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Il fit une révolution dans l'armée par l'ordre du tableau et par la création du service d'inspection. Il ne détruisit pas la vénalité des offices, qui s'était aussi introduite dans l'armée et qui ne s'exerçait guère qu'au profit des nobles; mais pour mériter de l'avancement, il ne suffit plus à ces nobles d'avoir des aïeux, il leur fallut avoir des services, et les grades devinrent, à partir du rang de colonel, le prix de l'ancienneté réforme excellente alors, qui ne le serait plus aujourd'hui. La noblesse poursuivit de sa haine le ministre, qui rabaissait « les gens nés pour commander aux autres, sous prétexte qu'il est raisonnable d'apprendre à obéir avant que de commander.... qui voulait accoutumer les seigneurs à l'égalité et à rouler pêle-mêle avec tout le monde. » Louvois exigea, avec une fermeté inflexible, que chacun fit son devoir; pour s'en assurer, il institua des inspecteurs généraux qui rendirent partout présentes l'autorité du roi et la sienne; et des reproches sévères attendirent les officiers négligents, comme ce colonel de bonne famille dont parle Mme de Sévigné << M. de Louvois dit l'autre jour tout haut à M. de Nogaret : « Monsieur, votre compagnie est « en fort mauvais état. Monsieur, je ne le savais pas. - Il « faut le savoir, dit M. de Louvois; l'avez-vous vue? Non, << monsieur, dit Nogaret. Il faudrait l'avoir vue, monsieur. -Monsieur, j'y donnerai ordre. Il faudrait l'avoir donné; <«< car enfin il faut prendre parti, monsieur, ou se déclarer «< courtisan, ou faire son devoir quand on est officier. » Il créa les camps de plaisance, innovation ruineuse quand ces rassemblements de troupes ne furent qu'un spectacle à divertir les dames de la cour et les ennuis du roi, excellente école pour les officiers et les généraux quand on s'y prépara sérieusement aux grandes manœuvres de la guerre. Ce n'est qu'après sa mort que fut institué l'ordre de Saint-Louis (1693), destiné à payer avec de l'honneur les services militaires, cette fois sans distinction de naissance, mais non sans distinction de religion : les réformés ne pouvaient l'obtenir. Par de tels soins la France put avoir sous les armes, dans la guerre de Flandre, 125 000 hommes; pour celle de Hollande, 180 000; avant Ryswyk, 300 000; pendant la guerre de la Succession, 450 000'.

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1. Un munitionnaire assurait le service des vivres moyennant un prix convenu avec le ministre. Le soldat ne recevait gratuitement qu'une ration de pain déterminée par le général et une livre de viande pour trois jours. Il y avait une ambulance dans le camp pour donner les premiers soins aux blessés et un hôpital dans la ville la plus voisine.

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Il y eut un

Fortification des frontières; Vauban. point, le seul peut-être, sur lequel le ministre de la guerre et le ministre de la marine s'entendirent: la fortification du royaume. Pour accomplir cet immense travail, ils trouvèrent celui qui est avec Colbert lui-même le plus grand homme de ce règne. Le Prestre de Vauban était un gentilhomme d'assez petite maison, né près de Saulieu, en Bourgogne (1633). Son père était mort au service, ne lui laissant que son nom. Un prieur du voisinage le recueillit et l'éleva. Quand il atteignit ses dix-sept ans, on était au milieu de la Fronde. Onze de ses frères, oncles et parents, étaient sous les armes; un matin, Vauban s'échappa, et courut rejoindre le grand Condé, qui le reçut comme cadet et bientôt le fit officier. Vauban se battait bien, il étudiait davantage. Le bon prieur lui avait donné quelques notions de géométrie; il les développa; et ces premières connaissances décidèrent de sa vocation. Passé dans l'armée royale, il servit sous le chevalier de Clerville, l'ingénieur français le plus renommé de ce temps; et à vingt-cinq ans, il dirigea les siéges de Gravelines, d'Ypres et d'Oudenarde. En 1663, sa réputation était déjà assez grande pour que Louis XIV le chargeât de fortifier Dunkerque, et ce premier ouvrage du jeune ingénieur fut un chef-d'œuvre. Deux jetées s'avançant de 2000 mètres dans la mer, et défendues par de formidables batteries, créèrent un port là où la nature n'avait, mis qu'une mauvaise plage. Les eaux de l'intérieur, et celles des hautes marées ménagées avec art, donnèrent des chasses puissantes qui creusèrent incessamment le chenal, et renvoyèrent à la mer les vases qu'elle avait apportées. Dès lors, auban fut l'homme indispensable que tous les généraux réamaient quand ils avaient un siége à faire. Durant la guerre, prenait les villes; durant la paix, il les fortifiait. On a calculé qu'il travailla à 300 places anciennes, qu'il en construisit 33 nouvelles, qu'il conduisit 53 siéges, et se trouva à 140 actions de vigueur. Il fut plusieurs fois blessé; car, pour reconnaître es abords d'une place et ménager le sang des soldats, il s'exposait de manière à se faire accuser de témérité, n'eût été son courage froid et réfléchi comme l'accomplissement d'un devoir.

Placée entre deux mers, appuyée sur les Pyrénées, les Alpes et le Jura, couverte par le Rhin de Bâle à Landau, la France ne manquait de frontière naturelle qu'au nord-est, depuis le Rhin jusqu'à Dunkerque. Cette barrière que la nature ou plutôt la politique nous a refusée, Vauban nous la donna.

On vient de voir ce qu'il fit de Dunkerque, d'où sortirent tant d'audacieux corsaires, que les ennemis destinèrent une flotte de 30 ou 40 bâtiments à tenir ce port constamment bloqué. Il arma Lille, Metz et Strasbourg, quand Strasbourg se fut donné à la France, de leurs redoutables citadelles. Il construisit Maubeuge sur la Sambre, répara Charlemont, sur la Meuse, et relia ces deux places à Philippeville, pour couvrir la Picardie et la vallée de l'Oise, qui descend sur Paris. Il ferma le débouché des Ardennes entre la Meuse et la Moselle par Longwy qu'il éleva en face de Luxembourg. La vallée de la Moselle est la grande route des invasions d'Allemagne en France; nous avions déjà Metz: il doubla la force de cette place en construisant Thionville, qui en fut comme l'avant-poste. Il bâtit Sarrelouis au milieu du large espace qui s'étend de la Moselle aux Vosges, pour couvrir la Lorraine, quoiqu'elle ne fût pas encore française. Bitche et Phalsbourg devinrent les principales défenses des Vosges, Landau, le boulevard de l'Alsace; et cette province, récemment conquise, fut à jamais rattachée à la France par Lichtemberg, Haguenau, Schélestadt, Huningue, Neuf-Brisach et surtout Strasbourg. Les Vosges ne se relient pas au Jura; il y a là, dans notre ligne de défense, un point faible: il y fortifia Béfort. Il ajouta de nouveaux ouvrages à Besançon, la gardienne de la frontière du Jura, et à Briançon, qui couvre l'entrée du bassin de la Durance; Mont-Dauphin fut construit presque sur la crête des Alpes. On avait fait avant lui peu de choses pour la défense des Pyrénées. Cette chaîne n'ouvre que deux passages aux armées, du côté de Bayonne et du côté de Perpignan. Vauban fit de ces deux places le centre de la défense et de l'offensive, et jeta dans les montagnes, en avant de la première, Saint-Jean-pied-de-Port, en avant de la seconde Mont-Louis.

Il visita plusieurs fois les côtes, et y laissa partout des traces durables de son passage. Il fit travailler à Antibes, dont le port vaste et sûr est malheureusement peu profond et d'un accès difficile. Il transforma Toulon, décidément devenu notre grand port militaire sur la Méditerranée, puisque Marseille ne pouvait plus recevoir les vaisseaux de haut bord qui avaient remplacé les galères. Il aurait voulu faire aussi de Port-Vendres, à l'entrée du golfe de Lion, un autre grand port militaire. On revient aujourd'hui à cette idée. Sur le golfe de Gascogne, il construisit le fort d'Andaye, pour battre l'embouchure de la Bidassoa, et la citadelle de Bayonne, mais il ne fit rien pour

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améliorer la passe dangereuse de l'Adour. L'entrée de la Gironde était gardée par la petite île du Pâté, le fort Médoc et la citadelle de Blaye, qui croisent leurs feux sur le fleuve; ces défenses suffisaient. Celles de la Charente et la fondation de Rochefort étaient dues au chevalier de Clerville; mais Vauban reconstruisit les murs de la Rochelle sur un nouveau plan, éleva la citadelle de l'île de Ré, et fortifia Brest. L'importance de Saint-Malo datait de trop loin pour que ce nid de corsaires n'eût pas été depuis longtemps couvert par des fortifications imposantes. Une des tours de son vieux château portait cette inscription que la duchesse Anne y avait fait graver: « Qui qu'en grogne, ainsi dira, c'est mon plaisir. » Et c'était le plaisir de ces hardis marins de courir sus aux Anglais dès que la guerre éclatait. Vauban avait compris la belle position de Cherbourg sur cette presqu'île du Cotentin, qui s'avance en éperon au travers de la Manche; mais, après quelques travaux, on renonça à ses plans, qui ne furent repris que sous Louis XVI. Ceux qu'il avait faits pour débarrasser le Havre du galet qui menace de combler son port, ne furent pas mieux exécutés. Dieppe, Saint-Valery-sur-Somme, n'avaient pas besoin de nouveaux ouvrages; Boulogne en reçut quelques-uns. Vauban en fit élever d'importants à Calais, mais ne put obtenir qu'on accomplit ceux qu'il avait projetés pour approfondir le port. On craignit de nuire à Dunkerque, le favori de Louis XIV, et cette fois favori de mérite.

Vauban, qui fortifiait les places, savait encore bien mieux les prendre. L'usage des boulets creux pour disperser les terres, le tir à ricochet pour démonter les pièces des assiégés, et détruire les angles des bastions, surtout l'invention des parallèles' qu'il imagina au siége de Maëstricht, en 1673, pour relier entre elles les tranchées qui convergent vers la place, rendirent la supériorité à l'attaque sur la défense. Il avançait lentement, mais sûrement, marchant à couvert par des lignes toujours bien liées entre elles et qui se soutenaient les unes les autres, ne brusquant pas les attaques quand il pouvait s'en dispenser, ménageant le soldat qu'avant lui on prodiguait, et arrivant au but incomparablement plus vite et avec moins de danger, parce qu'il attaquait d'abord le feu de l'ennemi, et qu'il ne laissait pas sur les remparts un seul point qui fût habitable, ni une seule pièce d'artillerie qui pût tirer. Il n'y eut

1. Les parallèles avaient été employés pour la première fois par les Turcs au siége de Candie.

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