Page images
PDF
EPUB

Le "Cid."

Ce fut en novembre 1636 que fut joué le "Cid." Qui peut lire cette admirable tragédie et ne pas éprouver, comme le disait Corneille luimême, un certain tremblement qui indique une curiosité merveilleuse? Comme nous nous intéressons à ces deux amants qui ont su sacrifier leur amour à leur devoir, quelle crainte nous éprouvons quand Rodrigue refuse de se défendre contre Don Sanche, et comme nous partageons son enthousiasme quand il apprend que Chimène l'aime encore ! Qu'ils paraissent, les Maures, les Navarrais, les Castillans, et tous les vaillants hommes que l'Espagne a nourris; son bras qui a vaincu le comte pour venger un père, sera invincible puisqu'il doit conquérir Chimène. La pièce est tirée de "las Mocedades del Cid" de Guillem de Castro, mais il y a une grande différence entre les deux drames. L'action, dans le drame espagnol, dure trois ans, et la pièce de Guillem de Castro, qui renferme de grandes beautés, est rude et sauvage par endroits. Corneille dut observer,

autant que possible, les règles des unités, et elles donnent à son œuvre une force, une concision, qui soutiennent l'intérêt depuis le premier vers jusqu'au dernier. Tous les caractères sont parfaits, excepté celui de l'Infante, qui est inutile. Quant au sujet, qui nous paraît choquant, il faut se rappeler que Corneille ne l'inventa pas, et que dans sa tragédie Rodrigue n'épouse pas Chimène et qu'il n'est que son fiancé.

La pièce commence par une conversation entre Chimène et Elvire, où celle-ci annonce à sa maîtresse que son père consent à son mariage avec Rodrigue. Nous prenons part au bonheur de Chimène, mais

dans la troisième scène la querelle entre Don Diègue et le comte sera un obstacle au mariage de leurs enfants, obstacle qui paraîtra insurmontable après que Rodrigue aura tué le père de Chimène. Nous voyons ici le combat entre l'amour et le devoir que Corneille a exprimé avec tant de charme et de grandeur. Rodrigue a rendu l'honneur à son père, mais il ne veut plus vivre, si Chimène ne l'aime plus. Il Π va la trouver dans sa maison et lui dit:

"Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne ;

Il demande ma tête, et je te l'abandonne."

C'est alors que Chimène lui répond:

"Va, je ne te hais point,"

et que commence la complainte des deux amants, admirable" duo d'amour":

RODRIGUE.

"O miracle d'amour!

CHIMENE.

O comble de misères !

RODRIGUE.

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

CHIMÈNE.

Rodrigue, qui l'eût cru . . .

RODRIGUE.

Chimène, qui l'eût dit.

CHIMÈNE.

Que notre heur fût si proche et si tôt se perdit ?

Et

que

RODRIGUE.

si près du port, contre toute apparence, Un orage si prompt brisât notre espérance?"

Corneille n'a jamais exprimé l'amour avec tant de tendresse, il n'a jamais créé une héroïne comme Chimène. Dans "Horace," nous voyons un amour passionné; dans "Cinna," Émilie est une furie, quoique adorable; et dans "Polyeucte," Pauline nous paraît trop soumise. Le sublime est le trait si connu du génie de Corneille, qu'en parlant du "Cid" nous n'appellerons pas l'attention sur le caractère chevaleresque de la pièce, mais sur les tendres scènes d'amour si rares dans les chefs-d'œuvre du grand poète.

Le roi a ordonné le combat judiciaire, et Don Sanche doit être le champion de Chimène. Rodrigue va encore chez elle et lui annonce qu'il ne se défendra pas contre Don Sanche, car il ne peut vivre et mériter sa haine. La réponse de Chimène est entraînante et passionnée:

"Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche,
Défends-toi maintenant pour m'ôter à Don Sanche;
Combats pour m'affranchir d'une condition
Qui me donne à l'objet de mon aversion.

Te dirai-je encore plus? Va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence;
Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
Adieu ce mot lâché me fait rougir de honte."

Après deux siècles et demi le "Cid" a la même fraîcheur que lorsque Corneille le fit jouer pour la première fois, et la postérité continuera de l'admirer

aussi longtemps qu'on admirera l'amour vrai et l'honneur sans tache.

[ocr errors]

En 1659 Juan Bautesta Diamante fit paraître, sous le titre de "El Honorador de su Padre une version du "Cid," et on a voulu prétendre, sans aucune preuve, que Corneille avait copié Diamante.

Les critiques ont exprimé le regret que Corneille ait abandonné les sujets chevaleresques comme le "Cid" pour s'inspirer de l'histoire ancienne. Il est vrai que nous n'avons plus de Chimènes, mais nous avons les deux Horaces, Cinna et Auguste, Pauline et Polyeucte.

"Horace."

[ocr errors]

En 1640 Corneille fit paraître "Horace" et "Cinna," et "Polyeucte" en 1640 ou, plus probablement, en 1643, trois chefs-d'œuvre. "Horace est basé sur l'histoire du combat entre les Horaces et les Curiaces racontée par TiteLive. D'après le poète français, Horace a épousé Sabine, sœur des Curiaces, et Curiace est fiancé à Camille, sœur des Horaces. Ces liens de famille

rendent le combat encore plus tragique. Le caractère romain est bien dépeint, quand un messager ayant annoncé quels sont les champions choisis par Rome et par Albe, Horace s'écrie:

"Albe vous a nommé, je ne vous connais plus."

Il n'y a plus rien d'humain en lui quand Rome l'appelle. Curiace, au contraire, répond:

[ocr errors]

'Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue."

Tout le monde connaît la fameuse réponse du vieil Horace à Julie quand il croit que son fils a fui:

JULIE.

66

Que vouliez-vous qu'il fit contre trois ?

LE VIEIL HORACE.

Qu'il mourût,

Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.

N'eût-il que d'un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
Et c'était de sa vie un assez digne prix."

Les imprécations de Camille en apprenant la mort de Curiace sont aussi sublimes que le "qu'il mourût," et dans toute la pièce il y a un sentiment de grandeur patriotique à laquelle l'amour est sacrifié. "Horace" nous touche moins que le “Cid," mais excite la plus haute admiration. "Cinna" et "Polyeucte" sont les plus parfaites des tragédies de Corneille. Dans "Cinna" nous voyons la grandeur de l'empereur romain, et les paroles d'Auguste pardonnant à Cinna sont admirables:

[ocr errors]

"Cinna."

Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie,
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,

Et, malgré la fureur de ton lâche dessein,

Je te la donne encor comme à mon assassin."

[ocr errors]

"Polyeucte."

Nous sommes étonnés, nous qui lisons "Polyeucte avec tant de plaisir, d'apprendre que cette tragédie grandiose ne plut pas à l'Hôtel de Rambouillet et que Voiture fut envoyé à l'auteur pour lui conseiller de ne pas faire jouer sa pièce.

Pauline nous intéresse et nous touche autant que Chimène, quoique son caractère, comme ceux de Sévère et de Polyeucte, soient peut-être supérieurs à l'humanité. Toutes les grandes créations de Corneille sont, d'après La Bruyère, de même que celles d'Eschyle, non comme les hommes sont, mais comme

« PreviousContinue »