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de nos jours que parut une bonne édition des "Mémoires." Il y a encore un grand nombre des écrits de Saint-Simon qui n'ont pas été publiés.

Louis XIV

et sa famille.

Essayer de faire une analyse des "Mémoires" serait presque raconter en entier la fin du règne de Louis XIV et la Régence du duc d'Orléans. Jetons seulement les yeux sur la famille du roi telle que l'a dépeinte Saint-Simon. D'abord, le Dauphin, Monseigneur, assez beau de figure, pas méchant, mais inepte, et tremblant devant son père; ensuite, le duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin, l'idole de Saint-Simon, prince pieux et capable; sa femme, gracieuse et spirituelle, favorite du roi et de Mme de Maintenon; le duc d'Anjou, Philippe V d'Espagne, second fils du Dauphin, roi timoré et faible, que gouvernèrent Louis XIV et la princesse des Ursins; le duc de Berry, troisième fils du Dauphin, prince excellent, qui eut le malheur d'être le mari de la trop célèbre duchesse de Berry, fille du Régent.

A côté des descendants légitimes de Louis XIV se trouvent ses enfants légitimés: les filles qu'il marie au prince de Conti, au duc de Bourbon, au duc d'Orléans; les fils, le duc du Maine, la bête noire de Saint-Simon, homme d'esprit, cependant, et le comte de Toulouse, homme de mérite, amiral de France. Que d'intrigues autour de tous ces princes, que de cabales, les uns qui sont avec Monseigneur à Meudon et comptent sur sa royauté future, les autres qui sont les intimes du duc de Bourgogne, et tous mourants de peur devant le roi et la Scarron. Quel tableau de la mort de Monseigneur, de la consternation de la cour de Meudon, des ambitions déçues, de la joie des amis du duc de Bourgogne, parmi lesquels est Saint-Simon, qui ne cache pas le bonheur que lui fait éprouver la

mort du Dauphin. Les pages les plus touchantes du livre sont celles où l'auteur fait la description des qualités du duc de Bourgogne et de sa femme, de la joie publique dans l'espoir de leur règne, puis raconte avec émotion la mort soudaine de la Dauphine, du Dauphin, de leur fils aîné. Voilà Louis XIV seul avec un petit enfant de cinq ans et une vieille femme. Quelle tristesse dans cette cour autrefois si brillante, que d'intrigues en prévision du nouveau règne, mais quelle grandeur chez le roi. Toujours majestueux, digne, courageux, il voit venir la mort sans terreur. "Il ne paraissait rien regretter dans cette vie; il fut constamment sans aucune sorte d'inquiétude; il parla, il régla tout ce qu'on devait faire après lui, comme s'il eût dû l'ordonner lui-même. Il prévit tout pour après lui, dans la même assiette que tout homme en bonne santé et très libre d'esprit aurait pu faire; afin que tout se passât jusqu'au bout avec cette décence. extérieure, cette gravité qui avaient accompagné toutes les actions de sa vie." Voilà un tableau écrit avec calme, où l'on sent percer le respect dû au maître, mais que Saint-Simon vienne à penser au testament extorqué au roi par Mme de Maintenon et le duc du Maine, il s'écriera avec une éloquente véhémence: "Quelle fin d'un règne si longuement admiré, et jusque dans ses derniers revers si étincelant de grandeur, de générosité, de courage, de force; et quel abîme de faiblesse, de misère, d'anéantissement, senti, goûté, savouré et abhorré, et toutefois, subi dans toute son étendue et sans en avoir pu élargir ni soulager les liens!" Saint-Simon appartient au moyen âge par ses idées sur la puissance de la noblesse, au XVII siècle par l'ampleur et l'éclat de son style, au XVIII® siècle par son esprit philosophique.

QUATRIÈME PARTIE

LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE

CHAPITRE I

VUE D'ENSEMBLE DU XVIIIe SIÈCLE ET LES SALONS LITTÉRAIRES

et Louis XV.

LE XVIIIe siècle, à proprement parler, commence à la mort de Louis XIV en 1715. La Régence du duc d'Orléans inaugure une ère de frivolité et La Régence de débauche, une réaction contre l'esprit de tristesse et de bigoterie des dernières années, et la littérature sera moins décente et moins croyante qu'au XVIIe siècle. Il y a perte dans la tragédie et la comédie, dans l'éloquence de la chaire, dans la poésie; il y a gain dans l'histoire, dans la philosophie et dans le roman. Il y a plus de hardiesse dans les idées au XVIIIe siècle et ce n'est plus un roi qui personnifie l'époque, c'est Voltaire, l'homme universel. A côté de lui, cependant, on voit Montesquieu et Buffon, Rousseau et les encyclopédistes, et le frivole et le sérieux se trouvent côte à côte. La langue française devient européenne, et la littérature française s'étend sur toute l'Europe. L'Espagne et

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l'Italie ne produisent plus de grandes œuvres, l'Allemagne n'a pas encore ses Klopstock, ses Lessing, ses Schiller, et ses Goethe, et l'Angleterre, quoiqu'elle soit une digne rivale de la France, admire et étudie sa littérature. Au point de vue politique la France est dégradée par son roi, et malgré Fontenoy elle est vaincue à Rosbach, et Louis XV signe en 1763 le honteux et désastreux traité de Paris, par lequel étaient abandonnées toutes les colonies acquises par la grande extension donnée aux affaires maritimes par ce puissant génie, Colbert. Non seulement les Français, mal secondés par le gouvernement, n'avaient pu résister aux Anglais dans les Indes et en Amérique, mais ils n'avaient pas même pu garder les possessions qu'on ne leur contestait pas, et il avait fallu que le roi très chrétien suppliât son cousin d'Espagne, Charles III, de le débarrasser de cette Louisiane qui avait un si grand amour pour la mère patrie. La France était humiliée et déshonorée aux yeux de l'Europe, et Frédéric ne cachait pas son mépris pour le Bourbon de Versailles. Le roi était entièrement gouverné à l'époque du traité de Paris par sa favorite, JeanneAntoinette Poisson, marquise de Pompadour. Elle avait été d'une admirable beauté, et douée d'une intelligence peu commune, elle avait essayé de protéger les lettres et les arts et disait qu'elle aurait voulu aimer un roi chevalier comme François 1er. Son influence a été néfaste pour la France, mais qui doit en être responsable? N'est-ce pas celui qui était le maître, et dont le pouvoir était absolu pour le bien comme pour le mal et qui, renfermé dans son Parcaux-Cerfs, se bouchait les oreilles pour ne pas entendre le grondement précurseur de la Révolution.

L'influence de la reine, vertueuse et douce, était nulle, ainsi que celle du Dauphin, prince bon et religieux, et des trois filles du roi, élèves du célèbre Goldoni. C'était la favorite qui gouvernait la France, qu'elle s'appelât Châteauroux, Pompadour ou Du Barry.

Paris au XVIIIe siècle.

Qu'était-ce que Paris au XVIIIe siècle? Suivons un jeune homme qui fait son entrée à Paris et voyons ce qu'il éprouve. La première impression qu'il ressent en voyant la grande ville n'est pas très favorable, car il s'était imaginé trouver une ville aux bâtiments de marbre et de pierre. Au contraire, il voyait des maisons à la façade sombre et délabrée et des rues où il y avait une boue noire et d'une odeur âcre. Au milieu de la rue se trouvait un ruisseau gonflé par la pluie. De grandes enseignes en fer se balançaient, au risque d'écraser les passants, et de rares réverbères à l'huile jetaient une lumière terne.

Tel était à l'extérieur le Paris du XVIIIe siècle, mais à l'intérieur de ces maisons à l'apparence sordide, vous eussiez vu des femmes, aux splendides toilettes, causant philosophie et littérature avec des hommes à l'esprit fin et cultivé, ou se préparant à aller entendre à la Comédie Française le gentil marivaudage du "Jeu de l'Amour et du Hasard" ou les pièces de Voltaire et de Crébillon, tandis que d'autres personnes se disposaient à se rendre au Thêatre Italien ou à l'Académie Royale de Musique.

Paris était sale et obscur, et Versailles, en prenant le roi, avait paru lui enlever toute sa splendeur, mais, cependant, c'était la grande ville littéraire du monde, celle qui pensait pour l'Europe; c'était la ville de l'Académie Française, du Collège Louis-le-Grand,

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