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Cette disposition était entretenue et cimentée par l'union particulière des citoyens entre eux. C'est à quoi les premiers rois, dès le commencement, donnèrent tous leurs soins et toute leur application, convaincus que de là dépendait le salut de l'état. La distribution des artisans en différents corps qui les réunissaient tous ensemble, chacun selon leur profession, les devoirs réciproques établis entre les patrons et les clients, c'est-à-dire entre les grands et les petits, tendaient à ce but, et contribuaient beaucoup à l'union des citoyens, malgré la différence d'emplois et l'inégalité de conditions.

de la liberté.

Un autre lien encore plus ferme que le premier, premier, Amour et qui en serrait les noeuds plus étroitement, était l'amour de la liberté. Les Romains aimaient la patrie, parce qu'elle était ennemie déclarée de toute servitude et de tout esclavage. Ils se figu raient, sous ce nom de liberté, un état où personne ne fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus puissante que les hommes.

Ce goût républicain paraissait né avec Rome même, et la puissance des rois n'y fut point contraire, parce qu'elle était tempérée par le pouvoir du sénat et du peuple, qui partageaient avec eux l'autorité du gouvernement. Il est vrai néanmoins que pendant tout ce temps ce ne fut encore qu'un faible essai de la liberté. Les mauvais traitements de Tarquin-le-Superbe en réveillèrent vivement en

eux l'amour, et ils en devinrent jaloux à l'excès quand ils en eurent goûté la douceur toute entière sous les consuls.

Il fallait que dès-lors cet amour de la liberté fût bien vif et bien violent, pour étouffer dans un père tous les sentiments de la nature, et pour lui mettre en quelque sorte un poignard à la main contre ses propres enfants. Mais Brutus crut devoir sceller par leur sang la délivrance de la patrie, et inspirer aux Romains, pour tous les siècles, par cette sanglante'exécution, une horreur invincible de la servitude et de la tyrannie.

Ce fut l'effet véritablement que produisit cet exemple. Le plus léger soupçon que donnait un citoyen de vouloir porter atteinte à la liberté faisait oublier dans l'instant même toutes ses grandes qualités et tous les services qu'il pouvait avoir rendus à sa patrie. Marcius, tout brillant encore de la gloire qu'il s'était acquise au siége de Corioles, fut banni pour cette seule raison. Sp. Mélius, malgré ses libéralités à l'égard du peuple, et, à cause de ces libéralités mêmes qui l'avaient rendu suspect, fut puni de mort. Manlius Capitolinus fut précipité de ce même Capitole, qu'il avait défendu si courageusement et qu'il avait sauvé des mains des Gaulois, parce qu'on crut qu'il voulait se faire roi. Le fonds d'un romain, pour ainsi parler, était l'amour de la liberté et l'amour de la patrie.

Joignez à ces deux caractères le désir de la gloire,

et l'envie de dominer, vous aurez le Romain tout

entier.

la gloire.

La gloire était le grand mobile de ces belles ac- Passion pour tions qui ont fait tant d'honneur aux Romains. Je ne prétends pas ici les justifier sur ce point; je marquerai dans la suite ce qu'il en faut penser. Je dis seulement que c'est cette vue, ce motif d'honneur qui fit prendre en peu de temps de si merveilleux accroissements à la république ', depuis qu'elle se fut mise en liberté. Les fréquents exemples d'amour de la patrie et de dévouement au bien public dont Rome fut témoin dans ce temps de crise, et qu'elle récompensa d'une manière si éclatante, allumèrent, non-seulement dans la noblesse, mais parmi le peuple même, cette noble émulation et ce beau feu de gloire qui fait tout entreprendre, et donnèrent le ton, pour ainsi dire, à toute la nation, et pour toujours. Avides de louanges, ils comptaient l'argent pour rien, et n'en faisaient cas que pour le distribuer. Ils se contentaient d'un bien médiocre, mais désiraient la gloire sans mesure.

Le désir d'être honoré produit pour l'ordinaire celui de dominer. Il paraît beau d'être le maître, de commander aux autres, d'imposer des lois, de

1e Civitas, incredibile memoratu est, adeptâ libertate, quantùm brevi creverit: tanta cupido gloriæ incesserat! » (SALLUST.)

2

"

Laudis avidi, pecuniæ liberales erant: gloriam ingentem, divitias honestas volebant. » (Idem, in Bello Catilin.)

dominer.

se faire craindre et obéir. Cette passion', naturelle à tous les hommes, était plus vive et plus agissante dans les Romains que dans aucun autre peuple. On dirait, à voir le ton d'autorité qu'ils prennent d'assez bonne heure, que dès-lors ils se croyaient destinés à devenir un jour les maîtres du monde. Ils traitaient avec douceur les peuples vaincus, mais en exigeant toujours d'eux une soumission marquée. Une première victoire conduisait à une seconde. Poussant leurs conquêtes de proche en proche, ils allaient toujours en avant, et ne savaient ce que c'était que de s'arrêter. Tout ce qui ne se soumettait point à eux était ennemi, et surtout les têtes couronnées 2. La raison qui les engageait à faire la guerre à tous les peuples, à toutes les nations, à tous les rois, n'était autre qu'une passion démesurée de dominer3. Mais cette ambition était couverte d'un voile d'équité, de modération, de sagesse, qui lui ôtait tout ce qui aurait pu la rendre odieuse. Si les Romains étaient injustes pour conquérir, ils gouvernaient avec douceur les nations subjuguées, et elles ne furent jamais plus heureuses que sous leur domination.

T

vant.)

« Ea libido dominandi, inter parle dans ce passage et dans le suialia vitia generis humani, meracior inerat populo romano. » (S. AuGUST. de Civ. Dei, lib. 1, c. 30.)

2 « Omnia non serva, et maximè regna, hostilia ducant.» (SALLUST. in fragm.) (C'est Mithridate qui

"

3 « Namque Romanis, cum nationibus, populis, regibus, cunctis, una et ea vetus causa bellaudi est, cupido profunda imperii.» (SALLUST. ibid.)

Ni la Grèce, ni l'Asie-Mineure, ni la Syrie, ni l'Égypte, ni enfin la plupart des autres provinces, n'ont été sans guerre que sous l'empire romain.

la constitu

publique

Les qualités dont j'ai parlé jusqu'ici, si propres Quelle était à faire des conquérants, étaient aidées et soutenues tion de la répar la constitution même de l'état, et par les principes de politique sur lesquels roulait le gouvernement des Romains.

côté

romaine.

de l'état. Divisions continuelles

entre le sénat et le

peuple,

utiles à l'un

Deux corps partageaient à Rome l'autorité, le Deux corps sénat et le peuple. Nous les verrons toujours aux prises l'un contre l'autre dans toute la suite de l'histoire. Une jalousie naturelle, fondée d'un sur le désir de dominer dans la république, de et à l'autre. l'autre, sur celui de se conserver libres et indépendants, excitera entre eux des querelles et des combats qui ne finiront qu'avec la république même. Ce peuple généreux, qui se regardait comme né pour commander à tous ses voisins, ne pouvait consentir à se laisser réduire en une espèce de servitude par ses citoyens. De là tant de résistances aux entreprises que faisaient les grands pour se rendre les maîtres de là tant d'efforts pour s'égaler aux nobles, et pour partager avec eux les charges et les honneurs.

Il semble que des dissensions si continuelles auraient dû, dès les premiers siècles, sinon les ruiner entièrement, du moins beaucoup affaiblir les forces de l'état. Cependant le contraire arriva, et elles ne servirent qu'à conserver et à affermir la liberté. Si

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