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pinceau roidement noble de Le Brun ne déroula plus sur les vastes murailles des palais d'immenses scènes héroïques; mais Boucher égaya les trumeaux d'élégants boudoirs par de riantes et fades bergeries, baignées de rose et de bleu de ciel. Si les arts déclinent, les mœurs s'en vont; et le cynisme de la conduite, comme celui de la pensée, s'affiche tout haut. Le régent lui-même en donne l'exemple. Il se permet tout; il n'interdit rien et brise lui-même les vieilles idoles : « Qu'importe à l'État, dit-il, que ce soit moi ou mon laquais qui soit en carrosse.» Jamais il ne s'était vu telle légèreté de mœurs ni telle licence d'esprit que dans ces réunions folles des roués du duc d'Orléans. Il n'y avait naguère qu'un salon en France, celui du roi; mille maintenant se sont ouverts à une société qui, n'ayant plus pour occuper sa vie les préoccupations religieuses, car Bossuet et Fénelon sont morts; ni la guerre, puisqu'on parle de paix perpétuelle; ni les graves futilités de l'étiquette, puisque Versailles est désert, demande du mouvement et du plaisir à ceux qui donnent tout cela, aux beaux esprits, aux gens de lettres, en laissant les coudées franches, même aux plus aventureux.

L'OEdipe de Voltaire et les Lettres persanes de Montesquieu qui commencent le feu contre l'ancien régime, sont l'un de 1718, les autres de 1721, et il y avait trente-six ans à peine que La Bruyère se plaignait que, né chrétien et Français, les grands sujets lui fussent interdits.

Peste de Marseille (1720). Durant ces saturnales de la cour, un terrible fléau avait désolé la Provence, où la peste enleva 85 000 personnes. L'admirable dévouement, à Marseille, de l'évêque Belzunce, du chevalier Rose et de plusieurs échevins, qui prodiguèrent mille fois leur vie pour sauver celle de leurs concitoyens, consola la France épouvantée de cette calamité. Et comme le dévouement aussi est contagieux, les fermiers généraux donnèrent trois millions pour nourrir cette malheureuse province durant la disette qui succéda à l'épidémie. Le père de Vauvenargues était alors premier consul d'Aix; il resta à son poste, s'y conduisit bien et eut en récompense sa seigneurie érigée en marquisat. Voilà un marquis qui fait passer sur bien d'autres.

Le

Mort de Dubois et du duc d'Orléans (1723). 13 février 1723, Louis XV fut déclaré majeur; il avait treize ans accomplis. Cette déclaration mettait un terme à la régence du duc d'Orléans. Mais le roi devait rester longtemps encore

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et

en tutelle; le duc, pour conserver le pouvoir après la régence, avait auparavant donné à Dubois le titre de premier ministre, qu'il prit pour lui-même à la mort de ce triste personnage, qu'il ne garda que quatre mois. Il mourut le 2 décembre 1723, d'une attaque d'apoplexie que tout le monde et lui-même voyaient venir, qu'il pouvait mais qu'il ne voulut pas retarder, en changeant les habitudes meurtrières d'une vie de débauches'. La France avait été huit années entre ses mains; ce temps avait suffi pour que la révolution morale préparée dans les dernières années de Louis XIV éclatât. Il eût fallu, pour en conjurer les conséquences politiques et sociales, un grand règne, et le prince qui va régner donnera l'exemple de tous les scandales, développera tous les abus et humiliera la France devant l'étranger.

CHAPITRE LVI.

RÈGNE DE LOUIS XV (DE 1723 ▲ 1774).

Le

Ministère du duc de Bourbon (1723-1726.) duc de Bourbon, devenu premier ministre à la mort de l'ancien régent, avait des mœurs à peine meilleures que son prédécesseur. Cependant il montra une grande rigueur contre les protestants et contre les jansénistes. Il renouvela, il aggrava même les sévérités de Louis XIV. Non-seulement les réformés furent obligés de se convertir, mais ceux qui simulaient une conversion étaient condamnés à mort comme relaps; le mourant, qui se déclarait protestant et revenait à la santé, était banni, avec confiscation des biens. Enfin on renouvela la déclaration du 8 mars 1715 portant, contre tous ceux qui mouraient après refus des sacrements, que leur cadavre serait jeté à la voirie et leurs biens confisqués. L'émigration recommença, comme après la révocation de l'édit de Nantes; le sé

1. Une institution importante appartient au régent, la création de l'administration des ponts et chaussées en 1722. Il voulait, pour relever l'agriculture et le commerce ruinés dans les dernières années de Louis XIV, couvrir tout le royaume d'un réseau de routes d'une étendue de 12 000 lieues.

nat de Stockholm offrit la Suède pour asile aux fugitifs; et le gouvernement fut contraint, par le cri public, d'adoucir luimême ses rigueurs.

Le ministère anglais avait continué à Mme de Prie, toutepuissante sur le duc de Bourbon, la pension qu'il faisait à Dubois; le duc retenait donc la France dans l'alliance de l'Angleterre. Il scella cette amitié par une nouvelle et insultante rupture avec l'Espagne. Le régent, vers la fin de sa vie s'était rapproché du cabinet de Madrid et avait demandé pour Louis XV la main d'une infante. La jeune princesse, âgée de quatre ans, fut amenée à Paris pour être élevée au milieu de la cour où elle devait régner. Le duc de Bourbon, devenu ministre, vit avec mécontentement un mariage dont il n'était pas l'auteur, et qui, d'ailleurs, ne devant s'accomplir que bien tard, laissait le trône sans héritier. Un accident pouvait y faire monter le nouveau duc d'Orléans, premier prince du sang. Que deviendrait alors le crédit de la maison de Bourbon? Aussi le duc se montra-t-il très-alarmé d'une maladie que fit le jeune roi. A peine ce prince fut-il rétabli que, sans tenir compte ni du mécontentement de l'Espagne, ni des propositions de la czarine, Catherine Ire, qui offrait sa fille et la puissante alliance de la Russie, il voulut donner au roi une épouse qui lui dùt tout et n'eut pas d'appui au dehors. La marquise de Prie songea d'abord à une sœur même du duc de Bourbon; mais la hauteur avec laquelle cette princesse le reçut, lui fit craindre pour son pouvoir. Alors vivait à Wissembourg, de quelque argent que lui faisait la France, un noble Polonais, Stanislas Leczinski, dépouillé de la couronne que Charles XII lui avait jadis donnée. Un jour il entre tout ému dans la chambre où étaient réunies sa femme et sa fille : « Mettons-nous à genoux, s'écrie-t-il et remercions Dieu! —Seriez-vous rappelé au trône de Pologne? dit sa fille. — C'est bien mieux, vous êtes reine de France. » C'est en effet sur la pieuse et douce Marie Leczinska que le premier ministre avait jeté les yeux, quoiqu'elle fût de sept ans plus âgée que le roi, bien pauvre, sans beauté et déjà sans jeunesse. Le jour de son mariage elle distribua toute sa corbeille aux dames du Palais : « Voilà dit-elle, la première fois de ma vie que j'ai pu faire des présents '. » L'infante d'Espagne fut renvoyée à son père; c'était depuis dix ans, la seconde répudiation de la politique de Louis XIV.

1. Lettre de Voltaire, 17 sept. 1725.

Philippe V, indigné de cette insulte, s'empressa de conclure avec l'Autriche le traité de Vienne (1725). Charles VI avait fondé à Ostende, pour le commerce des Indes, une compagnie rivale des compagnies anglaise et hollandaise. Le roi d'Espagne accorda aux négociants autrichiens des priviléges étendus dans tous les ports de ses domaines. L'Empereur avait promulgué une pragmatique sanction par laquelle il assurait la succession à ses filles, contrairement aux coutumes des pays autrichiens; Philippe V garantit cet 'acte. En retour, l'Empereur s'engageait à aider l'Espagne à reprendre Gibraltar et Port-Mahon, il renouvelait les promesses faites en 1720 au sujet des duchés de Parme et de Toscane, pour l'époque présumée de l'extinction des maisons de Médicis et de Farnèse, et même il promettait deux archiduchesses aux deux infants, ce qui eût rétabli l'union de l'Espagne et de l'Autriche, que Louis XIV avait brisée par tant d'efforts. Voilà ce qu'avait fait le duc de Bourbon. Il s'empressa du moins d'opposer à cette ligue une contre-ligue de la France, de l'Angleterre et de la Prusse; mais un autre ministère eut à suivre cette affaire.

Fleury prit la place du duc de Bourbon. Ce prudent ambitieux s'était frayé sans bruit et sans précipitation le sentier du pouvoir'. Il était évêque de Fréjus quand Louis XIV le nomma précepteur de son petit-fils. Vieillard aimable et spirituel, il gagna toute la confiance de son élève et il eût pu être premier ministre à la mort du régent; mais il ne voulut pas, trouvant que « de M. le duc d'Orléans à un particulier la chute était trop grande. » Le duc de Bourbon lui parut propre, par sa nullité politique, à servir de transition. Il ne négligeait rien d'ailleurs pour se rendre cher et indispensable au roi. Le duc fut jaloux et essaya d'habituer le prince à se passer de lui. Un our Fleury attendit longtemps dans le cabinet de Louis XV qui ne vint pas; aussitôt il quitte la cour, se retire à Issy, dans la maison de la congrégation de Saint-Sulpice, et le roi, au retour de la chasse, reçoit une lettre pleine de larmes qui lui annonce la retraite de son ancien précepteur et sa résolution de vivre désormais dans l'obscurité. Louis en fut désespéré. « Eh! sire, lui dit le duc de Mortemart, n'êtes-vous pas le maître? Faites dire à M. le duc d'envoyer chercher à l'instant M. de Fré

1. Ce prince lui avait pourtant refusé bien longtemps un évêche; il le trouvait trop répandu dans le monde. « Il ne bougeait, dit Saint-Simon, de chez M. de Croissy, M. de Pomponne, M. de Torcy; il était sans conséquence, et suppléait souvent aux sonnettes avant qu'on en eût l'invention.» (Chap. LXIII.)

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