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vie réelle qui doivent nous intéresser avant tout dans les comédies du XVIIIe siècle. On y fait une étude de mœurs, on y apprend d'étranges coutumes. Regrettons seulement une chose, c'est qu'aucun auteur comique n'ait eu le courage de flageller sur le théâtre le cardinal Dubois et le roi Louis XV. Dubois, le misérable débauché, dans la chaire de Fénelon à Cambrai; Louis XV, qui joue avec la Du Barry, et se laisse appeler La France par la courtisane, pendant que celle-ci fait sauter Choiseul et Praslin en jetant en l'air deux oranges. Quelles scènes risibles et quelle comédie elles offraient à la nation, quand elles furent terminées par cette tragédie sanglante mais grandiose, la Révolution!

Le Sage.

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Il y eut, cependant, un homme qui eut l'audace de faire monter des coquins sur la scène et de les démasquer. Cet homme fut Le Sage, Turcaret." l'auteur de "Turcaret." Voilà, enfin, une comédie de caractère, la seule en réalité après, Molière. Ces personnages vivent, nous les voyons tous les jours autour de nous; maintenant comme alors, c'est la même cupidité, les mêmes sentiments bas et vils, c'est le même train de la vie humaine dont parle Frontin: "Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d'affaires, l'homme d'affaires en pille d'autres: cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde." Plaisant, non, car il existe dans l'œuvre de Le Sage une âpreté, qui n'en rend pas la lecture agréable. On est entraîné par la force du style, par la vérité de l'intrigue; on éprouve le même sentiment que quand on voit corriger un misérable qui a battu un enfant ou insulté une femme; c'est une satisfaction, mais ce n'est pas un plaisir. Nous

sommes heureux de voir punir ainsi ces traitants qui vivaient de la sueur des malheureux, mais nous regrettons que "Turcaret" ait jeté un tel odieux sur les fermiers généraux que le peuple sacrifia à son ressentiment, un innocent, un savant illustre, Lavoisier.

Ce nom de Piron (1689–1773) que nous avons mentionné plus haut ne rappelle à bien des Piron. gens que la fameuse et maligne épitaphe: Ci-gît Piron qui ne fut rien,

Pas même académicien.

C'était, cependant, un homme d'un esprit merveilleux et qui osa même se croire l'égal de Voltaire. Il a écrit des ouvrages impies et immoraux, des tragédies, des comédies, mais de tout ce bagage littéraire, quoiqu'il jetât ses œuvres en bronze, et Voltaire en marqueterie, comme il le disait, il ne reste que quelques épigrammes et "la Métromanie." Sainte-Beuve nous donne d'intéressants détails sur Piron, et nous parle de son esprit caustique qu'il ne pouvait contrôler, puisqu'il éternuait des épigrammes. Il se fit ainsi beaucoup d'ennemis, mais il eut, néanmoins, une cour dans cette societé si fine du XVIIIe siècle, où l'on admirait tellement les saillies mordantes et spirituelles. Mais tous ces bons mots qui faisaient les délices de ses contemporains n'ont plus de charme pour nous qui n'avons jamais entendu parler le malicieux poète, et nous ne voyons en lui que l'auteur d'une excellente comédie.

Quand on lit "la Métromanie" après "Turcaret," on se trouve dans une atmosphère toute différente. Le Sage nous avait présenté des miséra

"La Métro

bles sans honneur, Piron nous fait voir sous manie."

le métromane un honnête homme et un homme de

goût, malgré sa folie de rimer. Molière nous avait déjà donné Oronte dans "le Misanthrope" et Trissotin dans "les Femmes Savantes," mais leur rage de rimer n'est qu'un épisode. Dans "la Métromanie " nous rencontrons deux personnages attaqués de cet amour extrême de la versification, Damis ou M. de l'Empirée, et Francaleu, le futur beau-père de Damis, qui écrit dans le Mercure sous le nom d'une BasseBretonne. Le caractère de Baliveau est très comique, et la pièce abonde en vers qui sont devenus des proverbes. Voici un passage qui donne une bonne idée de l'extravagance de Damis; il parle des grands auteurs et s'écrie:

"Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense.

Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont faits d'avance,
Mais le remède est simple: il faut faire comme eux.
Ils nous ont dérobés, dérobons nos neveux ;
Et tarissant la source où puise un beau délire,
A tous nos successeurs ne laissons rien à dire.
Un démon triomphant m'élève à cet emploi.
Malheur aux écrivains qui viendront après moi."

Voilà l'œuvre immortelle de Piron, c'est "la Métromanie," une œuvre unique dans la langue française et qui ne pouvait être écrite que par cet homme étonnant qui regrettait de mourir avant Voltaire, et qui laissait dans un coffret cent cinquante épigrammes pour qu'on en fît partir une toutes les semaines pour Ferney. "Cette petite provision, disait-il, ainsi ménagée, égayera pendant trois ans la solitude du respectable vieillard de ce canton." Penser à son lit de mort à faire des piqûres d'épingle à un rival était bien de Piron et de son siècle. C'est aussi à lui, dit SainteBeuve, que revient la paternité de ce bon mot sur

l'Académie: "Ils sont quarante, et ils ont de l'esprit comme quatre."

De même que Piron n'a fait qu'une comédie. Gresset (1709–1777) aussi n'en a fait qu'une, mais outre "le Méchant nous avons de lui "Vert

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Gresset. "Le

Vert," le plus joli poème badin qu'il y ait Méchant," en français. Boileau a écrit son "Lu- "Vert-Vert." trin" sur une intrigue tout aussi légère que celle de Vert-Vert," et ces deux ouvrages restent comme les chefs-d'œuvre du genre. L'histoire de ce perroquet renommé pour sa piété, qu'on envoie d'un couvent de Visitandines à un autre, et qui, pendant le trajet sur la Loire, apprend des hommes du bateau les mots les plus grossiers et scandalise les bonnes sœurs par son langage, est réellement charmante. L'homme qui, à vingt-cinq ans, produisait "Vert-Vert," devait, jeune encore, écrire le Méchant," et se retirer dans sa ville natale, Amiens, pour ne plus rien produire de bon.

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"Le Méchant" est une peinture exacte des salons du XVIIIe siècle, et met devant nos yeux l'esprit de société dans tout ce qu'il y a de moins beau. Cléon se fait un plaisir de flatter les passions des gens pour arriver à les rendre malheureux. La calomnie est son arme favorite, mais comme elle est inoffensive quand nous la comparons à celle du Basile de Beaumarchais. Comparons cette ligne:

"Toujours la calomnie en veut aux gens d'esprit."

aux conseils pleins de perfidie de Basile, et nous serons de l'avis de Voltaire, lorsque Gresset vieilli se repentait d'avoir fait "le Méchant":

"Gresset se trompe, il n'est pas si coupable."

Néanmoins, c'est dans cette comédie que nous trouvons ces vers si souvent cités:

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La parenté m'excède, et ces liens, ces chaînes

De gens dont on partage ou les toits ou les peines,
Tout cela préjugés, misères du vieux temps:

C'est pour le peuple enfin que sont faits les parents."

Voilà, certes, des sentiments peu louables et heureusement peu naturels. En revanche, cette ligne-ci est tout ce qu'il y a de plus vrai:

"L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a."

On ne peut faire l'analyse du "Méchant"; on ne peut que vous renvoyer à l'œuvre elle-même et vous dire qu'en la lisant vous serez enchantés du poète de "Vert-Vert."

Après Regnard, Marivaux, Destouches, Le Sage, Piron et Gresset, il ne reste plus de grand auteur comique au XVIIIe siècle que Beaumarchais. Avant de parler du "Barbier de Séville" et du "Mariage de Figaro," il faut cependant mentionner quelques auteurs secondaires qui ne manquent pas de mérite. Dufresny, dont le grand-père était fils de Henri IV et de la belle jardinière du château d'Anet, imita les comédies d'intrigue de Molière, et Diderot et son théâtre, grâce à son esprit, se lit encore avec plaisir. Dancourt écrivit "le Chevalier à la Mode que Regnard n'eût pas désavoué, Brueys et Palaprat donnèrent l'amusante pièce du "Grondeur" et rajeunirent l'admirable farce du moyen âge, "l'Avocat Pathelin." La Chaussée inaugura la comédie larmoyante, Diderot, la comédie sérieuse. On ne lit plus "le Fils Naturel "

La Chaussée.

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