Page images
PDF
EPUB

l'abré de Villions

« Je conseille, écrivit-il, à un auteur né copiste, de ne se choisir pour exemplaires que ces sortes d'ouvrages, où il entre de l'esprit, de l'imagination, ou même de l'érudition..... Il doit au contraire éviter, comme un écueil, de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent pour ainsi dire de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment sur le papier. »

Ce passage, qu'on n'a pas assez remarqué, est on ne peut plus curieux, surtout parce qu'il nous fait voir La Bruyère s'expliquant lui-même, et nous donnant le secret de sa manière toute personnelle, toute d'humeur, comme il dit, toute d'humour, comme on dirait aujourd'hui, d'après les Anglais qui n'ont fait qu'altérer notre mot pour que nous leur fassions honneur de l'altération, en la leur empruntant !

Ainsi, La Bruyère vient de nous le dire lui-même, il n'écrivait que « par humeur, » c'est-à-dire en pleine originalité; chaque pensée lui venait vraiment « des entrailles. »

En parlant ainsi, il ne se surfait pas. Ses amis le jugeaient de même. « Il parloit tou

jours de cœur, » dit celui à qui nous devons le récit de sa mort 1.

L'abbé de Villiers ne vit dans ce caractère, où d'ailleurs on l'avait reconnu 2, que ce qui s'attaquait à lui; il ne le pardonna pas à La Bruyère. S'il prit part aux Sentiments critiques, comme nous le pensons, c'est par rancune contre ce passage, curieux à tant d'égards, où l'on voit entre autres choses que rien n'échappait à La Bruyère comme sentiment ou détail, ni des livres qui lui tombaient sous les yeux, ni des personnes qu'il rencontrait dans le monde, ou qui le venaient voir.

ΧΙ

Lui rendre visite, lorsqu'on n'était pas sûr de se bien tenir, et de ne laisser percer aucun ridicule, c'était donner de soi-même dans le piége toujours dressé d'une observation sans merci. Ce fut le cas de l'abbé de

1

Revue rétrospective, 31 oct. 1836, p. 141.

2 La clé indique en effet à cet endroit l'abbé de Villiers, que M. Walcknaër a eu le tort de n'y pas reconnaître.

Saint-Pierre, qui vint un jour le voir avec le dégagé sans tact de ces curieux qui se croient tout permis de par l'autorité de leur désir de connaître. Sans prendre la peine de se faire présenter, ni presque de dire son nom, il entra chez La Bruyère avec toute l'ardeur de sa curiosité impétueuse. Notre philosophe, flairant un original, ne le renvoya pas, le fit asseoir, le laissa parler tant qu'il voulut, et l'autre ne s'en fit pas faute.

Il ne fallut qu'un quart d'heure de ce babil pour qu'il connût de la tête aux pieds l'homme, son esprit, ses habitudes. Quand il fut parti, sans que La Bruyère qui n'avait pas mis grande obligeance à l'interrompre, se fût donné plus de peine pour le retenir, son portrait se trouva écrit en quelques lignes :

« Je connois Mopse, y lisait-on, d'une visite qu'il m'a rendue sans me connoître. Il prie les gens qu'il ne connoît point de le conduire chez d'autres, dont il n'est pas connu il écrit à des femmes qu'il connoît de vue; il s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est; et, là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle et souvent et ridiculement. >>

On a douté que ce fût l'abbé de SaintPierre'. Il fallait lire ce qu'il a dit lui-même de sa curiosité des gens célèbres, de son ardeur à courir après eux, à les interroger, à recueillir leurs réponses, pour les écrire en rentrant; on n'eût plus douté.

Il alla de cette façon chez Nicole, dont il nous a transcrit un entretien; chez Malebranche «< pour lui faire des objections; » chez madame de La Fayette, chez bien d'autres encore 2.

Pour sa visite sans présentation, chez notre philosophe, il n'avait pas de titres, mais il pouvait s'en croire. N'était-il pas du pays où La Bruyère avait été longtemps trésorier de France, et par là, presque son compatriote ? n'avait-il pas fait ses études chez les Jésuites de Caen? A Paris, son logement de la rue Saint-Jacques, qu'il partageait avec son ami Varignon3, ne le plaçait-il pas dans le voisi

--

1 Walcknaër. P. 669. Dans une clé imprimée qui parut à part et fut faite pour la ge édition, il est positivement dit que Mopse est l'abbé de Saint-Pierre, de l'Académie française, premier aumônier de Madame.

2 Sainte-Beuve, Causeries du lundi. T. XV, p. 256. 3 Euvres de Fontenelle. 1770, in-8°, t. VI, p. 185

nage de l'hôtel de Condé, où La Bruyère logeait, et par là, car il n'en faut pas davantage aux importuns, ne pouvait-il pas se croire le droit de lui dire en entrant, sans crier gare: Je viens vous voir en voisin? Il y avait eu encore d'autres points de rencontre qui pouvaient autoriser ce curieux de hautes connaissances à penser qu'il était connu lui-même :

« J'allois, a-t-il dit, au cours d'anatomie de feu M. du Verney; j'allois au cours de chimie de feu M. Lémery; j'allois aux diverses conférences de physique, chez M. de Launay, chez M. Bourdelot et chez d'autres 1, etc.>>

Toutes ces savantes personnes étaient connues de La Bruyère qui, j'en jurerais, allait aussi à leurs cours. Homme de lettres de M. le Prince, eût-il pu ne pas assister aux assemblées tenues chez l'abbé Bourdelot, qui était son médecin 2? logeant à l'hôtel de Condé, pouvait-il ne pas être des leçons que faisait Lémery, à l'hôtel même, dans le laboratoire de M. Martin, apothicaire du prince3? Puisque l'abbé de Saint-Pierre nous a dit

1 Sainte-Beuve, Loc. citat., p. 252.
2 Fontenelle, Euvres. T. V, p. 391.
3 Id. Ibid.

« PreviousContinue »