans l'air étaient jaunes et safranés. L'étonnement et l'épouvante remplirent alors tous les cœurs, et à la vue de ce triste présage, on attendit avec effroi quelque événement funeste au genre humain. En effet, le même jour, c'est-à-dire celui de la Nativité des apôtres, des seigneurs romains, ayant formé une ligue contre le pape, se présentèrent dans l'église de Saint-Pierre pour égorger le pontife. Ils ne purent accomplir leur cruel projet, mais ils réussirent du moins à le chasser du Saint-Siége. L'empereur s'étant rendu en Italie pour punir l'insolence des Romains, tant dans cette occasion que dans beaucoup d'autres, rétablit le pontife dans sa dignité. On vit en même temps régner par tout l'univers, dans les églises comme dans le siècle, le mépris de la justice et des lois. On se laissait emporter aux brusques transports de ses passions. Plus de sûreté parmi les hommes : la bonne foi, le fonde

ment et la base de tout bien, était désormais méconnue. Enfin, on ne put douter bientôt que les péchés de la terre n'eussent fatigué le ciel, et, selon la parole du Prophète, les iniquités des peuples furent tellement multipliées que l'on commit meurtres sur meurtres1. Le vice fut bientôt en honneur dans presque tous les ordres du royaume. Les rigueurs salutaires d'une sévérité constante, inflexible, tombèrent dans l'oubli, et l'on put justement appliquer à nos peuples cette parole de l'Apôtre : Il y a parmi vous une telle impureté, qu'on n'entend point dire qu'il s'en commette de semblables parmi les païens1. L'avarice la plus impudente s'empara de tous les cœurs; la foi fut ébranlée, et de là bientôt sortirent les vices les plus honteux, l'inceste, le brigandage, la lutte aveugle des passions, le vol et l'adultère. O ciel! qui pourrait le croire? chacun avait horreur de se juger soi-même, et cependant personne ne songeait à renoncer à ces pratiques criminelles.

Quatre ans après 3 il y eut encore une éclipse de soleil, le 22 août, à la sixième heure, et la vingthuitième lune, comme à l'ordinaire. La même année, Conrad, empereur des Romains, mourut en Saxe. Son fils Henri, auquel il avait fait porter pendant sa vie le titre de roi, gouverna l'Empire après lui. Guillaume, comte de Poitiers, ayant obtenu à prix d'argent sa liberté de Geoffroi, fils de Foulques, surnommé Martel, qui l'avait pris dans un combat et

Osée. ch. 4, v. 2.2 Ir. Ep. de saint Paul aux Cor., ch. 5, v. 1. 3 Au lieu de quatre ans il faut lire six ans. Cette éclipse eut lieu le 22 août, au témoignage unanime de toutes les chronologies : c'est la même année que mourut Conrad, comme on le verra plus bas.

« PreviousContinue »