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tués de cette manière; mais comme ils redoutaient des supplices plus cruels de la part de ces impies, ni les armes ni la violence ne purent les déterminer à sortir de leur retraite.

Le soleil était parvenu à la moitié de la journée lorsque les pèlerins entrèrent dans cette citadelle et y furent attaqués par les Turcs. Mais comme les premiers résistaient avec courage pour défendre leur vie, aucune invention des ennemis ni les ombres même de la nuit ne purent les forcer à abandonner leur position; enfin un Grec fidèle et catholique partit en exprès pendant la nuit, s'embarqua, traversa la mer et alla raconter à Pierre, qu'il trouva dans la ville royale, les périls auxquels étaient exposés ses compagnons et la destruction de tout le reste de l'armée. Instruit de ces malheurs et le cœur rempli de tristesse, Pierre alla supplier humblement l'empereur de venir au secours, pour l'amour du Christ, de ce misérable petit nombre de pélerins, reste de tant de milliers d'hommes, et de ne pas souffrir qu'ils périssent dans la désolation et les tourmens sous les coups de ces bourreaux. L'empereur fut touché de compassion en entendant le récit de Pierre et en apprenant que ses compagnons étaient assiégés; il fit venir les Turcopoles et toutes les troupes de diverses nations qui étaient dans ses États; il leur ordonna de passer le bras de mer en toute hâte, d'aller secourir les Chrétiens fugitifs et assiégés, et de forcer les Turcs à abandonner le siége. Ceux-ci, en effet, ayant eu connaissance de l'édit de l'empereur, se retirèrent de la forteresse au milieu de la nuit, emmenant avec eux leurs prisonniers et chargés de dépouilles, et les chevaliers

pélerins qui y étaient renfermés se trouvèrent ainsi délivrés des impies.

Il n'y avait pas long-temps que Pierre avait quitté les pays de l'Occident, lorsqu'un prêtre, nommé Gottschalk, né Teuton et habitant des bords du Rhin, échauffé par les discours de l'Ermite, et brûlant du desir d'entreprendre aussi le voyage de Jérusalem, entraîna, par ses paroles, un grand nombre d'hommes de diverses nations à suivre les mêmes voies. Il rassembla plus de quinze mille individus dans la Lorraine, la France orientale, la Bavière, le pays des Allemands, tant dans la classe des chevaliers que dans celle des gens de pied; et tous ayant ramassé une immense quantité d'argent et toutes les choses nécessaires au voyage, se mirent en route et suivirent, dit-on, leur marche paisiblement jusque dans le royaume de Hongrie. Arrivés à la porte de Mersebourg et de la citadelle, et se présentant sous la protection du roi Coloman, ils y furent accueillis avec honneur. On leur accorda même la permission d'acheter toutes les choses nécessaires à la vie; et, en vertu des ordres du roi, on conclut un traité avec eux pour prévenir tout mouvement désordonné dans une si grande armée. Ils y demeurèrent pendant quelques jours et commencèrent à vagabonder. Les Bavarois et les Souabes, hommes impétueux, et d'autres insensés encore, se livrèrent sans mesure aux excès de la boisson et en vinrent bientôt à enfreindre les conditions du traité; d'abord ils enlevèrent aux Hongrois du vin, des grains et les autres choses dont ils avaient besoin; puis ils allèrent prendre dans les champs des bœufs et des moutons pour les tuer; ils tuèrent aussi ceux qui voulurent leur résister

ou reprendre sur eux leurs bestiaux, et ils commirent encore beaucoup d'autres crimes que je ne saurais rapporter en détail, se conduisant en gens grossiers, insensés, indisciplinés et indomptables. Des hommes qui ont assisté à ces événemens rapportent qu'ils se saisirent d'un jeune Hongrois et l'empalèrent sur la place publique. On se plaignit de ce fait et de toutes les autres offenses des pélerins, et ces plaintes parvinrent aux oreilles du roi et de ses princes.

Le roi, irrité de toutes ces infamies, dont le récit jeta le trouble dans sa maison, prescrivit à ses satellites de s'armer, fit un appel à toute la Hongrie pour aller venger ce crime abominable et tous les autres méfaits des étrangers, et voulut que l'on n'épargnât aucun des pélerins, puisqu'ils avaient commis une action si horrible. Les hommes de l'armée de Gottschalk, instruits des ordres cruels donnés par le roi pour les faire périr, firent retentir dans toutes les campagnes le signal de la guerre, et se rassemblèrent dans les champs de Belgrade, auprès de l'oratoire de Saint-Martin. Aussitôt toutes les forces de la Hongrie furent sur pied pour aller disperser le peuple qui s'était réuni. Mais les Teutons, inquiets et forcés de défendre leurs vies, se disposèrent à résister vigoureusement avec leurs glaives, leurs lances et leurs flèches; en sorte que les Hongrois n'osèrent les attaquer. Lorsqu'ils les virent aussi déterminés et qu'ils eurent reconnu l'impossibilité de les combattre sans s'exposer à des pertes incalculables, ils eurent recours à la ruse et leur adressèrent ces douces paroles : << Notre seigneur roi a reçu des plaintes sur les offenses « que vous avez commises dans son royaume ; mais il

« pense que vous n'en êtes pas tous coupables, d'au«< tant plus qu'il y a parmi vous beaucoup de gens <«< sensés et qui ne sont pas moins affligés de cette vio« lation du traité que le roi lui-même et les siens. Si « donc vous voulez donner satisfaction au seigneur << roi et apaiser les princes de la terre, il faut et il est «< nécessaire que vous livriez toutes vos armes entre <«<les mains du seigneur roi, et que vous vous mon<< triez, selon notre avis, disposés à la paix. Quand << vous vous serez mis ainsi à la discrétion du roi avec << tout l'argent que vous avez, vous calmerez sa colère <«< et vous trouverez grâce devant ses yeux. Mais si « vous vous conduisez autrement, pas un seul d'entre «< vous ne pourra vivre devant sa face et devant les «< siens, parce que vous avez fait dans son royaume « des choses trop honteuses et trop offensantes. » Gottschalk et tous les hommes sensés se confièrent de bonne foi à ceux qui leur tenaient ce langage, attendu que les Hongrois professaient le christianisme, et ils conseillèrent à leurs compagnons, en pleine assemblée, de donner satisfaction au roi conformément à ces propositions, et de rendre leurs armes, afin de rétablir la paix et l'union avec les gens du pays. Tous en effet suivirent ce conseil, et tous livrèrent entre les mains du délégué du roi leurs cuirasses, leurs casques, toutes leurs armes, tout l'argent destiné à pourvoir à leur subsistance jusqu'à Jérusalem, certains qu'ils obtiendraient par là les témoignages de la compassion et de l'humanité du roi. Les ministres et les chevaliers de ce prince transportèrent toutes les armes dans les appartemens intérieurs du palais, et déposèrent dans le trésor royal l'argent et tous les objets de

prix que cette nombreuse armée leur avait abandonnés. Après avoir ainsi mis toutes les armes à couvert, ils se montrèrent menteurs dans les promesses qu'ils avaient faites pour garantir au peuple la clémence du roi; et, s'élançant avec cruauté sur ces pélerins désarmés et dépouillés, ils les attaquèrent et les mirent à mort de la manière la plus barbare, à tel point que, selon les rapports affirmés véritables par le petit nom bre de ceux qui échappèrent avec peine à la mort, après avoir assisté au carnage, toute la plaine de Belgrade était entièrement couverte de sang et des cadavres de tous ceux qui furent tués, et qu'il n'y en eut que bien peu qui purent se soustraire à ce martyre.

Au commencement de l'été et dans la même année où Pierre et Gottschalk s'étaient mis en route avec leurs armées, des bandes innombrables de Chrétiens partirent de divers royaumes et de divers pays, savoir, des royaumes de France, d'Angleterre, de la Flandre, de la Lorraine. Brûlés du feu de l'amour divin, et portant le signe de la croix, ces pélerins débouchaient par bandes de tous côtés, portant avec eux toutes sortes de provisions, d'effets, d'armes dont ils avaient besoin pour accomplir leur voyage à Jérusalem. Ces gens, sortant en foule de tous les royaumes et de toutes les villes, se réunissaient ensuite en corps, mais ils ne s'abstenaient point des réunions illicites et des plaisirs de la chair; ils se livraient sans relâche à tous les excès de la table, se divertissaient sans cesse avec les femmes et les jeunes filles qui sortaient aussi de chez elles pour se livrer aux mêmes folies, et s'adonnaient témérairement à toutes les vanités, sous le prétexte du voyage qu'ils allaient entreprendre.

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