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son camp et à venir avec son armée s'établir dans les palais situés sur le rivage du détroit pour éviter les rigueurs de la neige et de l'hiver que les pluies annonçaient déjà, et afin que les tentes du camp ne fussent pas trempées et ensuite entièrement détruites par l'humidité. Le duc et les principaux de l'armée se rendirent enfin aux volontés de l'empereur; on replia les tentes, et ils allèrent, avec toute l'armée des Chrétiens, se loger dans les palais et dans les maisons garnies de tours qui se prolongent sur le rivage et sur un espace de trente milles de longueur. Depuis ce jour, ils trouvèrent et purent acheter, en vertu des ordres de l'empereur, des vivres en abondance aussi bien que toutes les choses dont ils avaient besoin. Peu de temps après, un nouveau message fut apporté au duc, de la part de l'empereur, pour l'engager à se rendre auprès de lui et à venir prendre connaissance de ses intentions. Mais le duc, prévenu par des étrangers, habitans de la ville, des artifices de ce souverain, refusa absolument de se rendre auprès de lui, ,et lui envoya pour députés des hommes illustres, Conon, comte de Montaigu, Baudouin du Bourg et Godefroi de Hache, qui furent chargés de présenter ses excuses et de parler en ces termes : « Godefroi, duc, à l'empereur, fidélité et soumission! J'irais « volontiers et selon vos desirs auprès de vous; j'ad<«< mirerais les pompes et les richesses de votre pa« lais; mais j'ai été effrayé par les mauvais bruits qui « sont parvenus à mes oreilles sur votre compte. haine J'ignore si c'est par jalousie ou par «<reils bruits ont été inventés et répandus. » L'empe

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reur, ayant entendu ces paroles, s'excusa fort longue

ment et sur tous les points, disant qu'il ne fallait point que le duc ou quelqu'un de ses compagnons redoutât de sa part la moindre tromperie; qu'il voulait le protéger et l'honorer, lui et les siens, comme son fils et ses amis. Les députés du duc étant revenus auprès de lui, rapportèrent favorablement et très-fidèlement toutes les promesses qu'ils avaient reçues de la bouche même de l'empereur; mais le duc, se méfiant toujours de ses discours emmiellés, persista à refuser toute conférence, et quinze jours se passèrent dans cet échange réciproque de messagers.

Convaincu de la fermeté du duc, et voyant qu'il lui serait impossible de l'attirer auprès de lui, l'empereur en prit de nouveau de l'humeur, et lui retira la faculté d'acheter de l'orge et du poisson, et ensuite du pain, pour le contraindre ainsi à ne pas résister plus longtemps à sa demande. Mais comme il ne put parvenir, même par ces moyens, à ébranler le courage du duc, un jour, sur l'instigation de l'empereur, cinq cents Turcopoles arrivèrent sur des navires dans le détroit armés d'arcs et de flèches, tirèrent sur les chevaliers du duc qui s'étaient levés le plus tôt, tuèrent les uns, blessèrent les autres, et les repoussèrent ainsi loin du rivage, afin qu'ils ne pussent, comme de coutume, venir acheter des vivres. Cette mauvaise nouvelle fut apportée au duc dans son palais. Aussitôt il donna l'ordre de faire retentir les cors, d'armer tout le peuple, de retourner devant les murs même de Constantinople et d'y dresser de nouveau les tentes. A cet ordre, les cors donnèrent le signal; tous les pélerins coururent, aux armes et détruisirent les tours et les palais dans lesquels ils avaient logé, incendiant

les uns, renversant les autres, perte irréparable pour la ville de Constantinople. Tandis que la nouvelle de cet horrible incendie et de tout ce désastre parvenait promptement au palais, le duc fut frappé de la crainte qu'en voyant les flammes des bâtimens, et en entendant le mouvement extraordinaire de l'armée, l'empereur ne donnât sur-le-champ l'ordre de faire occuper en force, par ses chevaliers et ses archers, le pont sur lequel les pélerins avaient passé en sortant de la ville pour se rendre dans les palais où ils résidaient. Aussitôt il envoya son frère Baudouin, avec cinq cents chevaliers cuirassés, prendre possession de ce pont pour prévenir l'empereur et empêcher tout acte de violence qui fermerait le passage aux pélerins et ne leur permettrait plus de retourner sur leurs pas. Baudouin était à peine arrivé au milieu du pont quand tout à coup des Turcopoles, chevaliers de l'empereur, montés sur des bâtimens, assaillirent les pélerins à coups de flèches, les lancèrent de droite et de gauche, et attaquèrent avec vigueur tous ceux qui passaient. Baudouin, n'ayant aucun moyen de leur résister du haut du pont, s'occupa uniquement du soin d'échapper le plus vite possible à leurs traits; il franchit le pont, s'établit promptement de l'autre côté sur le rivage, gardant l'entrée du pont et observant en même temps les murailles de la ville souveraine jusqu'à ce que toute l'armée eût pu défiler par ce passage. Le duc, pendant ce temps, veillait aussi sur les derrières avec les siens. Cependant une troupe nombreuse de Turcopoles et des chevaliers de tout rang sortirent des portes, armés de flèches et de divers autres instrumens de guerre, pour attaquer Baudouin et toute

la race chrétienne qui marchait sur ses pas. Mais Baudouin demeura immobile et sans se laisser entamer par aucune attaque au lieu où il avait pris position, et y tint depuis le matin jusqu'au soir, que tout le peuple ayant passé le pont et s'étant transporté en face des murailles de la ville, y dressa son camp. Alors Baudouin s'élança vigoureusement, avec ses cinq cents chevaliers, sur ces mêmes Turcopoles qui étaient sortis des portes et ne cessaient de harceler les pélerins; des deux côtés on combattit bravement et l'on perdit beaucoup de monde; les Français eurent surtout beaucoup de chevaux percés par les flèches de leurs adversaires. Enfin Baudouin conserva l'avantage; ayant accablé les chevaliers de l'empereur, il les força à fuir vers les portes, et, puissant vainqueur, il demeura maître du champ de bataille. Cependant les Turcopoles et les autres chevaliers, indignés de leur défaite et de leur fuite, sortirent de nouveau et en plus grand nombre pour attaquer et harceler l'armée; mais enfin le duc arriva, et comme il était nuit, il rétablit la paix en invitant son frère à rentrer dans son camp avec tous les siens et à s'abstenir, pendant la nuit, de tout combat. L'empereur, de son côté, craignant que la guerre ne s'échauffât de plus en plus, et que les ombres de la nuit ne fussent fatales à ses chevaliers, leur ordonna pareillement de se tenir en repos, et se réjouit que le duc eût également rappelé ses combattans.

Le lendemain, au point du jour, le peuple se leva en vertu des ordres du duc, alla parcourir le territoire et le royaume de l'empereur et le ravagea horriblement pendant six jours consécutifs, afin de rabaisser

du moins l'orgueil de l'empereur et de tous les siens. Ce dernier, lorsqu'il en fut instruit, parut enfin triste et affligé de la désolation de ses États. Il prit aussitôt son parti et envoya une députation au duc pour faire cesser le pillage et l'incendie et lui offrir satisfaction en tout point. Les députés parlèrent en ces termes : « Que toute inimitié cesse entre nous et vous; «< que le duc vienne vers moi, qu'il reçoive sans hé<< siter, en gage de ma foi, des otages qui lui garanti«ront qu'il viendra et s'en retournera sain et sauf, et <«< qu'il soit assuré que je ferai rendre à lui et aux siens << tous les honneurs qui seront en mon pouvoir. » Le duc y consentit avec bonté, pourvu qu'on lui donnât des otages tels qu'il pût y trouver une garantie suffisante de sa sûreté et de sa vie, et promit qu'il n'hésiterait point à se rendre auprès de l'empereur pour s'entretenir avec lui de vive voix. A peine les députés étaient-ils partis avec cette réponse, que d'autres députés arrivèrent auprès du duc, venant le saluer de la part de Boémond, et lui parlant en ces termes : «< Boémond, prince très-riche de Sicile et de Calabre, << te prie de ne point te réconcilier avec l'empereur, « de te retirer vers les villes de Bulgarie, Andrinople << et Philippopolis, et d'y passer la saison de l'hiver, cer

tain qu'au commencement du mois de mars, le même « Boémond marchera à ton secours avec toutes ses << troupes pour attaquer cet empereur et envahir son « royaume. » Après avoir reçu ce message, le duc différa d'y répondre jusqu'au lendemain matin, et alors il répondit, de l'avis des siens : « Qu'il n'avait point << quitté son pays et ses parens pour chercher des pro« fits ni pour détruire les Chrétiens; qu'il avait en

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