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par M. Eugène Châtel1 et qui sont relatifs à la charge de La Bruyère comme trésorier de France, on voit qu'il prend partout le titre d'advocat au Parlement. La fonction de trésorier de France ne lui fut qu'une sinécure, ainsi qu'on le verra plus loin. En fut-il de même pour sa profession d'avocat? Je ne le pense point. Ayant une place dans les finances, il traite assez mal les financiers, ce qui prouverait qu'il ne le fut lui-même que de nom, jamais de fait; avocat, au contraire, il n'a que des louanges pour son état.

Ce serait une preuve qu'il l'eut à cœur, et n'en récusa rien. «Il se trouve, dit-il par exemple, un corps considérable, qui refuse d'être du second ordre, et à qui l'on conteste le premier. Il ne se rend pas néanmoins, il cherche au contraire par la gravité et par la dépense à

1 Étude chronolog. sur J. de La Bruyère, 18, 21. 2 Les passages de son livre, indiqués tout à l'heure, suffiraient à prouver qu'il ne s'en tint pas à la théorie du Droit et poussa jusqu'à la pratique. On y sent un parfum de dossier qu'ils n'exhaleraient pas sans cela et qui avait assez frappé l'auteur des Sentiments critiques sur les Caractères (Paris, 1701, in-12), pour qu'il se crût en droit de reprocher à La Bruyère (p. 255), ses façons de parler << imitant le style du Palais.

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s'égaler à la magistrature, on ne lui cède qu'avec peine : on l'entend dire que la noblesse de son emploi, l'indépendance de sa profession, le talent de la parole et le mérite personnel balancent au moins le sac de mille francs que le fils du partisan ou du banquier a su payer pour son office. » Ici, nous avons La Bruyère en lutte avec soi-même, et prenant parti contre ce qu'il a été. Avocat d'une part, et de l'autre homme d'office, ayant payé sa charge; il sacrifie l'homme d'office à l'avocat, qui n'existe que par son mérite même. Mais quand il parle ainsi, en 16891, il est libre; il y a deux ans qu'il n'est plus qu'avocat. La vente de sa charge de trésorier lui a fait le désintéressement dont il avait besoin pour parler à l'aise des gens de finance. Il a attendu ce moment, et il use du franc-parler qu'il s'est acquis. Le fait est même à constater dès à présent, pour n'avoir plus à trop y revenir : La Bruyère ne publia son livre, où dès la première édition les hommes d'argent reçoivent tant d'atteintes, que lorsqu'il ne leur appartenait plus et n'avait conservé à leur égard que le droit de satire et de conseil qui naît de l'expérience.

1 Ce caractère est dans la 4° édition.

Ce droit, il l'avait pour tout, puisqu'il avait touché à tout.

La politique seule lui échappait, du moins pour la pratique ; mais là, vivre et regarder suffit. Il ne faut que l'expérience de ce qu'on a vu pour avoir l'intelligence de ce qu'on voit, la prescience de ce qu'on verra.

VIII

La Bruyère naquit trois ans avant la Fronde, et son enfance n'eut, par conséquent, que des Mazarins pour Croquemitaines. Il s'en souvint toujours. La guerre civile, qu'heureusement il ne devait plus revoir, laissa dans son esprit d'enfant des souvenirs dont l'expérience du moraliste devait tirer profit.

Il se demanda, par exemple, lui dont l'enfance avait été si agitée par les troubles de la rue, comment tout était si bien rentré dans l'ordre que rien ne semblait plus devoir s'en écarter, et il écrivit cette pensée, devenue - M. Destailleurs le dit avec raison, devenue si frappante pour nous par l'expérience des derniers temps: « Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas

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par où le calme peut y rentrer; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. »

Une première fois, en 1669, il comprit la futilité des causes qui peuvent troubler ce repos du peuple et le changer en fièvre furieuse. Jusqu'alors il n'avait pu qu'admirer sa patience devant toutes les mesures prises par Colbert pour diminuer les priviléges des métiers, affaiblir les franchises des corporations, et, par contre, augmenter les taxes et les impôts. Personne n'avait bougé, on ne disait mot, on obéissait. Mais voilà qu'un nouvel ordre du ministre survient, qui commande de diminuer l'envergure des auvents et l'ampleur des enseignes. Le peuple, qui s'était jusque-là tenu coi, s'éveille tout à coup, comme piqué au vif, crie au lieu de chanter, s'insurge, et fait craindre une émeute sérieuse. La Bruyère alors comprend la Fronde, dont les causes imperceptibles lui échappaient encore. Il conçoit comment, l'heure arrivée, une simple goutte d'eau peut faire déborder le vase rempli de fiel, et il écrit : « Quand on veut changer et innover dans une république, c'est moins les choses que le temps que l'on considère. Il y a des conjonctures où l'on sent

il

bien que l'on ne sauroit trop attenter contre le peuple, et il y en a d'autres où il est clair qu'on ne sauroit trop le ménager. Vous pouvez aujourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges, mais demàin ne songez pas même à réformer ses enseignes. >> Quand La Bruyère écrivit ce passage dans sa quatrième édition', c'est-à-dire en 1689, y avait tout juste vingt ans que la réforme des enseignes, dont il parle, avait été ordonnée par M. de La Reynie 2. On voit par là que notre homme n'avait rien oublié des événements, petits ou grands, qui l'avaient frappé dans sa jeunesse, et qu'il savait s'en souvenir à propos. Peut-être est-ce d'après une note prise alors qu'il fit ce caractère, ou peut-être encore l'écrivit-il sur le moment même. Cela ferait remonter bien haut dans sa vie les commencements de son livre, mais plusieurs autres endroits attestent qu'il y prit place en effet et la préoccupa de bonne heure. Le trait du jeune homme se trouve en maint passage, sous le coup de crayon de l'observateur, avec les retouches de l'âge mûr.

P. 2.

1 Edit. Ad. Destailleurs, t. II,
2 Gazette rimée de Robinet, 2 nov. 1669.

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