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ÉPITRE IX

(1675)

Cette Epitre, très supérieure à la précédente, n'est pas seulement l'une des meilleures de Boileau, mais elle est l'une aussi des plus importantes, comme étant l'une des plus caractéristiques. Il venait de faire paraitre son Art poétique, et tout chaud encore des leçons qu'il y avait données, il y appuie, en s'adressant à l'un des fils de l'homme en qui s'incarnait alors pour lui, Boileau, comme pour Saint-Simon plus tard, le triomphe de la bourgeoisie. C'est cette rencontre en un même sujet, pour ainsi parler, des idées littéraires les plus chères et des sentiments les plus personnels du poète qui fait l'intérêt tout particulier de la neuvième Épitre. Boileau y est vraiment tout entier, avec toute son esthétique, et avec toute l'indépendance d'esprit dont il se vantait à bon droit. Et, pour cette fois, l'intention de louer lui a porté bonheur, s'il serait difficile, comme on le verra, de mieux parler de Seignelay, de Colbert, de Louis XIV, - et de soi-même.

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AU MARQUIS DE SEIGNELAY

Dangereux ennemi de tout mauvais flatteur,
Seignelay, c'est en vain qu'un ridicule auteur,
Prêt à porter ton nom de l'Ebre jusqu'au Gange,
Croit te prendre aux filets d'une sotte louange;
Aussitôt ton esprit, prompt à se révolter,
S'échappe, et rompt le piège où l'on veut l'arrêter.
Il n'en est pas ainsi de ces esprits frivoles
Que tout flatteur endort au son de ses paroles;
Qui, dans un vain sonnet, placés au rang des dieux,
Se plaisent à fouler l'Olympe radieux;
Et, fiers du haut étage où La Serre les loge,
Avalent sans dégoût le plus grossier éloge.
Tu ne te repais point d'encens à si bas prix....
Non que tu sois pourtant de ces rudes esprits
Qui règimbent toujours, quelque main qui les flatte :

1. Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, ministre et secrétaire d'Etat, mort en 1690, fils de Jean Baptiste Col

5.

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bert,ministre, secrétaire d'Etat.(B.1713.) 2. Jean Puget de la Serre, voyez cidessus, p. 38.

Tu souffres la louange adroite et délicate,
Dont la trop forte odeur n'ébranle point les sens.
Mais un auteur novice à répandre l'encens,
Souvent, à son héros, dans un bizarre ouvrage,
Donne de l'encensoir au travers du visage,
Va louer Monterey1 d'Oudenarde forcé,
Ou vante aux Électeurs Turenne repoussé.
Tout éloge imposteur blesse une âme sincère.
Si, pour faire sa cour à ton illustre père,
Seignelay, quelque auteur, d'un faux3 zèle emporté,
Au lieu de peindre en lui la noble activité,
La solide vertu, la vaste intelligence,

Le zèle pour son roi, l'ardeur, la vigilance,
La constante équité, l'amour pour les beaux-arts,
Lui donnait les vertus d'Alexandre ou de Mars,
Et, pouvant justement l'égaler à Mécène,
Le comparait au fils de Pélée ou d'Alcmène,
Ses yeux, d'un tel discours faiblement éblouis,
Bientôt dans ce tableau reconnaîtraient Louis,
Et glaçant d'un regard la Muse et le poète,
Imposeraient silence à sa verve indiscrète.

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Un cœur noble est content de ce qu'il trouve en lui,

Et ne s'applaudit pas des qualités d'autrui5.

Que me sert en effet qu'un admirateur fade
Vante mon embonpoint, si je me sens malade?
Si, dans cet instant même, un feu séditieux
Fait bouillonner mon sang et pétiller mes yeux ?

1. Jean-Dominique de Monterey, gouverneur des Pays-Bas, était le second fils de don Luis de Haro, le négociateur du traité des Pyrénées.

2. Allusion à la victoire que Turenne venait de remporter à Turckheim, le 5 janvier 1675, sur l'électeur de Brandebourg.

« Le poète, pour démasquer la flatterie, la suppose stupide et grossière, absurde et choquante, au point de louer un général d'armée de sa défaite. Est-ce là présenter le miroir aux flatteurs? >> Ainsi s'exprime Marmontel, grand ennemi de Boileau, comme on sait. Mais il oubliait de quelle manière il a loué lui-même Mme de Pompadour, ou M. de Marigny, par exemple, et généralement tous les Poisson, dont le glorieux déshonneur d'Antoinette avait fait la fortune! Parlant plus sérieusement, ne connaissait-il pas cette Oraison funèbre dont Grimm s'est égayé dans sa Correspondance, et où je ne sais quel prédicateur célébrait ainsi la défaite de M. de Contades à Minden: « Contades

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vient, Contades paraît, Contades est vaincu..... »? Un vrai flatteur loue un homme de ce qu'il y a de moins louable en lui.

3. Faux, c'est-à-dire ici malencontreux, et non pas hypocrite.

4. Voilà de beaux vers, encore qu'ils ne soient point lyriques; voilà une belle période, bien construite, bien conduite; et voilà une manière délicate de louer à la fois, en les flattant agréablement, Seignelay, Colbert et Louis XIV.

5. Des qualités d'autrui c'est-à-dire des qualités qu'autrui prétend reconnaitre en lui.

6. Embonpoint. « Bon état ou bonne habitude du corps. Ne se dit guère que des personnes un peu pleines et grasses.» ACAD., (1694.)

Comme on le voit par cette définition, le sens actuel du mot n'était pas encore tout à fait fixé en 1675, et embonpoint se prenait pour synonyme de bonne santé.

7. Voyez ci-dessus Épitre III, vers 35.

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable;
Il doit régner partout, et même dans la fable:
De toute fiction l'adroite fausseté

Ne tend qu'à faire aux yeux briller la vérité1.

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Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces,
Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes?
Ce n'est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
Soient toujours à l'oreille également heureux;
Qu'en plus d'un lieu le sens n'y gêne la mesure2;
Et qu'un mot quelquefois n'y brave la césure;
Mais c'est qu'en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
Partout se montre aux yeux, et va saisir le cœur;
Que le bien et le mal y sont prisés au juste;
Que jamais un faquin n'y tint un rang auguste;
Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit,
Ne dit rien aux lecteurs, qu'à soi-même il n'ait dit3;
Ma pensée au grand jour partout s'offre et s'expose,
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose *.
C'est par là quelquefois que ma rime surprend;
C'est là ce que n'ont point Jonas, ni Childebrand;
Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes,
Montre, Miroir d'amour, Amitiés, Amourettes 5,
Dont le titre souvent est l'unique soutien,
Et qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien.
Mais, peut-être, enivré des vapeurs de ma Muse,
Moi-même en ma faveur, Seignelay, je m'abuse....
Cessons de nous flatter: il n'est esprit si droit
Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit ;
Sans cesse on prend le masque, et quittant la nature,
On craint de se montrer sous sa propre figure.
Par là, le plus sincère assez souvent déplaît.
Rarement, un esprit ose être ce qu'il est.
Vois-tu cet importun que tout le monde évite;
Cet homme à toujours fuir, qui jamais ne vous quitte?
Il n'est pas sans esprit; mais, né triste et pesant,
Il veut être folâtre, évaporé, plaisant;

1. Ces vers significatifs peuvent servir à résumer l'esthétique de Boileau. Comparez l'Art poétique.

2. Il semble que si Boileau disait que la mesure gène quelquefois le sens dans ses vers, il dirait mieux.

3. Entendez ne dit rien que je ne pense.

4. C'est sans doute à propos de ces vers que Pradon reprochait à Boileau de « se prodiguer, l'encens à lui-même » dans cette Epitre, et d'en être « le héros bien plus

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que Monseigneur de Seignelay ». 5. Il a déjà été question de tous ces ouvrages, à l'exception du Miroir d'amour, qui était de Perrault.

6. Boileau effleure ici la difficile question de la sincérité dans l'art. C'est une des plus simples à poser, mais des plus difficiles à résoudre, si, comme on l'a fait justement observer, l'effort seul que nous faisons pour exprimer notre pensée, même en prose, la limite et par conséquent la fausse ou la déforme toujours.

Il s'est fait de sa joie une loi nécessaire;

Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.
La simplicité plaît, sans étude et sans art.

Tout charme en un enfant, dont la langue sans fard,
A peine du filet encor débarrassée,

Sait d'un air innocent bégayer sa pensée.

Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant.
Mais la nature est vraie, et d'abord on la sent;

C'est elle seule en tout qu'on admire et qu'on aime;
Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même;
Chacun pris dans son air est agréable en soi;
Ce n'est que l'air d'autrui qui peut déplaire en moi1.
Ce marquis était né doux, commode, agréable;
On vantait en tous lieux son ignorance aimable;
Mais, depuis quelques mois devenu grand docteur,
Il a pris un faux air, une sotte hauteur;
Il ne veut plus parler que de rime et de prose;
Des auteurs décriés il prend en main la cause;
Il rit du mauvais goût de tant d'hommes divers,
Et va voir l'opéra, seulement pour les vers.
Voulant se redresser, soi-même on s'estropie,
Et d'un original on fait une copie.

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L'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté.

Rien n'est beau, je reviens, que par la vérité :

C'est par elle qu'on plaît, et qu'on peut longtemps plaire.

L'esprit lasse aisément, si le cœur n'est sincère.

En vain, par sa grimace, un bouffon odieux

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A table nous fait rire, et divertit nos yeux;

Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre;
Prenez-le tète à tête, ôtez-lui son théâtre,

Ce n'est plus qu'un cœur bas, un coquin ténébreux,
Son visage essuyé n'a plus rien que d'affreux3.
J'aime un esprit aisé qui se montre, qui s'ouvre,
Et qui plaît d'autant plus, que plus il se découvre.
Mais, la scule vertu peut souffrir la clarté;
Le vice, toujours sombre, aime l'obscurité;
Pour paraître au grand jour il faut qu'il se déguise;
C'est lui, qui de nos mœurs a banni la franchise.
Jadis, l'homme vivait au travail occupé,

1. Comme on le voit par ce vers, Boileau n'eût pas au besoin reculé devant les dernières conséquences du naturalisme. Il venait de dire dans son Art poétique:

Il n'est pas de serpent ni de monstre

[odieux Qui par l'art imité ne puisse plaire aux [yeux.

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2. On a dit dans le même sens de la célèbre Mme Geoffrin qu'elle « respectait son ignorance comme le principe actif et fécond d'un esprit îndépendant et original ».

3. On prétend que ces vers s'appliqueraient à Lulli, dont la réputation était en effet d'un coquin.

Et, ne trompait jamais, n'était jamais trompé,
On ne connaissait point la ruse et l'imposture;
Le Normand même alors ignorait le parjure;
Aucun rhéteur encore, arrangeant le discours,
N'avait d'un art menteur enseigné les détours;
Mais, sitôt qu'aux humains, faciles à séduire,
L'abondance eut donné le loisir de se nuire,
La mollesse amena la fausse vanité;

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Chacun chercha pour plaire un visage emprunté;

Pour éblouir les yeux, la fortune arrogante
Affecta d'étaler une pompe insolente;

L'or éclata partout sur les riches habits;
On polit l'émeraude, on tailla le rubis;

Et la laine et la soie, en cent façons nouvelles,
Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles'.
La trop courte beauté monta sur des patins;
La coquette tendit ses lacs tous les matins ;
Et, mettant la céruse et le plâtre en usage,
Composa de sa main les fleurs de son visage.
L'ardeur de s'enrichir chassa la bonne foi;
Le courtisan n'eut plus de sentiments à soi;

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Tout ne fut plus que fard, qu'erreur, que tromperie;

On vit partout régner la basse flatterie3.

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Le Parnasse surtout, fécond en imposteurs,
Diffama le papier par ses propos menteurs :
De là vint cet amas d'ouvrages mercenaires,
Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires*,
Où toujours le héros passe pour sans pareil,
Et, fût-il louche ou borgne, est réputé soleil.

Ne crois pas toutefois, sur ce discours bizarre,
Que, d'un frivole encens malignement avare,
J'en veuille sans raison frustrer tout l'univers.
La louange agréable est l'âme des beaux vers.
Mais je tiens, comme toi, qu'il faut qu'elle soit vraie
Et que son tour adroit n'ait rien qui nous effraie.
Alors, comme j'ai dit, tu la sais écouter,

1. Boileau a déjà développé le même thème. Voyez Satire XI, et Epitre III. 2. Il parlera plus tard, avec encore plus de pittoresque et d'énergie, de ces Belles qui tous les soirs étalent leur teint sur leur toilette,

Et dans quatre mouchoirs, de leur [beauté salis, Envoient au blanchisseur leurs roses set leurs lis. 3. Je ne trouve partout que làche [flatterie, Injustice, intérêt, trahison, fourberic. (Misanth., I, s)

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4. On cite toujours à ce propos la mémorable dédicace de Cinna au financier Montauron, et il est certain qu'elle fait peu d'honneur à la fierté du grand Corneille.

Mais n'y joindrons-nous pas une fois celle de l'École des Maris à Monsieur, frère de Louis XIV? « Monseigneur, je fais voir ici à la France des choses bien peu proportionnées. Il n'est rien de si grand et de si superbe que le nom que je mets à la tête de ce livre, et rien de plus bas que ce qu'il contient. » Voila flatter avec digníté !

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