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qui mendiaient, dénués de toute ressource, l'avaient enfin réduit à n'avoir plus d'argent. Robert, trèsriche et très-puissant prince du riche pays de Flandre, éprouvait les mêmes besoins beaucoup de personnes affirment l'avoir vu de leurs propres yeux mendier très-souvent au milieu de l'armée; et nous avons appris par de nombreux rapports que ce fut par de pareils moyens qu'il se procura le cheval sur lequel il montait le jour de la bataille. Montés sur ces chevaux qu'ils n'avaient acquis qu'à grand'peine, ces princes illustres, après avoir combattu et vaincu l'armée des infidèles, voyant Corbahan prendre la fuite avec tous ceux de son escorte, se lancèrent rapidement à sa poursuite, et, renversant et massacrant tous ceux qui fuyaient, ils les poursuivirent sans relâche jusqu'à trois milles du camp. Tancrède, qui conduisait toujours son corps de Chrétiens, n'eut pas plutôt vu ses adversaires en déroute, qu'il se lança aussitôt sur leurs traces avec une poignée de chevaliers, et les chassa devant lui sur la route jusqu'à six milles au-delà. Corbahan, voyant toute son armée dispersée, continua de fuir jusqu'à ce qu'il fût arrivé sur les bords du grand fleuve de l'Euphrate, et s'échappa en traversant sur des barques avec tous les siens.

Tandis que les princes chrétiens que je viens de nommer s'occupaient, dans leur ardeur guerrière, à poursuivre et à massacrer les ennemis, le corps du comte Raimond et celui de l'évêque du Puy qui ne les avaient pas suivis long-temps, tous deux avides de pillage, et empressés d'enlever les dépouilles des Tures, demeurèrent sur le terrain où ils avaient remporté la victoire, et enlevèrent un riche butin en or,

en byzantins, en grains, en vins, en vêtemens et en tentes. D'autres, qui combattaient encore, voyant leurs compagnons chargés de dépouilles, et entraînés par la même avidité, coururent aussi au pillage; et enrichis de tout ce qu'ils avaient trouvé, ils rentrèrent dans Antioche, célébrant leur triomphe et poussant des cris de joie. Ceux qui naguère étaient pauvres et épuisés par la faim, se trouvèrent bientôt gorgés de toutes sortes de richesses. Ils trouvèrent en outre, dans le camp des Gentils, une quantité innombrable de tablettes, qui contenaient les détails des rits sacriléges des Turcs et des Sarrasins, et où étaient consignés en exécrables caractères les crimes odieux de leurs aruspices. On trouva encore dans les tentes des Turcs des chaînes, des liens et des lacets de diverses formes, en cordes, en fer, en cuir de taureau et de cheval, destinés à enchaîner les Chrétiens; on les transporta à Antioche en grande quantité, ainsi que beaucoup d'autres effets, et des tentes, entre autres celle de Corbahan lui-même, construite en forme de ville, garnie de tours et de murailles, et remplie de précieuses étoffes de soie. Il y avait, en outre, dans cette admirable tente, des rues qui aboutissaient au pavillon, et dans lesquelles deux mille hommes pouvaient, à ce qu'on assure, être logés au large. Les femmes, les enfans jeunes ou encore à la mamelle qu'on trouvá dans le camp, furent les uns massacrés, les autres écrasés sous les pieds des chevaux, privés de secours comme ils étaient, tandis que les Turcs fuyaient loin du champ de bataille; et leurs cadavres mutilés couvrirent toute la plaine. Il se passa encore dans cette journée, ainsi que pendant

le siége de la ville d'Antioche, beaucoup d'autres faits étonnans et inconnus, tant parmi le peuple Chrétien que chez les Gentils; mais je pense que ni la plume, ni la mémoire des hommes ne pourraient suffire à les rapporter, tant ces faits furent nombreux, et sont rapportés de diverses manières.

LIVRE CINQUIÈME.

APRÈS cette victoire remportée par les Chrétiens dans la plaine d'Antioche, ville grande et royale de Syrie, l'évêque du Puy et les autres princes, ayant cessé de poursuivre l'armée de Corbahan, rentrèrent dans la place, et purifièrent d'abord de toute souillure la basilique du bienheureux Pierre l'Apôtre, que les Turcs avaient profanée par leurs cérémonies sacriléges. Ils firent relever avec honneur les saints autels qui avaient été renversés. Les Turcs avaient crevé les yeux, comme ils l'eussent fait à des personnes vivantes, à l'image de notre Seigneur Jésus-Christ, et aux figures des saints; ils les avaient recouvertes de plâtre: elles furent restaurées avec le plus grand respect, et l'on rétablit dans l'église les serviteurs du culte catholique, formant un clergé composé de Grecs et de Latins, afin que l'on pût désormais y célébrer les mystères divins. Ensuite on fit faire avec la plus belle pourpre, avec des étoffes de soie et d'autres objets qu'on trouva dans la ville, des mîtres, des manteaux, des bonnets et tous les ornemens nécessaires pour le service des églises du Dieu vivant, afin que les prêtres et les ministres pussent s'en revêtir, soit pour célébrer les offices divins dans le temple du bienheureux

Pierre, soit pour aller en procession les jours de dimanche ou de grande fête, à l'Oratoire de Sainte-Marie, mère de notre Seigneur Jésus-Christ, en chantant des psaumes et des hymnes. Cet Oratoire, situé à peu de distance de l'église du bienheureux Pierre, n'avait point été violé par les Turcs, lorsqu'ils avaient pris possession de la ville d'Antioche; ils l'avaient donné aux Chrétiens qui habitaient au milieu d'eux, afin qu'ils eussent à s'en servir exclusivement. Le patriarche de la ville, homme très-illustre et très-chrétien, que les Turcs, tandis qu'ils étaient assiégés par les pélerins, avaient souvent fait suspendre par des cordes en dehors des murailles de la ville, en présence de tous les fidèles, pour ajouter aux misères du peuple chrétien, et dont les pieds avaient été souvent blessés par les chaînes, fut honorablement rétabli dans son siége, et institué évêque d'Antioche, au milieu de tous les témoignages d'une soumission religieuse.

Lorsqu'ils eurent ainsi remis en ordre tout ce qui se rapportait au culte divin, les pélerins reconnurent Boémond pour seigneur et défenseur de la ville, parce qu'il avait fait beaucoup de dépenses et supporté beaucoup de fatigues pour parvenir à faire livrer cette place; ils le chargèrent de veiller au service des gardes dans les tours et sur les remparts, et de se prémunir contre les piéges des Turcs. Boémond prit aussitôt le pouvoir et le gouvernement de la ville, et alla établir sa résidence et celle de ses gardes dans la citadelle située sur le point le plus élevé de la montagne, où aucun Turc ne lui opposa de résistance. En effet, après avoir appris la dispersion et la fuite de

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