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poussèrent les Français à coups de pierres, et empêchèrent en même temps ceux de leurs compagnons qui étaient déjà dans la ville, d'arriver jusqu'à cette porte et de l'ouvrir. Les chevaliers qui étaient montés par l'échelle retournèrent alors vers la porte de secours, et frappant avec des outils de fer que les Turcs avaient préparés pour leur usage, et renversant un pan de muraille, ils pratiquèrent une large ouverture; en sorte que les princes et leurs compagnons, tant cavaliers que gens de pied, entrèrent bientôt par une large brèche.

Les Turcs cependant, éveillés enfin par les cris des Chrétiens, et par les sons retentissans des trompettes et des cors, coururent aussitôt aux armes, saisirent leurs arcs et leurs flèches, afin de défendre les tours, et de rudes combats s'engagèrent des deux côtés, au dessus et en dessous des remparts. Au milieu de ces clameurs et du tumulte de la guerre, les chevaliers de Darsian, qui occupaient le sommet de la montagne et la plus haute des citadelles, firent résonner les cors afin d'éveiller les Turcs qui dormaient encore, soit dans la ville, soit dans les autres tours, et de les appeler au secours de leurs compagnons d'armes pour résister aux Chrétiens. Pendant ce temps les hommes de la grande armée chrétienne, campés en dehors des murailles, vers un autre côté de la vaste enceinte de la ville, crurent en entendant les vociférations et le retentissement des cors du côté de la montagne et de la citadelle, que ce bruit extraordinaire annonçait l'arrivée et l'entrée de Corbahan dans la place; car ils ignoraient entièrement que la ville eût été livrée aux mains des Français. Boémond, Rai

mond et Tancrède, qui connaissaient toute l'affaire et étaient demeurés avec les assiégeans, se revêtirent aussitôt de leurs cuirasses, se munirent de leurs armes et, déployant leurs bannières, ils s'élancèrent pour attaquer la place extérieurement, encourageant ceux qui ignoraient les événemens à livrer un vigoureux assaut, et leur racontant en détail tout ce qui venait de se passer.

Tandis que les Turcs se trouvaient serrés de près par cette attaque simultanée au dedans et au dehors, les habitans de la ville, Grecs, Syriens et Arméniens, qui professaient la religion chrétienne, coururent pleins de joie pour faire sauter les serrures et ouvrir les portes, et Boémond entra aussitôt avec toute l'armée. Dès le premier crépuscule du jour, sa bannière couleur de sang flottait sur les murailles au milieu de la montagne, vers le point par où la place avait été livrée, afin que tous apprissent par là que Dieu même, dans sa grâce secourable, avait fait tomber entre les mains de Boémond et des fidèles du Christ cette ville dont les seules forces de l'homme ne pouvaient triompher. Les portes ainsi brisées et ouvertes de tous côtés, les Chrétiens, remplis d'étonnement et de joie, ne pouvaient comprendre comment cette entreprise avait été ignorée de tous; ils se levaient en hâte, saisissaient leurs armes, s'encourageaient les uns les autres, et s'élançaient aussitôt à la course pour entrer dans la ville. Un homme eût pu parcourir l'espace d'un mille avant que cette immense multitude de chrétiens eût entièrement pénétré dans la place. Les clameurs que poussaient tant de milliers d'hommes, le retentissement des trompettes, la vue des nombreuses bannières flottant dans les airs, les cris des combat

tans, le hennissement des chevaux frappaient les Turcs de stupeur; et ceux qui reposaient encore dans leurs lits se réveillaient en sursaut, pris au dépourvu et dénués de leurs armes. Les uns saisissant leurs arcs ou d'autres armes, se réunissaient aussitôt dans l'espérance de se défendre, d'autres demeurant encore dans les tours et dans les points fortifiés, frappaient de leurs flèches des Chrétiens imprudens, des gens du peuple, hommes ou femmes indifféremment ; d'autres couraient de divers côtés et combattaient au hasard. Les Chrétiens, dont les forces et l'audace augmentaient de moment en moment, se répandaient dans les maisons, sur les places, dans les rues de la ville, faisaient périr par le glaive les Turcs dispersés et errans çà et là, et n'épargnaient parmi les Gentils ni l'âge ni le sexe. La terre était couverte de sang et de cadavres, et parmi les morts on pouvait reconnaître en même temps un grand nombre de Chrétiens, tant Français que Grecs, Syriens et Arméniens. Il ne faut pas s'en étonner : la terre était encore couverte de ténèbres, à peine entrevoyait-on les premiers rayons du jour, et les combattans ne pouvaient distinguer ceux qu'ils devaient épargner de ceux qu'ils voulaient frapper. Saisis de terreur et cherchant à éviter la mort, Turcs et Sarrasins imitaient souvent par leurs cris et par leurs gestes ceux qui professaient la religion chrétienne, et trompaient ainsi les pélerins, qui succombaient souvent eux-mêmes victimes d'une erreur contraire. Dix mille hommes périrent dans cette mêlée sous le fer des Français, et les rues et les places de la ville furent jonchées de leurs cadavres.

Un grand nombre de Turcs témoins de cet affreux

carnage, voyant que les Français inondaient la ville de toutes parts, et craignant pour leurs jours, abandonnèrent les tours et les forts confiés à leur soin, et fuyant vers les montagnes, à travers les sentiers détournés qu'ils connaissaient, parvinrent à entrer dans la citadelle supérieure, et échappèrent ainsi à ceux des Français qui les poursuivaient. Cette citadelle et le palais attenant sont situés au milieu des montagnes, et bravent tous les artifices et toutes les forces des hommes: nul ne peut faire aucun mal à ceux qui y sont enfermés, ni les attaquer avec avantage. D'autres Turcs, au nombre de mille environ, qui étaient accourus au secours de leurs alliés d'un pays fort éloigné, effrayés en entendant retentir les trompettes et les cors, réduits au désespoir en voyant les nombreux cadavres de leurs frères, et ne sachant quel chemin prendre pour s'enfuir, voulurent tenter de se rendre vers la montagne, et de pénétrer jusqu'à la citadelle supérieure pour échapper aux Chrétiens; mais ils s'engagèrent par une fatale erreur dans un sentier étroit et inconnu. Bientôt ne trouvant plus de chemin, et parvenus sur une colline élevée sans aucun moyen de revenir sur leurs pas, ils se lancèrent avec leurs chevaux et leurs mulets à travers des rochers et des précipices impraticables, et tous périrent misérablement dans leur chute, ayant la tête, les bras, les jambes et tous les membres fracassés.

Après avoir poursuivi et massacré un grand nombre des Gentils qui fuyaient vers la citadelle et les montagnes, les serviteurs de Dieu revinrent sur leurs pas: déjà le soleil s'était élevé sur l'horizon, et ses rayons éclatans avaient ramené le grand jour. Les Chrétiens

se mirent alors à parcourir la ville pour chercher des vivres, mais ils n'en découvrirent qu'une petite quantité. Ils trouvèrent seulement des parfums de diverses espèces, du poivre, des vêtemens, des tentes, toutes sortes de jeux de hasard et de l'argent, mais également en faible quantité. Et ceci ne saurait étonner, car la ville avait été investie et assiégée pendant neuf mois consécutifs, et les milliers de Gentils qui y étaient rassemblés avaient enfin épuisé toutes les provisions. Ce fut le cinquième jour de la semaine, par un temps brillant, et le troisième jour du mois de juin que la ville d'Antioche fut prise, et tomba au pouvoir des Chrétiens, après que les Turcs eurent été détruits et mis en fuite.

Cependant le roi Darsian, apprenant que les Turcs s'étaient enfuis devant les fidèles, et voyant le fort et la citadelle entièrement remplis de fuyards, craignit que les Français, maîtres de la ville, ne vinssent investir le fort; et, montant sur son mulet, il sortit pour aller se cacher dans les montagnes inaccessibles, attendre l'issue des événemens, et voir surtout si les siens seraient en état de se maintenir dans la citadelle, en présence des Français. Tandis qu'il errait seul et fugitif dans les montagnes, quelques Syriens de profession chrétienne qui traversaient les mêmes lieux pour aller chercher des vivres, virent ce prince, le reconnurent de loin, et s'étonnèrent beaucoup qu'il eût quitté seul la citadelle, pour s'égarer dans les déserts. Ils dirent alors entre eux : « Voici, notre sei<< gneur et roi Darsian ne marche pas ainsi à travers << les déserts de la montagne, sans de graves motifs.

En 1098.

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