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du monde et fuyait avec tout le reste des siens, attaquèrent cet oratoire, et brûlèrent soixante hommes de ceux qui s'y étaient réfugiés; les autres ne s'échappèrent qu'avec peine du même lieu en cherchant à défendre leur vie, et la plupart d'entre eux furent dangereusement blessés. Après ce malheureux événement, qui lui fit perdre un grand nombre des siens, Gautier, laissant les autres dispersés de tous côtés, demeura pendant huit jours caché et fugitif dans les forêts de la Bulgarie, et arriva enfin auprès d'une ville très-riche, nommée Nissa, située au milieu du royaume des Bulgares. Là ayant trouvé le duc et prince de ce pays, il lui porta plainte des affronts et des dommages qu'il avait soufferts. Le prince, dans sa clémence, lui rendit justice sur tous les points, et lui donna généreusement, comme gage de réconciliation, des armes et de l'argent. Il le fit en outre accompagner en paix à travers toutes les villes de la Bulgarie, Sternitz, Phinopolis, Andrinople, et lui accorda la permission d'acheter jusqu'à ce qu'il fût arrivé avec toute sa suite dans la ville impériale de Constantinople, capitale de tout le royaume des Grecs. Lorsqu'il y fut parvenu, Gautier demanda humblement et avec les plus vives instances au seigneur empereur la permission de demeurer en paix dans son royaume, et la faculté d'acheter les vivres dont il aurait besoin, jusqu'au moment où Pierre l'Ermite, sur les exhortations duquel il avait entrepris ce voyage, viendrait le rejoindre, afin qu'alors réunissant les milliers d'hommes qu'ils conduisaient, ils pussent passer ensemble le bras de mer de Saint-George, et se trouver ainsi mieux en mesure de résister aux Turcs et à toutes les forces

des Gentils. En effet, le seigneur empereur, nommé Alexis, répondit avec bonté à ces demandes et consentit à tout.

Peu de temps après le départ de Gautier, Pierre se mit en marche pour Jérusalem, suivi d'une armée innombrable comme le sable de la mer, qui s'était réunie à lui de divers royaumes, et se composait de Français, de Souabes, de Bavarois, de Lorrains. Dirigeant sa marche vers le royaume de Hongrie, il dressa ses tentes devant les portes de Ciperon avec toute l'armée qu'il traînait à sa suite. De là il envoya des députés au souverain de ce royaume pour lui demander la permission d'y entrer et de le traverser avec tous ses compagnons de voyage. Il en obtint l'autorisation, sous la condition que l'armée ne ferait aucun dégât sur les terres du roi, et qu'elle suivrait paisiblement sa route en achetant les choses dont elle aurait besoin, sans querelle et à prix débattu. Pierre se réjouit beaucoup de ces témoignages de la bienveillance du roi envers lui-même et tous les siens ; il traversa tranquillement le royaume de Hongrie, donnant et recevant toutes les choses nécessaires en bon poids et bonne mesure, selon la justice, et il marcha ainsi avec toute sa suite et sans aucun obstacle jusqu'à Malaville. Comme il approchait du territoire de cette ville, la renommée lui apprit, ainsi qu'à tous les siens, que le comte de ce pays, nommé Guz, l'un des primats du roi de Hongrie, séduit par son avidité, avait rassemblé un corps de chevaliers armés et arrêté les plus funestes résolutions avec le duc Nicétas, prince des Bulgares et gouverneur de la ville de Belgrade, afin que celui-ci, à la tête de ses vaillans sa

tellites, combattit et massacrât ceux qui avaient précédé Pierre l'Ermite, tandis que lui-même attaquerait et poursuivrait, avec ses chevaliers, ceux qu'il trouverait sur les derrières; en sorte que cette nombreuse armée pût être entièrement dépouillée, et perdît ainsi ses chevaux, son or, son argent et tous ses vêtemens, que devaient se partager les vainqueurs. En apprenant ces nouvelles, Pierre ne voulut pas croire que les Hongrois et les Bulgares, qui étaient chrétiens, osassent commettre de si grands crimes; mais lorsqu'il fut arrivé à Malaville, il vit, et ses compagnons virent aussi suspendues encore aux murailles de la ville les armes et les dépouilles des seize hommes de la troupe de Gautier que les Hongrois avaient surpris tandis qu'ils étaient demeurés en arrière, et dépouillés sans remords. En apprenant l'affront fait à ses frères, en reconnaissant leurs armes et leurs dépouilles, Pierre excite ses compagnons à la vengeance. Aussitôt ceux-ci font résonner les cors bruyans, les bannières sont dressées, ils volent à l'attaque des murailles, lancent des grêles de flèches contre ceux qui occupent les remparts et les accablent sans relâche d'une si grande quantité de traits, que les Hongrois, hors d'état de résister à l'impétuosité des Français qui les assiègent, abandonnent les remparts, osant à peine croire qu'il leur soit possible de faire face, dans l'intérieur même de la ville, aux forces qui les attaquent. Alors un certain Godefroi, surnommé Burel, né dans la ville d'Étampes, chef et porte-enseigne d'une troupe de deux cents hommes de pied, et qui était lui-même à pied, homme plein de force, voyant les ennemis quitter les remparts en fuyant, saisit une échelle qu'il

trouve là par hasard et s'élance aussitôt sur la muraille. Renaud de Bréis, illustre chevalier, la tête couverte d'un casque et revêtu d'une cuirasse, monte après Godefroi sur le rempart, et, dans le même temps, tous les cavaliers et les gens de pied font les plus grands efforts pour entrer dans la place. Se voyant serrés de près et en grand danger, les Hongrois se réunissent au nombre de sept mille hommes pour se défendre; et, sortant par une autre porte de la ville qui fait face à l'orient, ils se rendent et s'arrêtent sur le sommet d'un rocher escarpé, au pied duquel coule le Danube, et qui forme une position inaccessible de ce côté. La plupart d'entre eux cependant n'ayant pu se sauver assez vite, à cause des étroites dimensions de la porte, succombèrent sous le glaive auprès même de cette porte; d'autres, qui espéraient se sauver en parvenant sur le sommet de la montagne, furent mis à mort par les pélerins qui les poursuivaient; d'autres encore, précipités de ces hauteurs, se noyèrent dans les eaux du Danube; mais un plus grand nombre se sauva en traversant le fleuve en bateau. On tua environ quatre mille Hongrois dans cette affaire; les pélerins perdirent cent hommes seulement, non compris les blessés. Après avoir obtenu cette victoire, Pierre et tous les siens demeurèrent pendant cinq jours à Malaville, à cause de la grande quantité de provisions qu'ils y trouvèrent, en grains, en troupeaux de gros et menu bétail et en boissons; ils prirent aussi un nombre infini de chevaux.

Cette victoire des pélerins, ce massacre des Hongrois, furent annoncés au duc Nicétas par les nombreux cadavres que le fer avait mutilés et couverts

d'horribles blessures, et que le courant du Danube transporta à Belgrade où le fleuve poursuit son cours, après avoir fait un circuit à un mille de Malaville. Le duc convoqua tous les siens et tint conseil avec eux; mais, frappé de terreur, il se refusa à attendre Pierre dans Belgrade et fit ses dispositions pour se retirer à Nissa, dans l'espoir de pouvoir mieux s'y défendre contre les forces des Français, Romains et Teutons, parce que cette ville était entourée de murailles très-solides. Il emporta avec lui tous les trésors qui étaient dans Belgrade. Il fit partir ses concitoyens et les envoya dans les forêts, sur les montagnes et dans les lieux inhabités avec tous leurs troupeaux, pour se donner le temps d'appeler l'empereur de Constantinople à son secours et se mettre en mesure de résister aux compagnons d'armes de l'Ermite, et de venger les Hongrois, par suite du traité d'amitié et d'alliance qui Tunissait avec Guz, comte et prince de Malaville. Six jours après, Pierre reçut un exprès qui lui était envoyé en toute hâte par des Français étrangers, et habitant dans le pays; il lui apportait l'avis des dangers qui le menaçaient, et lui dit : « Le roi de Hongrie a << rassemblé toute l'armée de son royaume; il va des«< cendre vers vous pour venger les siens, et il est <«< certain qu'aucun d'entre vous ne doit échapper à << ses armes, car le roi, tous les parens et les amis de «< ceux qui ont été tués sont remplis de douleur et « gémissent de tant de massacres; c'est pourquoi hâ<< tez-vous de traverser le fleuve de Méroé et pour<< suivez rapidement votre marche. » En apprenant la colère du roi et la réunion de cette grande armée, Pierre et ses compagnons quittèrent aussitôt Malaville,

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