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écrire. Ovide est peut-être de tous les poètes latins celui auquel le goût du primitif est resté le plus étranger. Il a plus qu'aucun autre l'âme moderne et il s'en fait gloire(").

Moderne, il l'est par rapport à son temps; mais il l'est même par rapport à nous. Car il ne se contente pas d'habiller à la mode du jour les vénérables personnages de l'antiquité; il devance son époque et fait pressentir l'avenir. Il a sa manière à lui d'envisager les légendes et de se comporter à leur égard, manière curieuse et charmante qui sera, bien des siècles après, celle d'écrivains nés sur le même sol et qui, en attendant, puísque c'est le point que nous voulons mettre ici en lumière, le distingue nettement des précédents auteurs de Métamorphoses comme des poètes d'Alexandrie en général. Au fond, les idées d'Ovide ou d'un Callimaque sur la divinité se ressemblent. Ils ne sont pas irréligieux; ils reconnaissent la nécessité du culte. Ce qu'ils se permettent, c'est de discuter les fables traditionnelles : ils séparent la mythologie de la religion. Ainsi Callimaque refuse d'accepter la croyance populaire d'après laquelle Jupiter aurait partagé le monde avec ses frères sur un coup de dés (car, dit-il, on ne peut tirer au sort que des lots d'égale valeur (2)), de même qu'Ovide exprime des doutes sur la réalité des métamorphoses (3). Mais il y a une différence. Callimaque discute gravement et, s'il rejette certaines versions comme invraisemblables, celles qu'il accueille, il les raconte avec le sérieux qui convient au poète officiel des Hymnes, au poète érudit des Causes. Ovide a un tout autre ton. Il reste parfaitement détaché vis-à-vis des propres légendes qu'il adopte. Il ne résiste pas au plaisir de nous redire celles mêmes dont il se défie le plus. D'aucune il ne se porte garant; les croira qui voudra; et peu lui importe si personne n'y croit; il lui suffit que le motif ait été agréable à développer. Y croit-il lui-même? Il ne se le demande pas, ne cherche pas à le savoir. Et en le lisant, nous nous posons en vain la question Veut-il se moquer; est-il sérieux? En réalité, il flotte entre le sérieux et la raillerie, passant de l'un à l'autre sans effort ou plutôt, par une de ces combinazioni tout italiennes, unissant en lui à la fois, et au même moment, l'un et l'autre. Demi-sourire sans insolence, ironie sans malice, verve de conteur en belle humeur qui plaisante, traite ses dieux avec familiarité, en parle légèrement mais sans insister, bonhomie un peu sceptique mais qui n'approfondit pas ses doutes et s'accommode d'un reste de foi tout cela constitue une attitude très particulière et un mélange

Lafaye, p. 111. Cf. Ebert, Der Anachronismus in Ovids Metamorphosen, Ansbach, 1888.

SAVANTS,

(2) Hymnes, I, 60-65.
(IV, 271-273; VIII, 614-615.

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IMPRIMERIE NATIONALE.

très savoureux. Car on se lasse de la parodie et des travestissements burlesques d'un Scarron; l'attaque violente aussi et la négation brutale fatiguent. On accepte plus volontiers la manière d'Ovide, qui ne pousse pas d'ordinaire la légèreté jusqu'à l'irrévérence et ne pousse jamais le sérieux jusqu'au tragique. C'est parce qu'il garde, malgré tout, un fond de croyance, « qu'il n'a rien d'un Lucien, d'un railleur qui aurait volontairement aidé à la ruine du paganisme ». Si l'on veut le comparer à un autre écrivain, c'est, en descendant jusqu'aux temps modernes, de l'Arioste qu'il faut le rapprocher. Ce rapprochement, déjà indiqué par Montaigne et Voltaire, a été maintes fois repris. Il est exact. C'est bien la même façon de s'amuser de ses récits, fables du paganisme ou contes de la chevalerie, de rire de ses personnages tout en ayant pour eux de la sympathie, de ne plus prendre au sérieux la légende ou carolingienne ou mythologique, tout en y croyant encore à moitié. Les Métamorphoses, par là, sont le commencement d'un genre nouveau; elles sont le premier modèle des poèmes héroï-comiques dont la fortune sera si grande dans l'Italie du xv et du xvr° siècle.

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Et les Métamorphoses sont encore l'esquisse ou l'annonce d'un autre genre, très italien lui aussi, très populaire également, la Nouvelle. Certains de leurs récits, non plus des aventures divines, non pas même des aventures proprement héroïques, les scènes guerrières ne sont pas à la convenance du poète et leur grandeur d'habitude l'écrase (1), mais des aventures plus simples, comme il peut en arriver aux mortels que nous sommes, des sujets qui se tiennent à mi-côte, sujets di mezzo carattere, petits récits d'amour, idylles romanesques qui, si elles finissent en tragédies, nous laissent pourtant doucement attristés et émus plutôt que secoués violemment, méprises ou défiances d'amoureux qui perdent par leur faute un bonheur facile à cueillir, attendrissantes histoires de Pyrame et Thisbé ou de Céphale et Procris, ces récits, qui sont du meilleur Ovide, font songer aux contes florentins de la première Renaissance.

Ainsi Boccace est déjà dans Ovide, comme l'Arioste y était! Que nous voilà loin d'Alexandrie! Ovide semblait un imitateur. Il se trouve qu'il est aussi un précurseur; il représente l'esprit italien des temps modernes, à certains égards l'esprit français. Ce n'est pas tout, faisons un pas de plus. Si les Alexandrins ont exercé sur lui une séduction évidente, c'est par le genre de leurs sujets et leur prédilection pour les choses d'amour;

(1) Si souple est cependant son talent qu'il a su parfois, comme au début du combat des Centaures et des Lapithes,

donner l'illusion de cette grandeur elle-même.

mais quand il en est venu à l'exécution de son ouvrage, il s'est beaucoup moins soucié de les suivre, et le naturel a repris le dessus. Ce qui lui est naturel, c'est la facilité et l'abondance; il a reçu au plus haut degré la vena dives dont parle Horace. Il faut voir ce qu'il fait d'une situation qu'il rencontre, comme il la traite, la développe, l'épuise! Quelle ingéniosité, quelles ressources! Détails, sentiments, idées, dans une description, un récit, un discours, il n'est rien qui lui échappe. Il n'est rien non plus qu'il ne dise; là est son tort. Le grand art consiste à ne pas tout dire; Ovide ne sait pas s'arrêter. Nimium amator ingenii sui, selon la juste remarque de Quintilien (1). Il se complaît dans son développement et, plus le cas est singulier, plus il s'y attarde et en accuse l'étrangeté. Il est heureux le premier de ce qu'il raconte; il s'excite à mesure qu'il avance, rivalise avec lui-même de trouvailles piquantes, accumule les antithèses, les jolies choses, les traits spirituels. Il y a de la virtuosité italienne en lui, virtuosité d'improvisateur, prompt à imaginer, prompt à écrire, jouant avec son sujet, exécutant toutes les variations que l'on voudra sur un thème donné. - Or, nul ne fut moins improvisateur qu'un Callimaque. Une qualité surtout a manqué aux poètes de son école : c'est précisément cette fécondité jaillissante. Pour eux la poésie n'est point un jeu, c'est un labeur; et leurs poèmes sont laborieux en effet par le fond, par les recherches érudites, les allusions savantes, la condensation souvent obscure de la pensée, laborieux aussi par la forme, le travail de ciselure, l'application au détail, le culte du vers, de la phrase, du mot. se surveiller ainsi soi-même, à polir ses œuvres avec des scrupules de raffiné, on ne produit guère, et chaque œuvre produite est d'étendue bornée. Le développement se resserre. Par impuissance et par système à la fois, la brièveté est érigée en loi et l'art est de faire tenir beaucoup de choses en peu d'espace : tels ces camées ou ces intailles, tours de force de la glyptique alexandrine, où dans un chaton de bague sont parfois ramassées sous une forme minuscule de vastes compositions des maîtres antérieurs. Passez en revue toutes les productions de l'époque, peintures, pièces d'orfèvrerie, gemmes, poésies; partout, c'est le même caractère exiguïté du cadre, finesse minutieuse de la touche. Si bien qu'il est à peine exagéré de dire qu'il y a opposition complète entre le tempérament d'Ovide et celui des Alexandrins, la grâce aimable et facile de l'un et l'allure compassée des autres. C'est le flot large et abondant du fleuve à côté du mince filet d'eau qui tombe goutte à goutte, ou encore c'est, à côté du tableau de chevalet, du tableautin léché en per

À

(1) Inst. or., X, 1, 88.

fection, la fresque hardiment brossée, avec ses incorrections et ses négligences, mais aussi avec son ampleur, ses qualités de premier jet, les avantages de la spontanéité. N'oublions pas que pour Sénèque Ovide est poetarum ingeniosissimus (1) et qu'Ovide d'autre part a dit de Callimaque : ingenio non valet, arte valet (2). Ars, ingenium, entre eux l'opposition est là. Mais ce qui a fait vraiment le succès des Métamorphoses, c'est moins encore ce qu'Ovide y a mis de sa nature propre, de ses dons de naissance, de son << ingenium » que ce qui, en elles, portait la marque de l'« ingenium » romain lui-même et, plus particulièrement, de l'époque où elles furent écrites le goût du pathétique, le goût de la déclamation. Le pathétique, c'est le drame; la déclamation, c'est la rhétorique alors en usage. Drame et rhétorique, un spectacle qui donne des émotions fortes, même violentes, des discours ou des exercices oratoires qui visent à l'effet et recherchent une certaine grandeur pompeuse, voilà ce que Rome a aimé de tout temps. Au temps d'Ovide drame et rhétorique se pénètrent, se confondent, et il est impossible, dans une étude des Métamorphoses, de séparer l'un de l'autre.

La tragédie, dit très bien M. Lafaye, devient franchement une province de la rhétorique; c'est le moment où les nouveaux auteurs dramatiques commencent à ecrire non pour être joués, mais pour être lus. Il en résulte surtout que ce qui les frappe chez les classiques du théâtre grec, ce sont les ressources que ceux-ci offrent à l'art oratoire : quoique, à vrai dire, ce rapprochement des deux genres ne date pas du temps d'Auguste; il est déjà dans Euripide; mais il devient plus étroit que jamais, lorsque la foule abandonne les spectacles nobles. Inversement la tragédie envahit la rhétorique à l'école, les jeunes Romains apprennent à traiter des sujets d'éthopées tirés de la mythologie, c'est-à-dire qu'ils doivent imaginer les discours tenus par les héros dans certaines circonstances de leur vie légendaire (3).

Ovide ne voulait pas être seulement un descriptif et un conteur; il voulait être aussi un peintre des passions humaines. Si l'on se rappelle que sa Médée passait pour un excellent ouvrage (4), il semble bien qu'il y eût en lui l'étoffe d'un poète tragique. Du moins cette peinture des passions qu'il n'abordait plus dans un genre spécial, il entendait la reprendre dans son poème mythologique; et de fait, presque toutes les variétés de sentiments qui peuvent agiter l'âme s'y trouvent représentées : la colère, le désespoir, la douleur, l'orgueil, l'inquiétude, la tristesse, la tendresse maternelle ou paternelle; ajoutez-y l'amour proprement dit et toutes les formes de l'amour, amour heureux, amour plus souvent malheureux, trahi ou rebuté, criminel ou coupable, incestueux même. Les Métamor

"Nat. quaest., III, xxvII, 12. (2) Am., I, xv, 14.

(3) P. 153.
(4) Quintilien, X, 1, 98. .

phoses sont ainsi une suite de drames en raccourci. D'autre part Ovide est un élève des rhéteurs. Ces passions, il ne lui suffit pas de les décrire; il faut qu'il les fasse parler. L'essentiel pour lui, ce n'est pas l'action, la péripétie, la transformation finale; il a pour but « d'arriver à un monologue où il condense toutes les émotions qu'éveille le drame : tel est le discours de Penthée; tel est celui d'Hécube... ou d'Althée. De là une scène principale, autour de laquelle toutes les autres viennent se presser en quelques vers (1) ». Disons donc maintenant que les Métamorphoses sont une longue suite d'éthopées; ce sont des discours de classe, composés par un homme qui se souvenait toujours d'avoir été le plus brillant des élèves de rhétorique.

L'influence de l'école sur Ovide a été considérable. Il est le produit naturel et achevé de l'éducation des rhéteurs. Ses maîtres lui ont imprimé un pli qui ne s'est jamais effacé. Il était encore sous leur direction qu'il se distinguait entre tous par son talent à déclamer. On nous dit que des deux variétés importantes d'exercices, les controversiae et les suasoriae, il préférait la seconde. Ce n'est pas pour nous surprendre. Les controversiae portaient sur des questions de droit et rappelaient les débats judiciaires : il y fallait une discussion serrée et logique des points de la cause. Dans la suasoria au contraire, où figuraient les personnages fameux de l'histoire et de la légende, la pensée n'avait pas besoin d'être présentée avec autant de rigueur; l'ordre et le plan étaient moins nécessaires; les développements larges et attrayants, la peinture des passions l'emportaient sur l'argumentation proprement dite: c'était l'affaire d'Ovide. I se plaisait à tourner et retourner une idée en tous sens, à en varier l'expression avec une souplesse étonnante, jusqu'à ce qu'il eût trouvé la sententia, le trait ingénieux et piquant, celui qui s'enfonce dans la mémoire et demeure. Il était dès cette époque tout ce qu'il a été plus tard. Qu'est-ce que les Héroïdes, sinon des suasoriae conçues selon l'esprit et traitées selon la méthode des rhéteurs? Et si nous réunissons la quantité de discours insérés dans les Métamorphoses, qu'est-ce que nous aurons, sinon <«< une sorte de Conciones poétique, un recueil de suasoriae, toutes semblables à celles qu'il avait débitées devant Porcius Latro (2) »? Ces suasoriae sont presque toujours du genre dramatique, monologues souvent étendus où s'épanche un cœur passionné. Niobé, Philomèle, Latone, Polyxène, Hercule sur son bûcher, Hécube devant le cadavre de sa fille, exhalent tour à tour leur colère ou les plaintes que leur arrache la souffrance. Parfois le discours est plus dramatique encore. L'héroïne mise en scène

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