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efprit l'eft de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire; ils cherchent moins à être inf truits & même réjouis, qu'à être goûtez & applaudis; & le plaifir le plus délicat eft de faire celuy d'autruy.

Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos converfations ni dans nos écrits; elle ne produit fouvent que des idées vaines & pueriles, qui ne fervent point à perfectionner le goût, & à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon fens & la droite raifon, & doivent être un effet de nôtre jugement.

¶ C'est une grande mifere que de n'avoir pas affez d'efprit pour bien parler, ni affez de jugement pour fe taire. Voilà le principe de toute impertinence.

Dire d'une chofe modeftement ou qu'elle eft bonne, ou qu'elle eft mauvaise, & les raifons pourquoy elle eft telle,demande du bon fens & de l'expreffion, c'est une affaire. Il eft plus court de prononcer d'un ton décifif, & qui emporte la preuve de ce qu'on avancé, ou qu'elle eft execrable, ou qu'elle eft miraculeufe.

l'on

Rien n'eft moins felon Dieu & felon le monde que d'appuyer tout ce que dit dans la conversation, jufques aux chofes les plus indifferentes,par de longs & de faftidieux fermens. Un honnête homme

qui dit oiy & non, merite d'être crû : son caractere jure pour luy, donne créance à fes paroles, & luy attire toute forte de confiance.

¶ Celuy qui dit inceffamment qu'il a de l'honneur & de la probité, qu'il ne nuit à perfonne, qu'il confent que le mal qu'il fait aux autres luy arrive, & qui jure pour le faire croire, ne fçait pas même contrefaire l'homme de bien.

Un homme de bien ne fçauroit empêcher par toute fa modeftie, qu'on ne dife de luy ce qu'un malhonnête homme sçait dire de foy.

Cleon parle peu obligeamment ou peu juste, c'est l'un ou l'autre ; mais il ajoûte qu'il eft fait ainfi, & qu'il dit ce qu'il penfe.

Il y a parler bien, parler aifément, parler jufte, parler à propos : c'est pécher contre ce dernier genre que de s'étendre fur un repas magnifique que l'on vient de faire, devant des gens qui font reduits à épargner leur pain; de dire merveilles de fa fanté devant des infirmes ; d'entretenir de fes richeffes, de fes revenus & de fes ameublemens, un homme qui n'a ni rentes ni domicile; en un mot de parler de fon bonheur devant des miferables; cette converfation eft crop forte pour eux, & la comparaifon qu'ils font alors de leur état au vôtre eft odieufe. Pour

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OU LES MOURS DE CE SIECLE. 119 Pour vous, dit Eutiphron, vous êtes riche, ou vous devez l'être; dix millivres de rente, & en fond de terre, cela eft beau, cela eft doux, & l'on eft heureux à moins, pendant que luy qui parle ainfi, a cinquante mil livres de revenu, & croit n'avoir que la moitié de ce qu'il merite; il vous taxe, il vous apprecie, il fixe vôtre dépenfe, & s'il vous jugeoit digne d'une meilleure fortune, & de celle même où il af pire, il ne manqueroit pas de vous la souhaiter; il n'eft pas le feul qui faffe de si mauvaises estimations ou des comparaifons fi defobligeantes, le monde eft plein d'Eutiphrons.

Quelqu'un fuivant la pente de la coûtume qui veut qu'on louë, & par l'habitude qu'il a à la flatterie & à l'exageration, congratule Theodeme fur un difcours qu'il n'a point entendu, & dont perfonne n'a pû encore luy rendre compte, il ne laiffe pas de luy parler de fon genie, de fon gefte, & fur tout de la fidelité de fa memoire; il est vray que Theodeme eft demeuré

court.

L'on voit des gens brufques, inquiets, fuffifans, qui bien qu'oififs, & fans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expedient, pour ainsi dire, en peu de paroles & ne fongent qu'à fe dégager de vous; on leur parle encore qu'ils font partis & ont Tome I.

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difparu : ils ne font pas moins impertinens que ceux qui vous arrêtent feulement pour vous ennuyer; ils font peut-être moins incommodes.

¶ Parler & offenfer pour de certaines gens eft précisément la même chofe ; ils font piquans & amers, leur ftyle eft mêlé de fiel & d'abfynthe: la raillerie, l'injure, l'infulte leur découlent des lévres comme leur falive; il leur feroit utile d'être nez muets ou ftupides, ce qu'ils ont de vivacité & d'efprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur fottife: ils ne fe contentent pas toûjours de repliquer avec aigreur, ils attaquent fouvent avec infolence; ils frappent fur tout ce qui fe trouve fous leur langue, fur les prefens, fur les abfens ; ils heurtent de front & de côté comme des Beliers; demande-t-on à des Beliers qu'ils n'ayent point de cornes; de même n'espere-t-on pas de reformer par cette peinture des naturels fi durs, fi farouches, fi indociles ; ce que l'on peut faire de mieux d'auffi loin qu'on les découvre, eft de les fuir de toute la force & fans regarder derriere foy.

¶ Il y a des gens d'une certaine étoffe ou d'un certain caractere avec qui il ne faut jamais fe commettre, de qui l'on ne doit fe plaindre que le moins qu'il eft poffible, & contre qui il n'eft pas même permis d'avoir raifon.

Entre deux perfonnes qui ont eu ensemble une violente querelle dont l'un a raifon & l'autre ne l'a pas, ce que la plûpart de ceux qui y ont affifté ne manquent. jamais de faire, ou pour fe difpenfer de juger, ou par un temperament qui m'a toûjours paru hors de fa place, c'eft de condamner tous les deux: leçon importante, motif preffant & indifpenfable de fuïr à l'Orient quand le fat eft à l'Occident, pour éviter de partager avec luy le mê

me ton.

Je n'aime pas un homme que je ne puis aborder le premier, ni faluer avant qu'il me faluë, fans m'avilir à ses yeux & fans tremper dans la bonne opinion qu'il a de luy-même. MONTAGNE diroit: Je veux avoir mes coudées franches, & être courtois & affable à mon point, fans remords ne confequence. Je ne puis du tout eftriver contre mon penchant, & aller au rebours de mon naturel, qui m'emmeine vers celuy que je trouve à ma rencontre. Quand il m'eft égal, & qu'il ne m'eft point ennemi, j'anticipe fur fon accueil, je le questionne fur fa difpofition & fanté, je luy fais offre de mes offices fans tant marchander fur le plus on fur le moins, ne être, comme difent aucuns, furle qui vive: celuy-là me déplaît, qui par la connoiffance que j'ay de fes coûtumes

* Imité de Montagne,

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