Page images
PDF
EPUB

ils devraient être. C'est le sublime du langage et de la pensée qui fait la beauté du "Cid," d'" Horace," de "Cinna," de "Polyeucte." Dans la plupart des autres ouvrages de Corneille la grandeur de la pensée reste, mais le langage n'est plus en harmonie avec la pensée, et le sublime qui nous touche si profondément dans "Polyeucte," devient ampoulé et presque ridicule dans "Théodore." Nous pouvons avoir une idée du sentiment chrétien qui anime Polyeucte par la réponse qu'il fait à Félix qui tâche de lui persuader de renoncer à son Dieu :

"Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers,

Sous qui tremblent le ciel, la terre et les enfers;
Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie,
Voulut mourir pour nous avec ignominie,

Et qui, par un effort de cet excès d'amour,

Veut pour nous en victimé être offert chaque jour."

Polyeucte, dans sa foi sublime, dans son désir d'acquérir la palme du martyr, n'eût eu rien d'humain si, en marchant à la mort, il n'eût dit à sa noble femme:

Le

[ocr errors]

"Chère Pauline, adieu; conservez ma mémoire."

Il est étrange que l'auteur de "Polyeucte" ait été aussi l'auteur du "Menteur" (1642), la 'Menteur." meilleure comédie écrite avant que parût Molière. La pièce est tirée de la "Verdad Sospechosa" de Juan de Alarcon, et elle est vive et intéressante. Ce que nous admirons le plus, cependant, c'est le style brillant et l'adresse de Dorante, le menteur, quand il construit, au moment donné, les contes les plus ingénieux pour se tirer d'embarras. Quoiqu'il soit matamore il n'en est pas moins un homme de courage, et il semble mentir et tromper, non dans un but vil, comme

Tartuffe, mais pour le plaisir de mentir. Le mensonge est un art à ses yeux, et il essaie d'y exceller. Il trompe même son valet, qui lui demande de lui faire savoir par un signe quand, par hasard, il dit la vérité. Il se bat en duel et dit que son adversaire est mort, mais tous les hommes qu'il tue se portent parfaitement, et il combat pendant quatre ans en Allemagne sans avoir jamais quitté sa ville de Poitiers.

Dorante est aussi frivole que le Valère de Regnard, et à part une scène, on peut comparer le "Menteur" aux comédies les plus amusantes et les plus vives du XVIIIe siècle. La Suite du Menteur" n'eut pas le succès de la première pièce.

66

Racine écrivit aussi une comédie spirituelle, mais ni les "Plaideurs" ni le "Menteur" n'eussent suffi pour rendre Racine et Corneille illustres. Comme auteurs comiques ils avaient un grand talent, mais c'est comme tragiques qu'ils eurent du génie.

[ocr errors]

"Nicomède."

Le génie dont Corneille avait fait preuve dans le "Cid," "Horace," "Cinna" et "Polyeucte" paraît encore, mais moins élevé dans "Pompée" "Rodogune," (1641), beau poème historique plutôt que "Don dramatique; "Rodogune" (1644), dont le Sanche," cinquième acte est admirable; "Héraclius" (1647), "Don Sanche d'Aragon" (1650), tragicomédie qui nous rappelle le "Cid" par le caractère chevaleresque et fier du héros; enfin "Nicomède " (1651), drame historique où se trouve Prusias, "vrai personnage de comédie," dit M. de Julleville, "hardiment jeté au milieu du cadre tragique."

La chute de "Pertharite " en 1652 éloigna Corneille de la scène pendant sept ans. Il y reparut avec Edipe," qui eut un grand succès, mais qui est une

66

pièce faible, ainsi que "Sertorius" (1662). Les derLe déclin du nières tragédies du grand poète sont telle

génie de Corneille.

ment inférieures aux œuvres que nous

avons nommées qu'on pourrait à peine croire que Corneille en est l'auteur, si de temps à autre, on n'y reconnaissait quelques vers grandioses et énergiques. La lutte se prolongea avec "Agésilas," "Attila," "Othon," jusqu'en 1674, mais après "Suréna," Corneille abandonna le sceptre de la tragédie à son jeune rival, Racine. Nous pouvons mentionner parmi ses œuvres sa belle traduction de l'" Imitation de Jésus-Christ" et sa gracieuse "Psyché," écrite en collaboration avec Molière.

Corneille fut reçu membre de l'Académie Française en 1647; il fut pauvre toute sa vie et mourut presque dans le dénuement le 1er octobre 1684. Son caractère d'homme fut digne de son génie et il mérita entièrement le nom que lui donna l'histoire, celui de Grand Corneille.

Parallèle entre Corneille et Racine.

Corneille nous présente le sublime porté au plus haut degré; Racine, le pathétique. Les héros de Corneille nous frappent par leur grandeur imposante, par leurs vices plus qu'humains; les créations de Racine nous charment en étant plus réelles, plus naturelles. Corneille écrivit ses meilleures pièces avant que Louis XIV eût commencé son règne personnel, Racine parut à l'époque la plus brillante du XVIIe siècle. Voilà la grande différence entre les deux poètes. Racine, né en 1639, trouva un auditoire raffiné, et il ne fut pas obligé de frapper l'imagination en mettant sur la scène des héros plus grands que des mortels ordinaires. Il emprunta ses sujets à l'antiquité, mais il fit parler

ses personnages comme parlent toujours les hommes en proie à leurs passions. On dit que dans ses pièces Agamemnon et Pyrrhus sont des courtisans déguisés de Louis, cela est vrai, car étant des humains comme les gentilshommes de Versailles, ils agissent comme des hommes, et non comme des demi-dieux. Les héros de Racine sont, peut-être, excessivement tendres, mais comme le dit Littré avec raison, Louis et sa cour auraient-ils permis à un acteur d'employer les expressions dont se servent Achille et Agamemnon dans l'Iliade? Racine écrivit pour les hommes du XVII siècle, mais il a écrit aussi pour les hommes de tous les siècles. Il n'est pas plus grand que Corneille, il est plus harmonieux; son génie s'élève graduellement, est plus uniforme, et nous admirons surtout la perfection de l'ensemble. Il a le goût parfait et rien ne choque dans ses œuvres, qui rappellent la beauté et l'élégance personnelle de l'auteur. Il a le cœur tendre; il ressent l'amour et sait l'exprimer admirablement. Il est cependant satirique et mordant parfois, et sa vivacité l'entraîne à des actes qu'il regrette plus tard. Il est le produit de l'influence religieuse de PortRoyal et de l'influence élégante de la cour. Le roi l'aimait beaucoup, le garda dans son intimité et le fit son historiographe avec Boileau. Racine semble compléter Corneille; celui-ci est parfois rude dans sa grandeur, celui-là nous présente une analyse raffinée des passions humaines. Les héros dans Corneille sont généralement supérieurs aux héroïnes; Racine a produit des caractères féminins charmants et poétiques, tels qu'Andromaque, Monime, Bérénice, Iphigénie et Esther, et il nous a donné aussi ces femmes énergiques et passionnées, Hermione, Roxane, Phèdre et Athalie.

Les critiques de Racine ont dit qu'il était un grand poète lyrique et non un auteur dramatique. Il est vrai que ses vers sont parfaits et que, Le génie de Racine tra- pour rencontrer de la poésie comme la gique autant sienne, il faut attendre Lamartine, Hugo que lyrique. et Musset, mais peut-on dire que l'action dramatique fait défaut quand les personnages placés sur la scène représentent fidèlement toutes les passions humaines? Andromaque n'est-elle pas réelle quand, parlant de son fils, elle dit à Pyrrhus:

[ocr errors]

Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,
J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui !

[ocr errors]

Et encore, quand le roi menace de tuer son fils, elle s'écrie:

"Hélas! il mourra donc ! Il n'a pour sa défense

Que les pleurs de sa mère et que son innocence."

Clytemnestre n'est-elle pas dramatique, quand elle reproche à Agamemnon sa perfidie et quand, dans son désespoir, elle dit en parlant de sa fille:

"Et moi, qui l'amenai triomphante, adorée,
Je m'en retournerai seule et désespérée !
Je verrai les chemins encor tout parfumés

Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !"

Néron n'est-il pas dramatique quand il ordonne la mort de Britannicus, et quand il nous donne à entendre qu'un jour il tuera sa mère ?

Phèdre n'est-elle pas un caractère éminemment tragique par sa passion coupable mais irrésistible

« PreviousContinue »