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Son époux s'en émeut, et son cœur éperdu
Entre deux passions demeure suspendu;
Mais enfin, rappelant son audace première :
«Ma femme, lui dit-il d'une voix douce et fière,
Je ne veux point nier les solides bienfaits
Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits;
Et, le Rhin, de ses flots ira grossir la Loire
Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire.
Mais ne présume pas, qu'en te donnant ma foi
L'hymen m'ait pour jamais asservi sous ta loi.

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Cesse donc à mes yeux d'étaler un vain titre;
Ne m'ôte pas l'honneur d'élever un pupitre;
Et toi-même, donnant un frein à tes désirs,
Raffermis ma vertu qu'ébranlent tes soupirs.
Que te dirai-je enfin? c'est le ciel qui m'appelle.
Une église, un prélat m'engage en sa querelle.
Il faut partir j'y cours. Dissipe tes douleurs,

Et ne me trouble plus par ces indignes pleurs. >>
Il la quitte à ces mots. Son amante effarée
Demeure le teint pâle, et la vue égarée;
La force l'abandonne; et sa bouche, trois fois,
Voulant le rappeler, ne trouve plus de voix1.
Elle fuit; et, de pleurs inondant son visage,
Seule pour s'enfermer vole au cinquième étage,
Mais, d'un bouge prochain accourant à ce bruit,
Sa servante Alison la rattrape et la suit.

Les ombres cependant, sur la ville épandues,
Du faîte des maisons descendent dans les rues;
Le souper, hors du chœur, chasse les chapelains,
Et de chantres buvants les cabarets sont pleins.
Le redouté Brontin, que son devoir éveille,
Sort à l'instant, chargé d'une triple bouteille2
D'un vin, dont Gilotin, qui savait tout prévoir,
Au sortir du conseil eut soin de le pourvoir.

L'odeur d'un jus si doux lui rend le faix moins rude.
Il est bientôt suivi du sacristain Boirude,
Et tous deux, de ce pas, s'en vont avec chaleur
Du trop lent perruquier réveiller la valeur.

1. Dans les premières éditions du Lutrin, Boileau avait placé là une longue parodie des imprécations de Didon, Eneide, liv. IV. Il la supprima plus tard; nous croyons qu'il fit bien: et c'est pourquoi nous ne la reprodui

sons pas.

La discrétion de Boileau n'a pas

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d'ailleurs empêché Marmontel
ses Eléments de littérature, au mot
Parodie d'épiloguer assez pédan-
tesquement sur ce deuxième chant du
Lutrin.

2. Une triple bouteille, entendez sans doute trois bouteilles, ou une bouteille qui en valait trois.

« Partons, lui dit Brontin : déjà le jour plus sombre,
Dans les eaux s'éteignant, va faire place à l'ombre.
D'où vient ce noir chagrin que je lis dans tes yeux?
Quoi! le pardon sonnant1 te retrouve en ces lieux!
Où donc est ce grand cœur dont tantôt l'allégresse
Semblait du jour trop long accuser la paresse?
Marche; et suis-nous du moins où l'honneur nous attend. »
Le perruquier, honteux, rougit en l'écoutant.
Aussitôt, de longs clous il prend une poignée;
Sur son épaule il charge une lourde coignée;
Et derrière son dos, qui tremble sous le poids,
Il attache une scie en forme de carquois.
Il sort au même instant; il se met à leur tête;
A suivre ce grand chef l'un et l'autre s'apprête;
Leur cœur semble allumé d'un zèle tout nouveau;
Brontin tient un maillet, et Boirude un marteau.
La lune, qui du ciel voit leur démarche altière,
Retire en leur faveur sa paisible lumière;
La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux,
De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux.
L'air, qui gémit du cri de l'horrible Déesse,

Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse.
C'est là qu'en un dortoir elle fait son séjour.
Les Plaisirs nonchalants folâtrent à l'entour* :
L'un pétrit dans un coin l'embonpoint des chanoines;
L'autre broie en riant le vermillon des moines;
La Volupté la sert avec des yeux dévots;
Et toujours le Sommeil lui verse des pavots.
Ce soir, plus que jamais, en vain il les redouble;
La Mollesse, à ce bruit, se réveille, se trouble,
Quand la Nuit, qui déjà va tout envelopper,
D'un funeste récit vient encor la frapper;
Lui conte du prélat l'entreprise nouvelle.
Aux pieds des murs sacrés d'une sainte Chapelle,
Elle a vu trois guerriers, ennemis de la paix,
Marcher à la faveur de ses voiles épais;

La discorde en ce lieu menace de s'accroître ;

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5. De figures sans nombre égayez [votre ouvrage. On voit que Boileau n'épargne rien pour joindre lui-même l'exemple à la leçon.

6. La discorde: c'est une faute de style, dans un passage où la Discorde figure en sa qualité de déesse du désordre et de la division, que d'employer son nom dans le sens usuel et abstrait.

Demain, avec l'aurore, un lutrin va paroître1,
Qui doit y soulever un peuple de mutins.
Ainsi le Ciel l'écrit au livre des Destins.

A ce triste discours, qu'un long soupir achève,
La Mollesse, en pleurant, sur un bras se relève;
Ouvre un œil languissant, et, d'une faible voix,
Laisse tomber ces mots, qu'elle interrompt vingt fois :
« O Nuit! que m'as-tu dit? quel Démon sur la terre
Souffle dans tous les cœurs la fatigue et la guerre?
Hélas! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps,
Où les rois s'honoraient du nom de fainéants;

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S'endormaient sur le trône; et, me servant sans honte,

Laissaient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un comte?

Aucun soin n'approchait de leur paisible Cour:

On reposait la nuit, on dormait tout le jour;

Seulement, au printemps, quand Flore, dans les plaines,

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Faisait taire des vents les bruyantes haleines,

Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
Ce doux siècle n'est plus. Le Ciel impitoyable
A placé sur leur trône un prince infatigable:
Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix;
Tous les jours, il m'éveille au bruit de ses exploits.
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace,

L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point de glace;
J'entends à son seul nom tous mes sujets frémir.
En vain, deux fois, la Paix a voulu l'endormir;
Loin de moi, son courage, entraîné par la gloire,
Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire.
Je me fatiguerais à te tracer le cours

Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours.
Je croyais, loin des lieux d'où ce prince m'exile,
Que l'Eglise du moins m'assurait un asile :
Mais en vain j'espérais y régner sans effroi;
Moines, abbés, prieurs, tout s'arme contre moi.
Par mon exil honteux la Trappe est ennoblie;
J'ai vu dans Saint-Denis la réforme établie;
Le Carme, le Feuillant s'endurcit aux travaux;
Et la règle déjà se remet dans Clairvaux 2.
Citeaux dormait encore, et la Sainte-Chapelle

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spirées; non pas que l'on fût janṣéniste à la Trappe ou à Saint-Denis, mais en ce sens que le jansénisme était, et demeure dans l'histoire, la plus haute expression la plus littéraire surtout grace aux Arnauld et grâce aux Pascal, de ce retour du XVII siècle à la sévérité chrétienne.

Conservait du vieux temps l'oisiveté fidèle;
Et voici qu'un lutrin, prêt à tout renverser,
D'un séjour si chéri vient encor me chasser!

O toi! de mon repos compagne aimable et sombre,
A de si noirs forfaits prêteras-tu ton ombre?
Ah! Nuit, si tant de fois, dans les bras de l'amour,
Je t'admis aux plaisirs que je cachais au Jour,

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Du moins ne permets pas.... » La Mollesse, oppressée,

Dans sa bouche, à ce mot, sent sa langue glacée,
Et, lasse de parler, succombant sous l'effort,
Soupire, étend les bras, ferme l'œil, et s'endort1.

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CHANT III

Mais la Nuit aussitôt, de ses ailes affreuses,
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses,
Revole vers Paris, et, hâtant son retour,
Déjà de Montlhéry voit la fameuse tour2.

Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue,
Et, présentant de loin leur objet ennuyeux,

Du passant qui le fuit semblent suivre les yeux.
Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres
De ces murs désertés habitent les ténèbres.
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
Trouvait contre le jour un refuge assuré.
Des désastres fameux ce messager fidèle

Sait toujours des malheurs la première nouvelle*;
Et, tout prêt d'en semer le présage odieux,
Il attendait la Nuit dans ces sauvages lieux.

1. Le second chant du Lutrin est peut-être le chef-d'oeuvre de Boileau. S'il a été vraiment poète quelque part, c'est là, dans ce genre de plaisanterie dont il se croyait, à bon droit l'inventeur en français. Épisodes et détails, figures et rimes, art ingénieux et savant d'accorder le mouvement du style avec celui de l'idée, nous ne voyons pas que rien y manque; et il est vrai que ce genre du poème héroï-comique

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est secondaire, mais enfin Boileau y a excellé.

2. Tour très haute à cinq lieues de Paris, sur le chemin d'Orléans. (B. 1713.) 3. Le, leur objet, l'objet ennuyeux que sont les murs de la tour.

4. Des désastres, des malheurs, ces deux vers sont parfaitement clairs, mais la construction en est un peu embarrassée, et c'est trop de deux inversions.

Aux cris qu'à son abord vers le ciel il envoie,
Il rend tous ses voisins attristés de sa joie :
La plaintive Progné de douleur en frémit,

Et, dans les bois prochains, Philomèle en gémit.

<< Suis-moi, » lui dit la Nuit. L'oiseau, plein d'allégresse,
Reconnaît à ce ton la voix de sa maîtresse;

Il la suit; et tous deux, d'un cours1 précipité,
De Paris, à l'instant, abordent la Cité2.
Là, s'élançant d'un vol que le vent favorise,
Ils montent au sommet de la fatale église.
La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher,
Observe les guerriers, les regarde marcher :
Elle voit le barbier, qui, d'une main légère,
Tient un verre de vin qui rit dans la fougère3,
Et chacun, tour à tour s'inondant de ce jus,
Célébrer, en buvant, Gilotin et Bacchus.
«Ils triomphent, dit-elle, et leur âme abusée
Se promet dans mon ombre une victoire aisée;

Mais, allons; il est temps qu'ils connaissent la Nuit. »
A ces mots, regardant le hibou qui la suit,

Elle perce les murs de la voûte sacrée;

Jusqu'en la sacristie elle s'ouvre une entrée;

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Et, dans le ventre creux du pupitre fatal,

Va placer de ce pas le sinistre animal.

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Mais les trois champions, pleins de vin et d'audace,

Du Palais cependant passent la grande place;

Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés,
De l'auguste Chapelle ils montent les degrés.
Ils atteignaient déjà le superbe portique
Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique,
Sous vingt fidèles clefs garde et tient en dépôt
L'amas toujours entier des écrits de Hesnaut5;
Quand Boirude, qui voit que le péril approche,
Les arrête; et, tirant un fusil de sa poche,

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1. Cours est-il bien l'exact équivalent de course?

2. Inversion fâcheuse, dont il n'y a malheureusement que trop d'exemples dans Boileau. S'il y en a plus encore dans Voltaire :

Tu verras de chameaux un grossier [conducteur...

cela ne fait pas compensation.

3. On appelait verres de fougère des verres dans la composition ou la fabrication desquels il entrait de la cendre de fougère; il faut donc que ce soit le vin qui rie dans la fougère, non pas du

tout le verre lui-même, et ainsi, à l'analyse, le vers de Boileau peut sembler incorrect. Mais malgré cela, il n'en est pas moins clair, ni moins heureux, et on ne le voudrait pas autre qu'il n'est.

4. Notez la construction: Elle voit le barbier qui... et chacun... célébrer....

5. Boileau avait écrit d'abord ici le nom de Boursault, qu'il remplaça par celui de Perrault, et enfin par celui de Hesnault. Voyez plus haut, sur Hesnault, Satire IX, p. 77.

6. «Petite pièce d'acier, avec laquelle on bat un caillou pour en tirer du feu.» (ACAD., 1694.)

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