Page images
PDF
EPUB

J'ai peine à croire comment ceux qui ont fait cette accusation en y joignant celle de se frayer ainsi un chemin à la dictature, n'ont pas senti que c'était à la fois dégrader l'assemblée nationale, que de lui inspirer des craintes sur les entreprises d'un seul homme; et injurier l'armée, que de l'associer aux entreprises de l'homme dont on veut faire un objet de terreur. S'il avait eu des projets ambitieux et criminels, il n'aurait songé d'abord, comme César, Sylla, Cromwel, qu'à fonder sa puissance sur des victoires avant de se déclarer ouvertement ; ce qui serait une imprudence absurde dans un ambitieux conspirateur, prouve que le général La Fayette ne forma point un projet coupable. La précipitation de sa démarche en prouve l'innocence. Cromwel a marché à la tyrannie en s'étayant de la faction dominante; La Fayette la combat Cromwel forma un club d'agitateurs, et le chargea de présenter au parlement les griefs de l'armée; La Fayette déteste et poursuit les agitateurs : Cromwel, ennemi de la royauté, fit périr son roi; La Fayette se plaint des atteintes portées à la royauté constitutionnelle, et demande la punition des attentats commis envers le roi des Français.

Six membres de l'assemblée assurent avoir entendu dire au maréchal Luckner, que M. La Fayette lui a fait proposer par M. Bureaux-Puzy, de marcher sur Paris avec son armée. Ils citent ses propres paroles, qui finissent par cette phrase: Ils m'ont fait d'autres propositions, qui sont bien plus horribles. Il ne paraît pas que, sur ces horribles propositions, ils aient interrogé M. le maréchal. M. Hérault, présent à cet entretien, a dit, dans sa déclaration, qu'il ne prétend point révoquer en doute le propos attesté par six représentans du peuple; mais que les seuls mots qu'il puisse affirmer positivement avoir entendu proférer à M. le maréchal, sont ceux-ci : M. La Fayette m'a envoyé M. Bureaux-Puzy, qui m'a fait de sa part des propositions horribles.

Le scrupule de M. Hérault à ne rapporter que les paroles qu'il est certain d'avoir entendues, doit faire croire à la vérité de sa déclaration; et alors, je suis forcé de remarquer qu'elle ne s'accorde pas avec celle des autres députés. D'abord, suivant les

six dénonciateurs, le récit fait par le maréchal, de la proposition de marcher sur Paris, a été suivi immédiatement de cette phrase Voilà ce qu'ils m'ont dit, et ils m'ont fait des propositions bien plus horribles.

Cette phrase, qui conclut un récit, aurait dû rester dans la mémoire de M. Hérault, qui ne rapporte que ce qu'il est certain d'avoir entendu. Il devait être bien plus frappé d'entendre dire qu'on avait fait au maréchal des propositions encore plus horribles que celles qui venaient d'être énoncées, et qu'il n'avait pas bien entendues, que d'entendre dire simplement que M. La Fayette avait envoyé M. Bureaux-Puzy, qui lui a fait, de sa part, des propositions horribles. Ces deux phrases sont bien loin d'avoir le même sens.

Quoi qu'il en soit, ou les six représentans du peuple ont extrê mement mal entendu; ou le maréchal Luckner est bien coupable. Non-seulement il n'a dénoncé, ni au roi, ni à l'assemblée nationale la proposition faite de marcher sur Paris; mais il n'a rien dit de ces propositions bien plus horribles qui lui ont été faites. Il était impossible d'ajouter foi à son discours, sans lui demander de s'expliquer sur ces propositions; et il peut paraître étrange que les six députés ne l'aient pas fait.

L'entretien a eu lieu le 17 au soir. Il n'a été dénoncé que le 21 à l'assemblée nationale; et le 19, le maréchal, en passant par Châlons, écrit à M. La Fayette : « La cabale doit nous traiter également, et je suis prévenu que vous et moi, nous devons être dénoncés, et que nous l'avons déja été l'un contre l'autre. > Le 25, il lui écrit: Je suis pressé de vous témoigner combien les calomnies dont vous me parlez m'ont affecté. Vous me connaissez assez pour que je doive compter que vous n'avez reconnu qu'une intrigue dans les propos aussi faux qu'impossibles qu'on m'a prêtés. » Il faut convenir, en lisant ces deux lettres, que six députés ont extrêmement mal entendu les paroles du maréchal, ou que ce vieux guerrier a toute la fausseté d'un vieux courtisan. Il faut croire qu'ils ont mal entendu ; ou, en déclarant. La Fayette coupable, couvrir Luckner d'une tache infamante.

les

Quoi! la proposition de marcher sur Paris est transformée à l'instant même par le maréchal, dans sa réponse, en la demande de s'absenter pour quelques jours de l'armée! Sur cette proposition et sur les autres choses bien plus horribles, le maréchal déclare qu'il ne peut avoir aucune opinion! Il comble de marques d'amitié l'auteur de ces projets horribles! Il ajoute froidement : « Ce que j'ai à vous demander, c'est le concert de vos opérations avec les miennes. Je suis bien persuadé que vous prendrez dans toute hypothèse, des mesures telles, que le service et le bien de la chose publique n'en souffrent pas. » Et pas un mot du projet de marcher sur Paris! pas un mot des choses bien plus horribles!

Maintenant vous pouvez juger. Vous ne perdrez pas de vue la phrase dans laquelle le général, après avoir fait sa profession de foi politique sur les factions intérieures, ajoute ces mots : < Ainsi pensent les dix-neuf vingtièmes du royaume, mais on a peur; moi, qui ne connaissais pas ce mal-là, je dirai la vérité. › Il est impossible que les hommes de bonne foi ne soient pas convaincus par cette phrase que l'intention du général était de venir seul. Je dirai la vérité n'est pas l'expression d'un homme qui veut agir à la tête d'une armée. Un foule de réflexions se présente à l'esprit, je me bornerai à une seule : C'est qu'en cherchant les preuves de la prétendue proposition de conduire une armée à Paris, on a heureusement constaté d'une manière certaine une circonstance glorieuse pour notre armée, qui avait inspiré au général la confiance de la présenter à l'ennemi; glorieuse pour le général qui avait cette confiance, et désespérante pour ses ennemis, qui l'ont accusé d'avoir voulu conserver Je Brabant à l'Autriche; de s'être opposé à la guerre offensive. Il faut rappeler ici les expressions de la lettre que le général La Fayette avait chargé M. Bureaux-Puzy de remettre au maréchal Luckner, et qui contenait un plan d'attaque.

Voilà une proposition vraie, constatée par des lettres authentiques; et les hommes de bonne foi ne balanceront pas entre le projet certain de combattre l'ennemi, et l'absurde accusation d'avoir voulu marcher sur Paris.

Si nos ennemis secrets ont formé le dessein de se servir de nous pour jeter la discorde dans l'armée et parmi les généraux, ils ont merveilleusement réussi ; et ces misérables détails qui ont occupé l'assemblée, et dans lesquels je suis forcé d'entrer, cette pénible recherche des paroles d'un vieux général qui comprend à peine notre langue, tout cela est-il bien digne d'une assemblée chargée des plus grands intérêts, et qui doit prévoir les plus grands périls? Ah! ce n'est pas ainsi qu'on sauve un empire, et le moindre inconvénient de ces petitesses est de jeter du ridicule sur l'assemblée nationale, et de réjouir nos ennemis.

Voulez-vous faire la guerre avec succès ? Que vos généraux ne soient pas gênés dans leurs opérations, qu'ils aient le choix illimité de leurs mouvemens. C'était l'usage constant du peuple romain; il ne s'en est jamais écarté.

Rome était persuadée, dit un célèbre publiciste, qu'il importait que ses généraux eussent l'esprit libre et dégagé de toute inquiétude, que nulle espèce de considérations ne pût gêner leurs opérations. Elle ne voulait pas ajouter de nouveaux embarras, de nouveaux périls à une chose qui de soi-même en est remplie. Elle croyait enfin qu'une maladresse de cette nature l'empêcherait de trouver jamais des généraux qui se portassent vigoureusement à une expédition.

Telle doit être la conduite des Français, s'ils veulent triompher. Que les oisifs de la capitale, au lieu de critiquer bêtement la conduite des généraux, aillent augmenter le nombre de nos guerriers. Voyez cette foule de citoyens des Vosges, du Haut et Bas-Rhin, du Jura, de la Moselle et de la Meurthe, qui courent sous les drapeaux à la voix des généraux de l'armée du Rhin; ils ne s'occupent pas à discourir, ils agissent en gens courageux; ils ne font pas des pétitions, ils prennent les armes. Ils ne veulent pas commander, ils obéissent; ils ne demandent pas au corps législatif une réponse catégorique, un oui ou un non, ils courent aux combats. Voilà l'exemple que vous devez imiter, braves fédérés. Méprisez des conseils indignes de vous, et suivez l'impulsion de votre courage. Tremblez que l'ennemi ne soit

vaincu sans vous; craignez que nos guerriers ne puissent vous dire, comme Henri IV à Crillon: Nous avons combattu, et vous n'y étiez pas.

M. Brissot. C'est un des plus grands malheurs des révolutions, que les hommes qui s'y dévouent aient souvent à condamner leurs propres amis; c'est ce que j'éprouve aujourd'hui. J'ai été lié avec La Fayette, je l'ai vu un des plus ardens amis de la liberté; mais une coalition infernale l'a arraché à ses principes et à sa gloire il n'est plus rien pour moi. L'impassibilité que je vous recommande, je l'ai revêtue moi-même. Est-ce en effet dans le moment où des ennemis nombreux marchent contre nos frontières, et où la patrie est véritablement en danger, qu'on peut se livrer à de petites passions, à de misérables vengeances? Ab! malheur à celui qui ne verrait, dans une cause de cette importance, qu'un ennemi à punir, qu'un parti à ridiculiser.

Quel est le crime de La Fayette? Je ne l'accuserai pas d'être de concert avec l'Autriche. Cependant je ne puis me refuser à une seule réflexion. Si un général eût voulu favoriser la maison d'Autriche, il aurait refusé d'entrer dans le Brabant, quoique il ne fût alors gardé que par un petit nombre de troupes, il se serait retranché, n'aurait rien tenté ; il aurait placé en avant un camp qui pouvait être enlevé, il l'aurait conservé malgré les remontrances d'un général expérimenté ; il aurait annoncé des renforts du côté des ennemis, lorsqu'il est vrai qu'ils n'en recevaient aucun; il aurait calomnié les intentions des Belges, parce qu'ils étaient assez faibles pour ne pas tenter une insurrection avant que les Français fussent entrés chez eux; il aurait fait faire une promenade à son armée; il l'aurait employée à des manœuvres de camp, à des caravanes inutiles; il se serait amusé à faire des pétitions pour donner aux ennemis le temps de se renforcer. Comparez ce tableau aux manœuvres brillantes de La Fayette, devant lesquelles M. Bureaux-Puzy feint de se prosterner, quoique il ne soit pas novice. Je n'en conclurai pas néanmoins que La Fayette ait agi de concert avec la maison d'Autriche ; car je n'en ai pas de preuves écrites. Mais avouez qu'un général qui eût été

« PreviousContinue »