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Utilité des dissensions entre

le sénat et

l'autorité avait été tout entière entre les mains du sénat, elle aurait pu dégénérer bientôt en tyrannie et en pouvoir despotique: mais le peuple étant venu à bout, par une opiniâtre résistance, de la partager avec lui, elle demeura dans une espèce d'équilibre qui fut le salut de la république.

Il faut l'avouer, ces dissensions, quoique accompagnées d'un grand nombre d'inconvénients, prole peuple. curèrent un avantage considérable à l'état. Elles formèrent une multitude de gens d'un grand mérite, et en perpétuèrent la succession et la durée. Les patriciens, qui s'obstinaient à se conserver à eux seuls les commandements, les honneurs, les magistratures, ne pouvant les obtenir que par les suffrages des plébéiens, étaient obligés de faire tous leurs efforts pour prouver qu'ils en étaient dignes par des qualités supérieures, par des services réels et multipliés, par des actions d'éclat dont leurs adversaires mêmes étaient témoins, et auxquelles ils ne pouvaient refuser leur estime et leurs louanges. Cette nécessité de dépendre du jugement du peuple pour entrer dans les charges obligeait toute la jeunesse patricienne à se donner tout le mérite capable de gagner les suffrages de juges qui les examinaient à la rigueur, et qui n'étaient point disposés à avoir pour les candidats une molle indulgence, tant par l'amour qu'ils avaient pour la gloire et la prospérité de l'état que

par la jalousie héréditaire qu'ils conservaient a l'égard du corps des patriciens.

Les plébéiens, de leur côté, en prétendant aux premières dignités de la république, se virent contraints de se mettre en état de convaincre leurs citoyens qu'ils avaient toutes les qualités nécessaires pour les bien remplir. Il fallait donner des marques d'une valeur distinguée, d'une sage et prudente conduite, d'une grande capacité pour remplir toutes les fonctions des charges qui conduisaient par degrés jusqu'aux premières. Il fallait avoir non-seulement les vertus militaires et la science de conduire une armée, mais le talent d'opiner dans le sénat, de haranguer le sénat et le peuple, de faire le rapport des grandes affaires de l'état, de répondre aux ambassadeurs des peuples étrangers, et d'entrer avec eux dans les négociations les plus délicates et les plus importantes. Par toutes ces obligations, que l'ambition imposait aux plébéiens pour obtenir les dignités, ils se voyaient forcés de faire preuve d'un mérite complet, et du moins égal à celui des patriciens.

Voilà une partie des avantages que produisaient ces disputes si animées entre le sénat et le peuple, d'où résultait une vive émulation entre les deux ordres, et une heureuse nécessité de produire audehors des talents qu'une union et une paix continuelle aurait peut-être amortis et rendus inutiles à peu près, s'il m'était permis d'user de

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u. 199.

cette comparaison, comme d'un morceau d'acier battu avec un caillou il sort une étincelle et un feu qui, sans cette espèce de violence, y demeurerait toujours caché et enseveli.

De Orat. 1. 2, Il y a plus Antoine, ce fameux orateur, dans un célèbre plaidoyer dont Cicéron nous a conservé le plan, où il défendait un citoyen appelé en jugement pour une sédition à laquelle il avait eu part, montre en général que ces disputes et ces dissensions entre le sénat et le peuple', quoique toujours tristes et fâcheuses en elles-mêmes, étaient quelquefois justes et presque nécessaires pour bien public; que, sans ces divisions, on [n'aurait venir à bout ni de chasser les rois de la ville, ni de créer des tribuns du peuple, ni de mettre un frein à la puissance consulaire, ni d'établir l'appel, qui était le ferme appui de la liberté et le salut de l'état.

pu

le

Je m'arrête un peu sur ces mouvements et ces troubles de Rome, qui occuperont une grande partie de l'histoire des commencements de la république (et je crains bien que le lecteur n'en soit ennuyé), parce qu'il est important d'en approfondir les causes, les effets et les suites.

« Conclusi ita ut dicerem, etsi omnes molestæ semper seditiones fuissent, justas tamen fuisse nonnullas, et prope necessarias. Neque reges ex hac civitate exigi, neque tribunos plebis creari, neque ple

biscitis toties consularem potestatem minui, neque provocationem, patronam illam civitatis ac vindicem libertatis, populo romano dari sine nobilium dissensione potuisse. »

admirable

Ajoutons que ces dissensions mêmes contribuent plus que toute autre chose à faire connaître la sagesse et du sénat et du peuple romain. Elles intéressaient les deux ordres de l'état par les endroits les plus sensibles, et étaient poussées avec toute la vivacité et toute la violence possibles. Néanmoins, pendant près de quatre siècles, c'est-à-dire jusqu'au temps des Gracques, elles ne coûtèrent pas une seule goutte de sang à la république. Le sénat savait prévenir les excès où le peuple aurait pu se porter, en se relâchant à propos de sa fermeté, et en lui accordant, en tout ou en partie, ce qu'il demandait et le peuple quelquefois, se piquant Modération de générosité, se contentait de la bonne volonté du peuple du sénat, et n'en usait point. La dispute au sujet du consulat, où le peuple prétendait avoir part, fut une des plus vives et des plus échauffées. Le sénat enfin prit un tempérament. Il consentit qu'au lieu des consuls on nommât des tribuns militaires, qui pourraient être indistinctement choisis entre les patriciens et les plébéiens. Le peuple, si fier lorsqu'il fallait défendre sa liberté et son honneur, se montra si modéré après que la chaleur des débats fut passée, qu'il nomma trois tribuns militaires, tous patriciens. Où trouverait-on aujourd'hui, s'écrie Tite-Live plein d'une juste admiration, en un seul particulier la modération1, l'équité, la

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romain.

grandeur d'ame qui parurent alors dans tout un peuple?

D'où croit-on que venait une retenue si rare et si admirable? C'est que ces deux ordres se respectaient sérieusement, et qu'ils étaient réellement très-respectables par un caractère et un mérite non communs. Ce respect réciproque naissait de l'intime conviction qu'ils étaient mutuellement nécessaires à l'état, et que l'extinction de l'un des deux ordres entraînerait infailliblement la ruine du tout. Qu'aurait fait le sénat en effet, et que serait-il devenu sans le peuple, surtout environné de nations voisines toutes jalouses de l'agrandissement de Rome? et qu'aurait fait le peuple aussi sans le sénat, qui renfermait dans son sein tous les généraux d'armée, tous les magistrats, tous les pontifes, tous les principaux soutiens de l'état? Ces considérations, ces vues, arrêtaient de part et d'autre les contestations quand on était le plus près de la rupture.

La suite de l'histoire nous fournira une foule d'exemples de modération et de sagesse qui nous doivent donner une grande idée du peuple romain, et qui nous font connaître parfaitement le fond de son caractère. Il ne faut pas en juger par certains accès de violence et de fureur auxquels le

Multitudo omnis, sicut natura maris, per se immobilis est: venti et auræ cient. Ita aut tranquillum aut procellæ in vobis sunt, et

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causa atque origo omnis furoris penes auctores est.» (LIVIUS, lib. 28, cap. 27.)

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