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d'abord, quelque talent qu'il ait eu, Boileau, comme Louis XIV, a peut-être eu plus de bonheur encore. Il a paru dans le temps précis qu'on l'attendait, ni trop tôt, ni trop tard, dans le temps de la perfection de la langue et de la maturité du génie de la nation1, et d'ailleurs, à l'une des rares époques de notre histoire où par hasard nous ayons senti le prix de la règle, de la discipline, et de l'ordre. Artiste scrupuleux, tyran consciencieux des mots et des syllabes, nul n'a été plus Français, que dis-je, plus Français! - c'est plus Parisien qu'on doit dire, ou même plus bourgeois » en même temps qu'artiste. Et cependant, et avec cela, peut-être à cause de tout cela, s'il y a eu, depuis la Renaissance jusqu'à la Révolution, un idéal classique commun à l'Europe entière, l'honneur lui appartient, à ce bourgeois, de l'avoir plus nettement conçu, défini, et fixé, que personne. C'est ce que j'ai pensé qu'il pourrait être intéressant de montrer dans cette Notice; au lieu d'y reproduire une fois de plus sur l'auteur des Satires tant de détails que l'on trouvera, si l'on en est curieux, dans tous les Dictionnaires, et dans toutes les histoires de la littérature.

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Si donc je rappelle qu'il naquit à Paris, le 1er novembre 1656, dans la cour même du Palais; que Gilles Boileau, son père, était l'un des commis au greffe de la grand'chambre du Parlement; qu'Anne de Nyellé, sa mère, était fille elle-mème d'un procureur au Châtelet; et qu'ainsi, de tous les côtés, il appartenait à la petite robe,· -on distinguait alors la petite robe de la moyenne, et la moyenne de la grande,

c'est qu'il importe de rappeler ses origines, et avec ou par elles, en même temps, les affinités natives du talent de ce fils de greffier avec le génie de Molière, le fils du tapissier Poquelin, et l'esprit de Voltaire, le fils du notaire Arouet. Avant tout et par-dessus tout, de race et d'éducation, c'est un bourgeois de Paris que Boileau. Comme Molière, comme Voltaire, né dans l'aisance, il a aimé comme eux la vie bourgeoise, large, abondante et saine, une table bien servie, l'argenterie de poids, les tableaux. Comme eux, ou plus

1. J'ai tâché, plusieurs fois de mon- italienne, avec le temps de sa plus trer voyez Études critiques sur l'His-grande indépendance à l'égard des littoire de la littérature française, et ail- tératures étrangères. leurs, comment on pouvait déterminer le point de perfection d'une langue ». Pour ce que j'appelle ici « la maturité du génie national », elle coincide historiquement, dans l'histoire d'une littérature moderne quelconque, espagnole ou anglaise, allemande ou

2. Voyez, dans le Bulletin de la Société de l'histoire de Paris - juilletaoùt et septembre-octobre 1889 l'Inventaire, après décès, du mobilier de Boileau. J'y relève, entre autres articles, les tableaux, au nombre de quarante-sept, et la vaisselle d'argent pri

qu'eux-mêmes, il est fier de sa grand'ville, et il le laisse voir, fier d'être de Paris, et non pas de Rouen ou de Dijon. Comme eux encore il est naturellement frondeur, libre en propos, entêté de son sens, flatteur pourtant et souple au besoin, mais, en actions comme en pensées, plus indépendant au fond, plus hardi même, souvent, qu'on ne l'a cru. Lisez sa cinquième satire sur ou contre la Noblesse. Elle est imitée de Juvénal, je le sais; et vous n'y verrez, si vous le voulez, qu'un lieu commun de morale sociale. Cependant elle est bien forte; quelques traits en sont bien vifs; et, si je l'entends comme il faut, ne signifierait-elle pas peut-être que deux cent cinquante ou trois cents ans de « petite robe » sont une sorte de noblesse aussi, — laquelle, n'ayant rien de moins rare, n'a rien qui soit tant au-dessous de deux ou trois siècles d'épée? Rappelez-vous encore, à ce propos, comme il a parlé des puissances; et d'Alexandre,

Heureux si, de son temps, pour cent bonnes raisons,

La Macédoine eût eu des Petites-Maisons!

et de Pyrrhus; et de César; et généralement des conquérants ou de la guerre; et non pas une fois, mais deux fois, mais trois fois, mais aussi souvent que l'occasion s'en est offerte à lui :

Un injuste guerrier, terreur de l'univers,

Qui sans sujet courant chez cent peuples divers,
S'en va tout ravager jusqu'aux rives du Gange,

N'est qu'un plus grand voleur que Duterte et Saint-Ange 1.

Duterte est là pour Troppmann, et Saint-Ange pour Dumolard. D'autres viendront qui le rediront, non pas plus vivement, mais plus sérieusement, et, de là, d'autres conséquences.... Il l'a dit, cependant; - et non pas dans le siècle de Rosbach ou de Crefeld, quand le conquérant s'appelait Frédéric II, mais dans le siècle de Rocroi, de Lens, de Mulhouse, de Turkheim, de Steinkerque, de Nerwinde.... Et, pour quelle raison encore, Louis XIV, qui l'aimait, n'a-t-il pas permis qu'il imprimât sa douzième satire sur l'Équivoque; sinon à cause de la liberté que le vieux poète, alors âgé de soixante-dix ans, s'y était donnée de parler presque en « philosophe », comme on allait bientôt dire, et des hérésies, et de la casuistique, et des guerres de religion, et de la Saint-Barthélemy?

Au signal tout d'un coup donné pour le carnage,
Dans les villes, partout, théâtre de leur rage,

sée aux environs de cinq mille livres du temps, qui sont quinze ou vingt mille francs du nôtre. On notera qu'il s'agit là du mobilier d'un vieux garçon.

1. Rapprochons de ces vers ceux d'un autre Parisien, François Villon, dans son Grand Testament:

L'empereur si l'araisonna:

« Pourquoi es tu larron de mer? »
L'autre, response lui donna :
« Pourquoi larron me faiz nommer?
Pour ce qu'on me voit escumer
En une petiote fuste?

Si comme toy me peusse armer,
Comme toy empereur je fusse ».

Cent mille faux zélés, le fer en main courants,
Allèrent attaquer leurs amis, leurs parents,
Et sans distinction, dans tout sein hérétique,

Pleins de joie, enfoncer un poignard catholique....

Tirés d'une satire de Boileau, pourquoi ces vers ne le seraient-ils pas aussi bien d'un poème ou d'une tragédie de Voltaire? Leur prosaïsme assurément n'y ferait point un obstacle.

Est-ce que je veux d'ailleurs transformer l'auteur des Satires en un << Libertin »? en un précurseur de la « Tolérance » ou de la « Libre pensée »? Je pourrais m'en passer le plaisir paradoxal, et en revendiquer au besoin le droit même, rien qu'en rappelant que, dans sa vieillesse, il faisait ses délices du fameux Dictionnaire de Bayle1. Mais si plutôt, comme je le crois, ce ne sont là que des boutades, je dis que ce sont celles d'un bourgeois de Paris au XVII° siècle, apparenté de plus près à Voltaire, qui va naître, qui est né, qu'à Pascal, ou qu'à Bourdaloue, qui sont morts. Comme il en a le sang, Boileau en a l'humeur; il en a les qualités : le ferme et franc bon sens, la gaieté robuste, la verve railleuse et sarcastique, avec une pointe même de licence. Nous verrons tout à l'heure qu'avec les qualités, il en a les défauts, les « manques », si je puis ainsi parler, et, quoique artiste enfin, presque tous les préjugés. Le moins caractéristique et le moins déplaisant de tous n'est pas celui qu'il nourrit, ou qu'il a sucé avec le lait, contre les gens de lettres qui ne sont que gens de lettres, les Saint-Amant ou les Colletet,

Qui vont chercher leur pain de cuisine en cuisine;

gens de peu, gens de rien, qui écrivent pour vivre, espèces de bohèmes du temps, qui n'ont pas de rentes sur l'Hôtel de ville, pas de consistance, pas d'état dans le monde. Voltaire lui-même, au siècle suivant, n'affectera pas un mépris plus bourgeois pour l'un et l'autre Rousseau Jean-Baptiste, le fils du cordonnier de la rue des Noyers, et Jean-Jacques, le fils de l'horloger de Genève.

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Durement élevé par une vieille domestique, entre un père déjà plus que quinquagénaire, et de grands frères dont il était venu rogner la part d'héritage, -on le mit au collège d'Harcourt, vers l'àge de huit ou neuf ans. Il y faisait sa quatrième, lorsque ses études furent interrompues par un grave accident: il fallut, dit-on, le tailler de la pierre; et l'opération fut sans doute mal faite, puisqu'il s'en ressentit toute sa vie. Quand il fut rétabli, il passa du collège d'Harcourt au

1. On lit dans une lettre de Mathieu Marais à Bayle, datée du 25 mai 1698 : << M. Despréaux me pria de lui prêter votre livre; c'étaient les Réflexions sur le Jugement de l'abbé Renaudot sur le Dictionnaire et après en avoir lu une partie, il m'en parla avec une ad

miration qu'il n'accorde que très rarement; et il a toujours dit que vous étiez marqué au bon coin; et de cette marque il n'en connaît peut-être pas une douzaine dans le monde ».

2. Helvétius, dans son livre de l'Esprit, donne de l'accident une autre version.

collège de Beauvais. On le destinait à l'Église; et au sortir de sa philosophie, pendant un an, il étudia la théologie en Sorbonne. Mais, en ce temps-là, si du moins nous en croyons un témoin très autorisé, << la théologie n'était qu'un amas confus d'opinions humaines, de questions badines, de puérilités, de chicanes, de raisonnements à perte de vue; tout cela sans ordre, sans principes, sans liaison des vérités entre elles; barbarie dans le style, fort peu de sens dans tout le reste 1 »; et Boileau s'en dégoûta vite. Aussi bien ni Pascal, ni Bossuet, ni Malebranche, n'avaient-ils encore écrit; et, d'ouvrage de talent sur cette matière de la religion, on ne connaissait guère que le livre d'Arnauld sur la Fréquente Communion.

Notons encore que le droit, dont on voulut ensuite que le jeune homme essayât, pour en faire sans doute un commis au greffe, ou quelque chose d'approchant, - ne lui plut guère davantage. Il n'en retint que ce qu'il en fallait pour s'en moquer avec autorité. Cela ne l'empêcha pas de se faire recevoir avocat, et même la tradition rapporte qu'il plaida.

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Mais, sur ces entrefaites, en 1637, la mort de son père l'ayant mis en possession d'une petite fortune de 12 000 écus, c'en serait aujourd'hui plus du triple, — il abandonna le barreau comme il avait fait la Sorbonne; et, libre désormais de ses goûts et de sa personne, il suivit son caprice, qui était de rimer. Les premières pièces qu'il laissa courir se glissèrent dans un recueil dont le titre n'inviterait guère à y chercher le futur ennemi des précieuses : c'étaient le premier Sonnet sur la mort d'une parente, et les Stances sur l'École des femmes, imprimés dans les Délices de la poésie galante des plus célèbres auteurs de ce temps, en 1663, chez le libraire Ribou. Cependant quelques-unes de ses satires étaient déjà composées, et la plus ancienne même depuis trois ou quatre ans, cinq ans peut-être. Elles parurent, précédées du Discours au Roi, chez Barbin, en 1666, au nombre de sept. Les huitième et neuvième, sur l'Homme et à Son Esprit, précédées du Discours sur la Satire, en prose, ne virent le jour que deux ans plus tard 2.

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Depuis les Provinciales, dix ans auparavant, et si l'on excepte toutefois les Précieuses ridicules et l'École des femmes, qui sont à part, aucun ouvrage, de vers ou de prose, n'avait fait plus de bruit, suscité plus d'ennemis à son audacieux auteur, ni, en revanche, et dans un autre genre que les Petites Lettres, n'allait opérer plus et de plus brusques conversions.

Pour s'en rendre compte, il n'est pas inutile de rappeler ici quels grands hommes étaient à la mode vers 1660, et quels livres lisaient les dames, dans les ruelles du temps. A l'Hôtel de Bourgogne,

Comme elle n'est pas moins ridicule | qu'indécente, les ennemis de Boileau n'ont pas manqué de l'adopter.

1. Vie du père Malebranche, par le père André, de la Compagnie de Jésus,

publiée par le père Ingold. Paris, 1886. Poussielgue.

2. Voyez dans l'édition de BerriatSaint-Prix, tome I, la Bibliographie des éditions de Boileau.

chez les « Grands Comédiens », on jouait donc le Stilicon de Thomas Corneille, la Stratonice de Quinault, le Démétrius de l'abbé Boyer; et Molière même, sur son propre théâtre, quand il voulait donner la tragédie, en était réduit à la Zénobie de M. Magnon. Connaissez-vous encore l'Ostorius de l'abbé de Pure? Du grand Corneille, j'aime mieux ne rien dire que de rappeler où il en était. Cependant, les romans de La Calprenède: Cassandre, Cléopâtre, Pharamond, et ceux de Madeleine de Scudéri, cette « illustre fille » : Ibrahim, Cyrus, Clélie, se faisaient suivre avidement jusqu'au dixième, jusqu'au douzième volume1. A la cour, mariés ensemble en la personne d'Anne d'Autriche et de Mazarin, dominaient le faut goût italien et la grandiloquence espagnole. Que si d'ailleurs on se lassait quelquefois du romanesque et de l'héroïque, du tendre et du passionné, si l'on éprouvait le besoin de se détendre, et de rire, après avoir pleuré sur les infortunes de tant de grandes princesses, on se divertissait au Virgile travesti, de ce « fiacre de Scarron », ou bien encore à la Rome ridicule, du sieur de Saint-Amant. C'est dommage que nous n'ayons pas son Poème de la Lune, « celui qu'il porta à la cour », nous dit Boileau dans une note des Satires, et « où il louait le Roi, surtout de savoir bien nager » ! Enfin, au-dessus d'eux tous, avec son poème qui venait de paraitre, en 1656, et dont les meilleurs juges ne pensaient pas moins de bien que l'auteur, s'élevait de toute la tête le premier poète héroïque du monde », l'auteur de la Pucelle, ce Chapelain,

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Puisqu'il faut l'appeler par son nom,

à qui Colbert, obéissant d'ailleurs à la désignation des beaux esprits et des académiciens ses confrères, allait bientôt confier la surintendance des lettres, si l'on peut ainsi dire, et la « feuille » des bienfaits du Roi.

On jugera de l'effet des Satires par celui que produisent aujourd'hui tous ces noms, dont même on remarquera que, si la plupart d'entre eux sont arrivés jusqu'à nous, c'est parce que Boileau les a jadis nichés dans un coin de ses vers. Il n'y a rien de plus décrié, littérairement s'entend, ni de plus ridicule; et c'est à peu près ainsi que, sans les Provinciales, quelle mémoire conserverait encore les noms d'Escobar ou du père Bauny? Les victimes de Boileau, comme celles de Pascal, leur doivent, et ne doivent qu'à eux, d'être devenues immortelles comme eux 2.

1. Tout en les jugeant à leur valeur, on sait le plaisir que Mme de Sévigné prenait encore, bien des années plus tard, dans ses grands bois, à rélire Cléopâtre ou Cassandre. Ces grandes aventures la charmaient toujours; ces coups d'épée la ravissaient d'aise. Les romans de La Calprenède et de Mlle de Scudéri n'ont en effet été dépossédés

de leur longue popularité qu'au commencement du xvin siècle, par les romans de Lesage, et surtout par ceux de l'abbé Prévost.

2. C'est peut-être à quoi n'ont pas fait attention ceux qui ont essayé, comme Théophile Gautier et comme Philarète Chasles, de réhabiliter les « victimes de Boileau »>.

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