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PRÉFACE.

Pour achever la démonstration que nous avons entreprise dans les préfaces précédentes, il nous reste à prouver que les révolutions sociales protestantes ont été, dans leur début et dans leur fin, en rapport parfait avec le principe général philosophique que Luther avait enseigné.

Nous avons vu que le dernier mot de cette philosophie était la souveraineté de la raison individuelle, ce qui, en pratique, ne signifie rien de plus que la souveraineté de l'individu. Il suffira donc, pour acquérir la démonstration que nous cherchons, de montrer que les révolutions protestantes n'ont conclu à rien qui fût universel, à rien qui ne fût au contraire, empreint au plus haut degré du cachet de l'égoïsme, soit individuel soit local; il suffira en un mot de faire remarquer qu'elles ont constitué seulement des intérêts spéciaux. En effet, trois formes gouvernementales élémentaires ont été engendrées du protestantisme; le despotisme monarchique, le fédéralisme aristocratique et le fédéralisme provincial ou communal : nous ne parlons pas des combinaisons de ces formes. Le despotisme monarchique s'est établi en Prusse et en Danemarck; le fédéralisme aristocratique a envahi l'Allemagne et la Suède; le fédéralisme provincial s'est emparé de la Hollande et de la Suisse; le fédéralisme aristocratique et communal s'est fondé en Angleterre.

Sans doute, on peut dire que l'Europe, avant Luther, présentait déjà des formes analogues. Mais après lui il exista une différence capitale, qui modifia complétement et le caractère et les tendances de ces divers systèmes de gouvernement. L'esprit qui les animait fut changé; la forme ne fut plus au service d'une pensée catholique, d'une pensée de devoir européen ou humanitaire, ni sous la sanction d'un pouvoir religieux et

universel; la forme ne fut plus que la représentation d'elle-même, c'està-dire des individualités dont elle était composée. Le monarque régnait pour sa famille, pour lui-même; il exploitait sa glèbe humaine, comme un cultivateur exploite la glèbe de sa ferme; et, dans les fédéralismes, chaque localité, chaque seigneurie ne représentait rien de plus que sa propre personnalité. Toutes choses revêtirent ainsi le caractère égoïste, dans la vie intérieure de ces sociétés comme dans leur vie extérieure. Il ne faut pas oublier en effet, sous ce dernier rapport, que les peuples marchands de l'Europe, ceux qui font commerce de tout, de la paix comme de la guerre, sont d'origine protestante.

Il est surtout une œuvre bien propre à marquer la différence qui existe entre l'esprit dont il s'agit et l'esprit catholique, et dont nous ne pouvons nous dispenser de faire ici mention. Nous voulons parler du système suivi dans les établissemens coloniaux. Il est de fait que dans toutes les colonies fondées par les peuples luthériens ou calvinistes, les populations indigènes ont été détruites toutes les fois qu'elles n'ont pas été assez fortes pour résister par leur masse. Ainsi est-il arrivé dans toute l'Amérique du Nord, dans la Guiane, où les naturels ont été anéantis par le glaive. Les Français, au Canada, avaient commencé des missions; mais elles furent détruites par la guerre. Ils avaient fait de même à Cayenne, et ces institutions prospéraient; mais la révolution les a fait abandonner; les indigènes se sont dispersés, et la nature sauvage a de nouveau envahi le sol qu'on lui avait arraché, et ruiné les habitations. Il faut étudier l'œuvre catholique, là où elle put se développer librement au moins pendant quelques années. Or, c'est surtout dans les conquêtes espagnoles que cette sécurité nécessaire a été le moins troublée. L'école encyclopédiste et voltairienne, dans le dernier siècle, s'est complaisamment apitoyée sur la barbarie des conquérans espagnols, sur leur fanatisme intolérant et cruel, sur les massacres dont ils s'étaient rendus coupables au Nouveau-Monde. A force de le répéter, à force de phrases sentimentales ils l'ont fait croire; et cependant l'accusation n'était qu'un grossier mensonge. Voyez en effet le résultat : en trois siècles une population nombreuse a été amenée, par la foi chrétienne, de l'état barbare à celui de civilisation, au point de sentir les passions sociales qui nous animent en France. Au Mexique, la révolution a trouvé une population de six millions d'habitans dans laquelle on ne comptait que soixante mille Espagnols. Ce furent des indigènes qui prirent les premiers les armes, sous la conduite d'un curé, pour conquérir l'indépendance de leur patrie. Au Pérou, sur les bords de l'Orénoque, à Bogota, sur toute la terre ferme, les indigènes forment l'immense majorité; et ce sont leurs armes qui ont été les plus redoutables aux Espagnols de Murillo. Au Paraguay, les jésuites avaient fondé un empire qui subsiste encore. Aux îles Luçon, l'Espagne a converti au catholicisme une population évaluée, en 1806, à un million quatre cent mille ames, dans laquelle on ne compte que six mille familles espagnoles, oasis de la civilisation européenne, placée, pour s'étendre, au milieu de la barbarie Malaise, Papou, etc. En Afrique, sur

la côte occidentale, il n'y a que deux alphabets, l'arabe et le portugais. Nous ne finirions pas si nous voulions nombrer tous les germes féconds que les colonisations catholiques ont jetés. Étouffés ou vivans, ils sont également une preuve de la différence entre l'esprit qui anima les anciens conquérans, et l'esprit des nouveaux. Ainsi, tandis que l'Espagnol établissait à Manille ses missions conservatrices, le Hollandais décimait les indigènes aux Moluques; il est de ces îles où il ne conserva que le nombre d'hommes nécessaire à l'exploitation des arbres à épices. Quel fut le principe de cette différence? c'est que les protesians n'étaient animés que de l'esprit individuel et de l'intérêt mercantile, tandis que les autres étaient poussés ou avaient leurs passions et leurs intérêts retenus par le sentiment social, par la foi dans le devoir chrétien. Mais revenons à la thèse dont nous poursuivions le développement.

La modification profonde par laquelle des populations entières s'isolèrent du but européen, ne fut pas la seule qui signala l'influence protestante. Il y en eut plusieurs autres dans le mécanisme gouvernemental lui-même, et non moins conformes aux principes de la doctrine luthérienne.

Nous avons reconnu, dans la préface précédente, que le protestantisme trouva ses premiers appuis dans les intérêts ou les passions, soit personnelles, soit ambitieuses, de quelques princes. On ne pouvait hésiter sur ce fait, dès que l'on voyait que Henri VIII avait été le premier protestant en Angleterre, la haute noblesse en Allemagne, le roi et la noblesse en Danemark, Gustave Wasa en Suède, etc. Enfin, pour ôter toute espèce de place au doute, nous avons fait mention des réclamations des classes pauvres, et nous avons vu que dès que la réforme revêtit une signification populaire, celle qui cominandait aux grands, autre chose que le soin de leurs propres intérêts, et leur demandait un peu de ce dévouement, de cette charité dont l'Eglise catholique autrefois, et la France, et l'ancienne Germanie avaient donné tant de preuves, ils ne surent répondre que par l'anathème et une ligue armée qui étouffa dans le sang les seuls mots chrétiens qui furent prononcés dans cette époque. Ainsi, malgré notre répugnance à blâmer, à flétrir peut-être les efforts et les opinions de tant d'hommes nos semblables, nous avons dû affirmer que l'égoïsme avait été le grand ouvrier du protestantisme. Or, quelle fut sa fin; quelle fut sa dernière conséquence européenne? Comment se terminèrent les longs troubles dont il fut l'origine?

Le traité de Westphalie est, généralement et à juste titre, considéré comme le pacte du nouveau droit des gens, qui succéda, en Europe, à celui qui avait régné dans le moyen âge. Ce fut là que furent définitivement réglées toutes les questions soulevées par le mouvement de la réforme, reconnues et établies en droit les positions acquises par les divers partis. Ce traité légitima le principe de la souveraineté individuelle, en reconnaissant à quelques familles le droit de possession héréditaire du privilége, soit monarchique, soit aristocratique, soit provincial. Il consacra toutes les usurpations qui s'étaient faites depuis un siècle. Et parini

ces usurpations il faut en nommer quelques-unes dont aujourd'hui on comprendra de suite la signification. Le roi de Danemarck devint despote; la couronne de Suède cessa d'être élective; le duché de Prusse devint héréditaire, etc.

Ainsi la réforme conclut comme elle avait commencé ; à son origine elle était venue justifier quelques intérêts temporels; elle dut à cette circonstance la bienveillance des princes et sa fortune politique. Sa fécondité sociale finit en engendrant le droit de légitimité des races, dont la révolution française a tenté d'affranchir l'Europe.

Certes un pareil commencement, une pareille conclusion suffisent pour juger une doctrine. Mais on pourrait ne consentir à voir dans ce rapport qu'une concordance fortuite de faits. Il faut donc, dans l'intérêt du but que nous poursuivons ici, entrer dans de nouveaux détails. Ce sera d'ailleurs le moyen de revenir à la question par laquelle nous avons débuté, c'est-à-dire, de montrer en quoi et comment les révolutions sociales diffèrent les unes des autres. Nous commencerons par jeter un coup d'œil sur l'Allemagne.

Le lutheranisme n'apporta aucun changement important à la constitution politique du corps germanique. Il ne produisit rien de plus que quelques déplacemens de dignités, quelques dignitaires de plus, le remplacement de quelques évêchés par des principautés séculières et héréditaires. Aucune de ces modifications ne s'éleva au-delà de la portée individuelle; elles ne furent importantes que pour les familles qu'elles élevèrent.

La constitution politique de l'Allemagne était établie sur les bases suivantes : l'empire était électif, et nulle loi ne limitait, à cet égard, la liberté des électeurs : leur choix pouvait aller chercher un souverain partout où bon leur semblait. Ainsi, après la mort de Maximilien, en 1519, ils hésitèrent entre François Ier, roi de France, et Charles-Quint, roi d'Espagne. Les empereurs n'avaient d'autre moyen, pour assurer à leurs enfans l'hérédité de la couronne, que d'user de leur influence personnelle afin de se faire donner, de leur vivant, un successeur sous le titre, alors en usage, de roi des Romains. Ce fut en suivant avec persistance cette méthode que la maison d'Autriche réussit à convertir presque en un apanage de famille le titre impérial, qui n'avait été d'abord qu'une attribution toute volontaire de la part des électeurs.

Les électeurs étaient au nombre de sept, trois ecclésiastiques, quatre séculiers, tous exerçant les droits de souveraineté dans leurs états. Après le traité de Westphalie, il y eut un huitième électorat de créé, et un neuvième, au profit du duc de Hanovre, en 1690-1695. Les droits de ces hauts dignitaires de l'empire étaient déjà considérables au commencement du seizième siècle. L'empereur ne pouvait, sans leur autorisation, rien décider sur la paix ni sur la guerre; il ne pouvait même convoquer les diètes de l'empire, sans en avoir délibéré avec eux. Ceuxci pouvaient au contraire, tenir toutes assemblées particulières qu'ils jugeaient nécessaire, sans la permission de l'empereur. Aux diètes appar

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