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Dit d'abord un ami qui veut me cajoler,

Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles,
Croit que l'on fait les vers, comme l'on prend les villes.
Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
Je ne sais que répondre à ce vain compliment;
Et, justement confus de mon peu d'abondance,
Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
Qu'heureux est le mortel, qui, du monde ignoré,
Vit content de soi-même en un coin retiré ;
Que l'amour de ce rien qu'on nomme renommée
N'a jamais enivré d'une vaine fumée;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir
Et ne rend qu'à lui seul compte de son loisir1!
Il n'a point à souffrir d'affronts ni d'injustices,
Et du peuple inconstant il brave les caprices.
Mais, nous autres, faiseurs de livres et d'écrits,
Sur les bords du Permesse aux louanges nourris,
Nous ne saurions briser nos fers et nos entraves.
Du lecteur dédaigneux honorables esclaves,
Du rang où notre esprit une fois s'est fait voir,
Sans un fâcheux éclat, nous ne saurions déchoir.
Le public, enrichi du tribut de nos veilles,
Croit qu'on doit ajouter merveilles sur merveilles;
Au comble parvenus il veut que nous croissions;
Il veut, en vieillissant, que nous rajeunissions!
Cependant tout décroît, et moi-même, à qui l'âge,
D'aucune ride encor n'a flétri le visage,
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix,
J'ai besoin du silence et de l'ombre des bois ;
Ma Muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,
Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues;
Ce n'est que dans ces bois, propres à m'exciter,
Qu'Apollon quelquefois daigne encor m'écouter.

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Ne demande donc plus par quelle humeur sauvag›

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Tout l'été, loin de toi, demeurant au village,

J'y passe obstinément les ardeurs du Lion,
Et montre pour Paris si peu de passion.

C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,
Le mérite éclatant, et la haute éloquence,
Appellent dans Paris aux sublimes emplois 2,
Qu'il sied bien d'y veiller pour le maintien des lois :
Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie;

1. Voyez l'Épitre V. Évidemment, entre 1672 et 1678, c'est-à-dire entre

trente-cinq et quarante ans à peu près,

Boileau a eu «< sa crise ».

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Tu ne t'en peux bannir que l'orphelin ne crie,
Que l'oppresseur ne montre un front audacieux;
Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux1.
Mais, pour moi, de Paris citoyen inhabile,
Qui ne lui puis fournir qu'un rêveur inutile,
Il me faut du repos, des prés et des forêts.
Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
Attendre que septembre ait ramené l'automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
Tira joindre à Paris, pour s'enfuir à Bâville.
Là, dans le seul loisir que Thémis t'a laissé,
Tu me verras souvent à te suivre empressé,
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace.
Tantôt, sur l'herbe assis, au pied de ces coteaux
Où Polycrène épand ses libérales eaux,

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Lamoignon, nous irons, libres d'inquiétude,
Discourir des vertus dont tu fais ton étude;

Chercher quels sont les biens véritables ou faux;

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Si l'honnête homme en soi doit souffrir des défauts;

Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,

Ou la vaste science, ou la vertu solide.

C'est ainsi que chez toi tu sauras m'attacher.

Heureux, si les fàcheux, prompts à nous y chercher,

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N'y viennent point_semer l'ennuyeuse tristesse !

Car, dans ce grand concours d'hommes de toute espèce,

Que sans cesse à Bâville attire le devoir,

Au lieu de quatre amis qu'on attendait le soir,

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Quelquefois, de fàcheux arrivent trois volées
Qui du parc à l'instant assiègent les allées.
Alors, sauve qui peut ! et, quatre fois heureux,

Qui sait pour s'échapper quelque antre ignoré d'eux!

1. Périphrase ingénieuse, trop ingénieuse même, pour caractériser les fonctions du ministère public, ou, comme on disait alors, des « Gens du Roi ».

2. C'était la maison de campagne des Lamoignon.

3. Fontaine à une demi-heure de Bàville, ainsi nommée par feu M. le président de Lamoignon. (B. 1713.)

ÉPITRE VII
(1677)

Entre autres mérites, s'il en est un que l'on ne puisse disputer à Boileau, c'est celui d'avoir toujours bravement défendu, encouragé et soutenu ses amis. De même donc qu'il avait jadis composé les Stances sur l'École des Femmes pour aider Molière contre la cabale des « Grands Comédiens » et celle des « petits Auteurs »; de même il composa sa septième Épitre, au lendemain de l'échec de Phèdre, pour essayer de consoler Racine des odieuses manœuvres du parti de Pradon. Il n'y réussit pas, comme on sait, et Racine, dégoûté du public, renonça pour toujours à la scène. Ce n'était pas, à la vérité, la seule raison qu'il en eût, ni peut-être même la plus forte, mais c'en était assurément une. En tout cas, l'intention de Boileau n'en était pas moins généreuse, et, comme il arrive quelquefois que la vertu soit récompensée, cette Épitre, où concourent également l'admiration et l'amitié, est l'une de ses meilleures.

A M. RACINE

Que tu sais bien, Racine, à l'aide d'un acteur,
Émouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Jamais Iphigénie en Aulide immolée

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,
En a fait sous son nom verser la Champmeslé1.
Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages,
Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages!
Sitôt que d'Apollon un génie inspiré,
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,

En cent lieux contre lui les cabales s'amassent;
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent;
Et son trop de lumière, importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.
La mort seule ici-bas, en terminant sa vie,

1. Marie Desmares, née en 1641 ou 1644, avait épousé Charles Chevillet, sieur de Champmeslé. Très galante en

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son temps, et fort aimée de Racine, elle mourut en 1698, un an avant le poète dont son nom est demeuré inséparable.

Peut calmer sur son nom l'injustice et l'envie;
Faire au poids du bon sens1 peser tous ses écrits;
Et donner à ses vers leur légitime prix.

Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière,
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière 2,
Mille de ces beaux traits, aujourd'hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutės.
L'ignorance et l'erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d'œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte3;
L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu;
L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.
Mais, sitôt que d'un trait de ses fatales mains
La Parque l'eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
L'aimable Comédie, avec lui terrassée,
En vain d'un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

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Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.

Toi donc, qui t'élevant sur la scène tragique,

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Suis les pas de Sophocle, et, seul de tant d'esprits,
De Corneille vieilli sais consoler Paris,

Cesse de t'étonner, si l'envie animée,

Attachant à ton nom sa rouille envenimée,

La calomnie en main, quelquefois te poursuit.

En cela, comme en tout, le Ciel qui nous conduit,
Racine, fait briller sa profonde sagesse.

Le mérite en repos s'endort dans la paresse;
Mais, par les envieux un génie excité,

Au comble de son art est mille fois monté;
Plus on veut l'affaiblir, plus il croît et s'élance;

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défenseur des bigots ». Il s'appelait Pierre Roullé, était docteur de Sorbonne et curé de Saint-Barthélemy. Le pamphlet où il demandait qu'on brùlàt l'auteur de Tartuffe était intitulé le Roi Glorieux au monde.

1. Bon sens est-il bien le mot propre? | peut répondre avec certitude que du 2. On sait que Molière et Racine s'étaient brouillés ensemble dès le temps d'Alexandre, mais Boileau avait su demeurer leur ami à tous deux, et il y avait de sa part quelque chose de délicat, en même temps que de souverainement juste, à les réconcilier ainsi dans une destinée commune, dans la mort, et devant la postérité.

3. Les commentateurs s'évertuent à chercher qui était le commandeur, qui le vicomte, qui le marquis. Mais on ne

4. Il y avait trois ans alors, 1674, que Corneille avait quitté définitiveinent le théâtre.

5. Quelquefois, n'est pas assez dire. On a contesté ou disputé à Racine presque tous ses succès.

Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance;
Et, peut-être, ta plume, aux censeurs de Pyrrhus1
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
Moi-même, dont la gloire ici moins répandue
Des pâles envieux ne blesse point la vue,

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Mais qu'une humeur trop libre, un esprit peu soumis,

De bonne heure a pourvu d'utiles ennemis,

Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avoue,

Qu'au faible et vain talent dont la France me loue.
Leur venin, qui sur moi brûle de s'épancher,

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Tous les jours, en marchant2, m'empêche de broncher;

Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde,

Que d'un œil dangereux leur troupe me regarde;

Je sais sur leur avis corriger mes erreurs,

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Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C'est en me guérissant que je sais leur répondre;
Et, plus en criminel ils pensent m'ériger3,
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
Imite mon exemple; et, lorsqu'une cabale,
Un flot de vains auteurs, follement te ravale,
Profite de leur haine et de leur mauvais sens.
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants:
Que peut contre tes vers une ignorance vaine?
Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir,
Et soulever pour toi l'équitable avenir.
Et qui, voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre, malgré soi perfide, incestueuse,
D'un si noble travail justement étonné,
Ne bénira d'abord le siècle fortuné

Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
Vit naitre sous ta main ces pompeuses merveilles1?
Cependant, laisse ici gronder quelques censeurs
Qu'aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.

1. Boileau lui-même, dans le particulier, avait été de ces « censeurs ». Il reprochait à Pyrrhus d'être ce qu'il appelait un « héros à la Scudéri »> et par là, il voulait dire un héros dont la ferocité tragique se déguisait sous des formes encore trop galantes.

2. Tournure fréquente au XVIIe siècle, légèrement amphibologique, et cependant très française. La métaphore est moins louable; et pour en faire une autre à notre tour, il est difficile de digérer ce venin qui empêche de broncher.

BOILEAU.

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3. Eriger. Peut-on dire ériger en criminel, et ne serait-il pas bon que l'idée d'élévation qu'implique le mot fùt considérée comme contradictoire avec tout ce qui désigne un manque, un défaut ou un vice?

4. Pompeuses merveilles. Il ne semble pas que pompeuses soit ici le mot juste; à moins que, tout en faisant ce bel éloge de la Phedre de Racine, on ne soupçonne Boileau d'avoir voulu critiquer ce qu'il y a déjà d'un peu trop magnifique dans l'ouvre, et qui semble acheminer la tragédie vers le genre de l'opéra.

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