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aux mains et assouvirent leur fureur sur les Turcs, en massacrant un grand nombre pour venger ceux de leurs frères qui avaient péri en revenant du port de Siméon. Tandis que les Turcs fuyaient devant les Chrétiens qui les poursuivaient et les tuaient sans aucun ménagement, un grand nombre des assiégés, accourus de tous côtés vers les portes de la ville pour attendre l'arrivée de ceux du dehors, n'ayant pas vu que la fortune venait de se déclarer contre eux, et qu'ils périssaient misérablement, ouvrirent la porte et s'avancèrent dans la plaine munis de leurs armes, afin de se réunir à leurs compagnons et de leur faciliter les moyens de rentrer dans la place. Déjà des deux parts fidèles et infidèles, chevaliers et fantassins étaient mêlés et confondus. Le duc Godefroi, dont la main était fort exercée au maniement des armes, fit tomber un grand nombre de têtes, quoique défendues par leurs casques, suivant les rapports de ceux qui en furent témoins oculaires. Tandis qu'il faisait les plus grands efforts et portait la mort dans les rangs des ennemis, chose incroyable! il frappa du tranchant de son glaive et coupa en deux un Turc revêtu de sa cuirasse et qui n'avait cessé de lancer des flèches sur lui. La partie supérieure de son corps tomba aussitôt sur le sable; la partie inférieure, fortement attachée au cheval par les jambes, fut emportée par l'animal vers les remparts de la ville et ne tomba que sur le milieu du pont. Joyeux de leurs succès, Robert de Flandre, Robert, comte de Normandie, Conon de Montaigu, le comte Raimond et tous les nobles français qui étaient présens lancèrent leurs chevaux sur les ennemis, rompirent les rangs, transpercèrent un

grand nombre de Turcs avec la lance ou le glaive, et les contraignirent à se réfugier vers le pont, épuisés de fatigue et à demi morts. Là, comme le pont n'était pas assez large pour contenir tous ceux qui se pressaient à ses abords, beaucoup de Turcs tombaient et étaient engloutis dans les eaux du fleuve. Boémond, qui s'était échappé dans les montagnes à travers des rochers accessibles seulement aux chamois, et qui, grâce à Dieu, était revenu sain et sauf se rallier à ses frères, concourait aussi de tous ses efforts à cette œuvre de sang ; il encourageait et consolait en même temps ses compagnons d'armes, et précipitait les Turcs de dessus le pont en les perçant de la lance ou en les frappant du glaive. Ses hommes de pied, joyeux de leur triomphe, attaquaient aussi avec leurs lances tous ceux qui s'avançaient en foule sur le pont ou sur les rives du fleuve, et faisaient un si grand carnage que les eaux du Fer furent teintes du sang de leurs victimes. Après cet heureux événement, les Chrétiens se rallièrent, poursuivirent les Turcs au-delà même du pont et firent de nouveaux efforts pour entrer avec eux par la porte de la ville; mais ceux qui

étaient en dedans la refermèrent aussitôt et laissèrent leurs compagnons misérablement exposés à la fureur des Chrétiens. Ce combat, si glorieux pour les armes des fidèles, eut lieu un jour du mois de mars: on calcula que les Turcs avaient perdu quinze cents hommes, tant morts sur le champ de bataille que noyés dans le fleuve.

Après avoir vaincu leurs féroces ennemis au nom du Seigneur Jésus-Christ, et les avoir massacrés sans pitié et repoussés jusque sur la porte de la ville, les

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Chrétiens, maîtres de la victoire, rentrèrent triomphans dans leurs tentes. Depuis ce jour, les Gentils commencèrent à perdre courage; on ne les vit plus, comme auparavant, renouveler sans cesse leurs attaques ou se placer en embuscade; il sembla que leur valeur était abattue beaucoup d'entre eux même furent saisis de frayeur, à tel point que quelques-uns renoncèrent à leurs alliés, sortirent de la ville au milieu de la nuit et allèrent déclarer leur intention d'embrasser notre foi et de se recommander à la bienveillance des princes chrétiens. Accueillis par ceux-ci et admis dans les rangs des fidèles, ils racontèrent alors tous les maux qu'avaient soufferts leurs compagnons d'armes et les lamentations que ces calamités avaient excitées dans toute la ville. Ils dirent que douze des plus puissans émirs du roi Darsian avaient péri dans la soirée de la grande bataille, et que leur mort avait été, dans toute la ville d'Antioche, un sujet de profonde douleur. Quatre jours après, le duc Godefroi et tous les princes de l'armée de Dieu sortirent du camp en force et allèrent, comme ils l'avaient résolu, faire élever une redoute sur le sommet de la montagne dont j'ai déjà parlé, en face du pont et de la porte du Fer. Cette construction fut faite avec une immense quantité de pierres et une terre visqueuse propre à former du mortier ; on l'entoura ensuite d'un fossé profond, et le comte Raimond fut chargé de la défendre avec cinq cents hommes remplis d'habileté et de courage.

LIVRE QUATRIÈME.

Le duc Godefroi et le peuple des fidèles avaient remporté la victoire sur les ennemis du Christianisme, et en avaient précipité un grand nombre dans les gouffres du fleuve ; ils avaient élevé une redoute sans rencontrer aucun obstacle, lorsqu'un messager turc se rendit en hâte vers la tour et le palais de Darsian, souverain d'Antioche : ce palais est situé sur la montagne. Le messager rapporta au roi tous les malheurs qu'il venait d'éprouver, et lui annonça qu'il ne tarderait pas à perdre la ville d'Antioche et toute la côte maritime s'il ne pourvoyait, dans sa prompte sollicitude, aux moyens de se défendre. Le roi Darsian, déjà chargé d'années, était demeuré jusqu'alors endormi sur son trône et en pleine sécurité, au milieu du mouvement et des chances diverses de la guerre. En apprenant la construction de la redoute, et l'échec irréparable que les Turcs avaient subi, il éprouva pour la première fois un sentiment d'angoisse, et réunit aussitôt en conseil son fils Samsadon et les principaux chefs, ses sujets. Soliman, expulsé de la ville de Nicée et du pays de Romanie, parut ainsi en présence de Darsian: ce roi le sachant doué d'éloquence, et très-connu dans tous les royaumes

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des Gentils, lui demanda, avec les plus vives instances, de se charger de la mission qu'il voulait lui donner, et lui dit : « Toi, le plus proche voisin de << mon peuple, prends avec toi douze des miens et << mon fils Samsadon, et pars aussitôt pour le Khora«<zan, terre et royaume où j'ai pris naissance; Copa<< trix et Odorson, deux de nos plus fidèles princes, << marcheront avec toi dans cette ambassade, pour « faire connaître mes doléances sur les offenses que << j'ai reçues. En passant, vous inviterez Brodoan', de « la ville d'Alep, mon frère et mon ami, à s'armer << pour me secourir; vous avertirez également Pulait, <«< riche en armes et en chevaliers, qu'il ait à me prêter «son assistance, car il m'a toujours été uni par un << traité d'alliance rapportez ensuite au soudan qui << porte le sceptre du Khorazan, et qui est le chef et «<le prince des Turcs, les maux qui m'affligent: en«gagez aussi Corbahan2, le serviteur intime de ce << même souverain, à déployer pour moi les richesses «<et toutes les ressources de sa maison. Qu'on appelle «< aussitôt auprès de moi mon secrétaire, afin que « vous emportiez des lettres de moi, revêtues de <«< mon sceau, et que tous accueillent avec plus de << confiance le récit de mes malheurs car il y a déjà long-temps, et c'est depuis les premiers jours du siége de cette ville, que mon fils Buldagis s'est << rendu dans le Khorazan, pour annoncer à nos frè<< res et princes l'arrivée du peuple chrétien, et les « inviter tous à nous porter secours et à marcher <<< contre lui. »

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Le Rodoan ou Redoan de Guillaume de Tyr.
Kerboghâ; c'est le Corbogath de Guillaume de Tyr.

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