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acheter des armes à l'insu de Gautier, qui déjà se trouvait de l'autre côté du fleuve. Quelques Hongrois, d'un esprit pervers, voyant Gautier et son armée déjà éloignés, leur enlevèrent leurs armes, leurs vêtemens, leur or et leur argent, et les laissèrent aller ensuite nus et entièrement dépouillés. Désespérés, privés de leurs armes et de leurs effets, ceux-ci pressèrent leur marche et arrivèrent bientôt à Belgrade, où Gautier, et son armée avaient dressé leurs tentes en dehors des murailles pour se reposer, et ils racontèrent en détail le malheur qu'ils avaient éprouvé. Gautier, qui ne voulait point retourner sur ses pas pour se venger, supporta cet événement avec fermeté d'ame. La nuit même que ses compagnons de voyage le rejoignirent dénués de tout, il demanda au prince des Bulgares et au magistrat de la ville la faculté d'acheter des vivres. pour lui et les siens; mais ceux-ci les prenant pour des vagabonds et des gens trompeurs, leur firent interdire les marchés. Gautier et les gens de sa suite, blessés de ces refus, se mirent à enlever les boeufs et les moutons qui erraient çà et là, cherchant leur pâture dans la campagne ; et comme ils voulurent les emmener, il s'éleva bientôt de sérieuses querelles entre les pélerins et les Bulgares qui voulaient se faire rendre leurs bestiaux; on s'échauffa des deux côtés, et l'on en vint aux armes. Tandis que les Bulgares devenaient de plus en plus nombreux, au point qu'ils se trouvèrent enfin cent quarante mille, quelques hommes de l'armée des pélerins s'étant séparés du reste de l'expédition, furent trouvés par les premiers dans un certain oratoire où ils s'étaient réfugiés. Les Bulgares, ainsi renforcés en même temps que Gautier perdait

du monde et fuyait avec tout le reste des siens, attaquèrent cet oratoire, et brûlèrent soixante hommes de ceux qui s'y étaient réfugiés; les autres ne s'échappèrent qu'avec peine du même lieu en cherchant à défendre leur vie, et la plupart d'entre eux furent dangereusement blessés. Après ce malheureux événement, qui lui fit perdre un grand nombre des siens, Gautier, laissant les autres dispersés de tous côtés, demeura pendant huit jours caché et fugitif dans les forêts de la Bulgarie, et arriva enfin auprès d'une ville très-riche, nommée Nissa, située au milieu du royaume des Bulgares. Là ayant trouvé le duc et prince de ce pays, il lui porta plainte des affronts et des dommages qu'il avait soufferts. Le prince, dans sa clémence, lui rendit justice sur tous les points, et lui donna généreusement, comme gage de réconciliation, des armes et de l'argent. Il le fit en outre accompagner en paix à travers toutes les villes de la Bulgarie, Sternitz, Phinopolis, Andrinople, et lui accorda la permission d'acheter jusqu'à ce qu'il fût arrivé avec toute sa suite dans la ville impériale de Constantinople, capitale de tout le royaume des Grecs. Lorsqu'il y fut parvenu, Gautier demanda humblement et avec les plus vives instances au seigneur empereur la permission de demeurer en paix dans son royaume, et la faculté d'acheter les vivres dont il aurait besoin, jusqu'au moment où Pierre l'Ermite, sur les exhortations duquel il avait entrepris ce voyage, viendrait le rejoindre, afin qu'alors réunissant les milliers d'hommes qu'ils conduisaient, ils pussent passer ensemble le bras de mer de Saint-George, et se trouver ainsi mieux en mesuré de résister aux Turcs et à toutes les forces

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des Gentils. En effet, le seigneur empereur, nommé Alexis, répondit avec bonté à ces demandes et consentit à tout.

Peu de temps après le départ de Gautier, Pierre se mit en marche pour Jérusalem, suivi d'une armée innombrable comme le sable de la mer, qui s'était réunie à lui de divers royaumes, et se composait de Français, de Souabes, de Bavarois, de Lorrains. Dirigeant sa marche vers le royaume de Hongrie, il dressa ses tentes devant les portes de Ciperon avec toute l'armée qu'il traînait à sa suite. De là il envoya des députés au souverain de ce royaume pour lui demander la permission d'y entrer et de le traverser avec tous ses compagnons de voyage. Il en obtint l'autorisation, sous la condition que l'armée ne ferait aucun dégât sur les terres du roi, et qu'elle suivrait paisiblement sa route en achetant les choses dont elle aurait besoin, sans querelle et à prix débattu. Pierre se réjouit beaucoup de ces témoignages de la bienveillance du roi envers lui-même et tous les siens; il traversa tranquillement le royaume de Hongrie, donnant et recevant toutes les choses nécessaires en bon poids et bonne mesure, selon la justice, et il marcha ainsi avec toute sa suite et sans aucun obstacle jusqu'à Malaville. Comme il approchait du territoire de cette ville, la renommée lui apprit, ainsi qu'à tous les siens, que le comte de ce pays, nommé Guz, l'un des primats du roi de Hongrie, séduit par son avidité, avait rassemblé un corps de chevaliers armés et arrêté les plus funestes résolutions avec le duc Nicétas, prince des Bulgares et gouverneur de la ville de Belgrade, afin que celui-ci, à la tête de ses vaillans sa

SUR ALBERT D'AIX.

NUL historien ne nous a conservé, sur la première croisade, autant de détails qu'Albert ou Albéric, chanoine et gardien, selon l'opinion commune, de l'église cathédrale d'Aix en Provence, ou, selon d'autres, d'Aix-la-Chapelle, ce qui me paraît plus probable. Aucun renseignement ne nous reste sur son propre compte ; on ignore même l'époque de sa naissance et de sa mort; il est certain seulement qu'il vivait encore en 1120, puisque c'est à cette année que s'arrête son ouvrage. Il n'avait point fait partie de l'expédition, et ne visita jamais la Terre Sainte; mais plein d'enthousiasme, comme l'Europe entière, pour l'entreprise et les exploits des Croisés, il en recueillit avec soin toutes les relations, s'entretint avec une foule de pélerins revenus de Jérusalem, et a reproduit leurs aventures et leurs sentimens, sinon en bon langage, du moins avec une complaisance minutieuse, et la vivacité d'une imagination fortement émue. Guillaume de Tyr assitait à la ruine du royaume de Jérusalem;

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