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Déjà Dôle et Salins sous le joug ont ployé;

Besançon fume encor sur son roc foudroyé.

Où sont ces grands guerriers, dont les fatales ligues
Devaient à ce torrent opposer tant de digues?
Est-ce encor en fuyant qu'ils pensent l'arrêter,
Fiers du honteux honneur d'avoir su l'éviter?
Que de remparts détruits! Que de villes forcées!
Que de moissons de gloire en courant amassées!

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Auteurs, pour les chanter, redoublez vos transports,

Le sujet ne veut pas de vulgaires efforts.

Pour moi, qui jusqu'ici nourri dans la satire, N'ose encor manier la trompette et la lyre,

Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
Vous animer du moins de la voix et des yeux;
Vous offrir ces leçons que ma Muse au Parnasse
Rapporta jeune encor du commerce d'Horace;
Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
De tous vos pas fameux observateur fidèle,
Quelquefois du bon or je sépare le faux,
Et des auteurs grossiers j'attaque les défauts,
Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire,
Plus enclin à blâmer que savant à bien faire.

1. Il s'agit de la seconde conquête de la Franche-Comté.

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LE LUTRIN

(1672-1683)

AU LECTEUR'

Je ne ferai point ici comme Arioste, qui, quelquefois, sur le point de débiter la fable du monde la plus absurde, la garantit vraie d'une vérité reconnue, et l'appuie même de l'autorité de l'archevêque Turpin3. Pour moi, je déclare franchement que tout le poème du Lutrin n'est qu'une pure fiction, et que tout y est inventé, jusqu'au nom même du lieu où l'action se passe. Je l'ai appelé Pourges *, du nom d'une petite chapelle qui était autrefois proche de Montlhéry. C'est pourquoi le lecteur ne doit pas s'étonner que, pour y arriver de Bourgogne, la Nuit prenne le chemin de Paris et de Montlhéry.

C'est une assez bizarre occasion qui a donné lieu à ce poème. Il n'y a pas longtemps que, dans une assemblée où j'étais, la conversation tomba sur le poème héroïque. Chacun en parla suivant ses lumières. A l'égard de moi, comme on m'en eut demandé mon avis, je soutins ce que j'ai avancé dans ma Poétique : qu'un poème héroïque, pour être excellent, devait être chargé de peu de matière, et que c'était à

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l'invention à la soutenir et à l'étendre1. La chose fut fort contestée. On s'échauffa beaucoup; mais, après bien des raisons alléguées pour et contre, il arriva ce qui arrive ordinairement en toutes ces sortes de disputes je veux dire qu'on ne se persuada point l'un l'autre, et que chacun demeura ferme dans son opinion. La chaleur de la dispute étant passée, on parla d'autre chose, et on se mit à rire de la manière dont on s'était échauffé sur une question aussi peu importante que celle-là. On moralisa fort sur la folie des hommes, qui passent presque toute leur vie à faire sérieusement de très grandes bagatelles, et qui se font souvent une affaire considérable d'une chose indifférente. A propos de cela, un provincial raconta un démêlé fameux, qui était arrivé autrefois dans une petite église de sa province, entre le trésorier et le chantre, qui sont les deux premières dignités de cette église, pour savoir si un lutrin serait placé à un endroit ou à un autre. La chose fut trouvée plaisante. Sur cela, un des savants de l'assemblée, qui ne pouvait pas oublier sitôt la dispute, me demanda si, moi qui voulais si peu de matière pour un poème héroïque, j'entreprendrais d'en faire un sur un démêlé aussi peu chargé d'incidents que celui de cette église. J'eus plus tôt dit : Pourquoi non? que je n'eus fait réflexion sur ce qu'il me demandait. Cela fit faire un éclat de rire à la compagnie, et je ne pus m'empêcher de rire comme les autres, ne pensant pas en effet moi-même que je dusse jamais me mettre en état de tenir parole. Néanmoins, le soir, me trouvant de loisir, je rêvai à la chose, et ayant imaginé en général la plaisanterie que le lecteur va voir, j'en fis vingt vers que je montrai à mes amis. Ce commencement les réjouit assez. Le plaisir que je vis qu'ils y prenaient m'en fit faire encore vingt autres : ainsi, de vingt vers en vingt vers, j'ai poussé enfin l'ouvrage à près de neuf cents".

Voilà toute l'histoire de la bagatelle que je donne au public. J'aurais bien voulu la lui donner achevée; mais des raisons très secrètes, et dont le lecteur trouvera bon que je ne l'instruise pas, m'en ont empêché. Je ne me serais pourtant pas pressé de le donner imparfait comme il est, n'eût été les misérables fragments qui en ont couru. C'est un burlesque nouveau, dont je me suis avisé en notre

1. C'était aussi, comme l'on sait, l'avis de Racine en matière au moins de tragédie- que « l'invention consiste à faire quelque chose de rien ». Voyez la Préface de Bérénice. La raison pour laquelle « on contestait fort la chose »>, c'est que Corneille et Chapelain avaient précisément enseigné le contraire, et qu'ils avaient toujours alors de nombreux partisans.

2. Ayant imaginé en général, c'est-àdire ayant conçu l'ensemble et le plan général du poème.

3. Il ne parle ici que de ses quatre

premiers Chants, qui faisaient exactement 844 vers. Le cinquième et le sixième, qui ne parurent pour la première fois qu'en 1683, porterent la longueur entière du poènie à 1228 vers.

4. Ces raisons très secrètes, si nous en croyons Brossette, étaient tout simplement que le poème n'était pas achevé.

5. Imparfait, entendez inachevé.

6. On avait en effet imprimé cent et quelques vers du Lutrin de la SainteChapelle, en 1673, à la suite d'un méchant poème intitulé Réponse au « Pain

langue car, au lieu que dans l'autre burlesque, Didon et Énée parlaient comme des harengères et des crocheteurs, dans celui-ci une horlogère et un horloger parlent comme Didon et Énée. Je ne sais donc si mon poème aura les qualités propres à satisfaire un lecteur; mais j'ose me flatter qu'il aura au moins l'agrément de la nouveauté, puisque je ne pense pas qu'il y ait d'ouvrage de cette nature en notre langue; la Défaite des bouts-rimés, de Sarrasin3, étant plutôt une pure allégorie qu'un poème comme celui-ci.

bénil » du sieur abbé de Marigny, | autre poème qu'un nommé Carpentier de Marigny avait fait contre les marguilliers de sa paroisse.

1. On sait qu'à l'horloger et à l'horlogère, Boileau, dans l'édition défini

tive, a substitué un perruquier et une perruquière.

2. Boileau caractérise ici parfaitement lui-même la nouveauté de son Lutrin. 3. Jean Sarrasin, né en 1603, mort en 1654.

AVIS AU LECTEUR'

Il serait inutile maintenant de nier que le poème suivant a été composé à l'occasion d'un différend assez léger, qui s'émut dans une des plus célèbres églises de Paris, entre le trésorier et le chantre; mais c'est tout ce qu'il y a de vrai. Le reste, depuis le commencement jusqu'à la fin, est une pure fiction; et tous les personnages y sont non seulement inventés, mais j'ai eu soin même de les faire d'un caractère directement opposé au caractère de ceux qui desservent cette église, dont la plupart, et principalement les chanoines, sont tous gens, non seulement d'une fort grande probité, mais de beaucoup d'esprit, et entre lesquels il y en a tel à qui je demanderais aussi volontiers son sentiment sur mes ouvrages qu'à beaucoup de Messieurs de l'Académie. Il ne faut donc pas s'étonner si personne n'a été offensé de l'impression de ce poème, puisqu'il n'y a en effet personne qui y soit véritablement attaqué. Un prodigue ne s'avise guère de s'offenser de voir rire d'un avare, ni un dévot de voir tourner en ridicule un libertin. Je ne dirai point comment je fus engagé à travailler à cette bagatelle sur une espèce de défi, qui me fut fait en riant par feu M. le Premier Président de Lamoignon, qui est celui que j'y peins sous le nom d'Ariste. Ce détail, à mon avis, n'est pas fort nécessaire. Mais je croirais me faire un trop grand tort si je laissais échapper cette occasion d'apprendre à ceux qui l'ignorent, que ce grand personnage, durant sa vie, m'a honoré de son amitié. Je commençai à le connaitre dans le temps que mes Satires faisaient le plus de bruit; et l'accès obligeant qu'il me donna dans son illustre maison fit avantageusement mon apologie contre ceux qui voulaient m'accuser alors de libertinage et de mauvaises mœurs. C'était un homme d'un savoir

1. Ce nouvel Avis au lecteur terminait, en 1683, la préface générale des OEuvres de Boileau, et remplaçait le précédent. Mais, en 1701, Boileau le détacha de sa nouvelle préface, et en fit un avis particulier qu'il mit, comme nous faisons, en tête du Lutrin.

2. Libertinage et mauvaises mœurs; les deux expressions seraient aujour d'hui synonymes, mais il y avait alors entre elles tout l'intervalle de la licence de l'esprit à celle de la conduite.

Quant au prétexte de cette «< accusa

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