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PRÉFACE.

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DC223


V.1

NAPOLÉON a été l'étude de ma vie depuis le 18 brumaire. Dès cette époque, j'avais conçu le dessein de représenter dans un tableau fidèle cet homme imprévu et neuf dans l'histoire. Sous le consulat et sous l'empire, je m'attachai à recueillir et à mettre en ordre de nombreux matériaux; j'avais formé un ensemble de tant d'élémens qui composent une renommée si extraordinaire, et déjà une grande partie de l'Histoire de l'Empereur était écrite et achevée mais, par degrés, l'étendue et les difficultés de l'entreprise, comparées avec mes forces, m'inspirèrent du découragement. Dans cette disposition d'esprit, je me suscitai à moi-même des obstacles dont l'invincible résistance était plutôt un fantôme de mon imagination qu'une réalité. L'examen de la vie de Napoléon, me disais-je, laisse dominer trois grands caractères : l'excès du génie, l'excès de la fortune et l'excès du malheur. L'écrivain, quel qu'il puisse être, doit trem. bler à l'aspect de ces proportions colossales. Mais, en adoptant cette idée qui me détournait de mon premier projet comme d'un péril insurmontable, j'oubliais qu'il s'agissait bien plus pour moi de retracer la carrière de Napoléon, que de mesurer la hauteur du géant de la guerre, de la politique et du gouvernement, et que si je faiblissais dans cette

dernière tentative, le public tout entier viendrait par ses souvenirs au secours de mon insuffisance. Une autre objection de la crainte avait encore arrêté ma plume: contemporain de Napoléon, spectateur de son règne, honoré de quelque confiance sous son gouvernement, consterné du triomphe des étrangers, qui n'étaient pas moins les ennemis de la France que les siens, profondément affligé des souffrances de ce Prométhée de la gloire, je craignais d'être encore trop frappé de ce que j'avais vu s'élever, briller et disparaître, pour que mon jugement pût être désintéressé sur les merveilles de la période de vingt-cinq années, qui commence à la bataille de Montenotte et finit avec la longue et cruelle agonie de Sainte-Hélène.

Mais j'aurais dû sentir que les scrupules de la bonne foi qui ne m'abandonnerait jamais dans le cours du travail, we serviraient de préservatifs contre les erreurs de la passion, et que d'ailleurs, dussé-je me laisser entraîner par elle à mon insu, la qualité de témoin avait, au lieu des inconvéniens que je redoutais, d'immenses avantages. En effet, l'écrivain qui a vu les faits qu'il raconte, qui a reçu d'eux une impression inévitable, qui a pu comparer comme moi cette impression avec les manifestations de la joie, de la crainte ou de l'espérance d'un peuple dont les destinées étaient entre les mains d'un homme, a dans le cœur des souvenirs profonds, devant les yeux des images fidèles, dans l'esprit des jugemens qui ont été faits par tout le monde au moment de l'évènement. Comme peintre, il porte en lui la véritable physionomie des hommes et des choses; et, comme historien, son rôle se borne souvent à celui de rapporteur exact, quand il semble n'émettre que son opinion personnelle. Ce sont là, sans doute, des élémens de vérité bien précieux, et dont aucun talent ne peut entièrement réparer ou com

penser l'absence. Ainsi les raisons qui me faisaient interrompre une entreprise à laquelle j'avais consacré tant de travail, n'avaient point la force que je leur prêtais; je cédai pourtant à leur influence, et je me bornai à donner le tableau politique et militaire de l'année 1813. Le bienveillant accueil que cette production reçut du public, frappé sans doute des révélations nouvelles qu'elle contenait sur une époque si importante, ranima mon courage et m'inspira la vive tentation de reprendre le vaste sujet que je méditais toujours. J'hésitais encore cependant, quand une circonstance leva tous mes doutes.

J'avais appris de très-bonne heure, et les journaux me rappelèrent alors que sir Walter Scott avait entrepris d'écrire la vie de Napoléon. Comme les Lettres de Paul, publiées en 1822, ne renferment qu'une suite d'outrages et de calomnies contre l'armée, contre les Français et contre l'Empereur, je me sentis tourmenté du besoin de paraître aussitôt que notre ennemi devant le tribunal des contemporains, avec une histoire du grand homme qui occupe le siècle comme il occupera l'avenir. Je voulais opposer la vérité à la passion, repousser les suppositions de la haine par l'éloquence des faits; mais, je l'avoue, j'étais loin de prévoir que mon ouvrage dût être, à chaque moment, la réfutation indispensable et perpétuelle des ignorances, des fautes, des mensonges et des injustices du romancier anglais. Jamais un tel oubli des devoirs les plus sacrés, dans un écrivain qui prenait le titre d'historien à la face de l'Europe, n'aurait pu entrer dans ma pensée. Quoi qu'il en soit, le senti. ment qui m'inspirait la résolution de combattre sir Walter Scott ne me permit pas plus de calculer les périls où j'allais courir en descendant dans la lice contre un homme chargé de tant de palmes littéraires, que l'amour de la patrie ne

permettait à un soldat français de compter ses ennemis en 1814. J'avoue aussi qu'un moment peut-être, incertain de savoir s'il convenait à un Français de relever le gant d'un adversaire qui s'était montré aussi inique et aussi déloyal dans le récit des désastres de Waterloo, j'y fus tout à coup décidé, en relisant dans le Mémorial de Sainte-Hélène les passages suivans (tome III, pages 239, 240, 241): « Après « tout, dit Napoléon, qui venait de parcourir le recueil ca<«<lomnieux de Goldsmith; après tout, ils auront beau re⚫ trancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de << retrancher tout-à-fait. Un historien français sera pourtant « bien obligé d'aborder l'empire; et, s'il a du cœur, il fau<dra bien qu'il me restitue quelque chose, qu'il me fasse « ma part; et sa tâche sera aisee, car les faits parlent : ils « brillent comme le soleil.

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« J'ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. « J'ai dessouillé la révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. J'ai excité toutes les émulations, récompensé << tous les mérites, et reculé les limites de la gloire! Tout a cela est bien quelque chose! Et puisur quoi pourrait-on « m'attaquer, qu'un historien ne puisse me défendre? Se«raient-ce mes intentions? mais il est en fonds pour m'ab« soudre. Mon despotisme? mais il démontrera que la dic«tature était de toute nécessité. Dira-t-on que j'ai gêné la • liberté? mais il prouvera que la licence, l'anarchie, les grands désordres étaient encore au seuil de la porte. « M'accusera-!-on d'avoir trop aimé la guerre? mais il dé« montrera que j'ai toujours été attaqué; d'avoir voulu la « monarchie universelle? mais il fera voir qu'elle ne fut que « l'œuvre fortuite des circonstances; que ce furent nos en« nemis eux-mêmes qui m'y conduisirent pas à pas. Enfin, ■ sera-ce mon ambition? ah! sans doute, il m'en trouvera,

« et beaucoup; mais de la plus grande et de la plus haute • qui fut peut-être jamais ! celle d'établir, de consacrer enfin « l'empire de la raison, et le plein exercice, l'entière jouisasance de toutes les facultés humaines! Et ici, l'historien

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peut-être se trouvera réduit à devoir regretter qu'une telle ⚫ ambition n'ait pas été accomplie, satisfaite!... »

Dès ce moment, je rentrai dans la carrière avec la ferme résolution de la parcourir jusqu'au bout, et je me consacrai tout entier à cette même entreprise devant laquelle j'avais reculé avec effroi. C'est le fruit de mes anciennes veilles et de mes nouveaux efforts que j'offre en ce moment au public. Voici ce que je disais dans la préface du Portefeuille de 1813 :

Napoléon est plutôt un homme de Plutarque qu'un héros moderne. Il est tombé comme un être d'une nature unique au milieu d'une civilisation qui lui était contraire. Il s'est trouvé le prisonnier de cette civilisation, mais un prisonnier souvent irrité contre ses entraves. Qu'a produit cette contrainte où l'enchaînaient les mœurs d'une vieille société ? Ne pouvant les détraire, parce qu'au temps appartient un pareil changement, il s'était emparé de ses mœurs; et, pour les approprier à sa nature, il avait dû les pousser à l'excès, sous quelque forme qu'elles se fussent présentées à lui, soit dans la carrière des armes, soit dans celle du pouvoir; mais aussi il leur avait imprimé un grand caractère par l'influence de ses lois civiles, et par la régularité de sa majestueuse administration.

Telles sont les phases de la vie de cet homme qui nous a gouvernés :

La prise de Toulon l'annonce à l'armée; le canon de vendémiaire l'annonce à la France; les trophées de l'Italie l'annoncent à l'Europe; la conquête de l'Egypte l'annonce

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