II LES CINQ JOURNÉES DE MILAN. le XVI. Entre les habitants de Milan et les soldats autrichiens, il y avait sang fraîchement versé des victimes des journées de septembre et de janvier. Là, une révolution pacifique n'était pas possible. Il existait au fond des cœurs une haine réciproque, qui ne pouvait s'apaiser que par le combat, par la défaite ou par la victoire. Chaque citoyen avait soif de venger ses hontes, ses humiliations, son honneur, sa patrie. Trente années d'abaissement et d'esclavage devaient être lavées par un baptême de sang. Tant de colère était entassée, qu'une explosion terrible devait éclater! Aussi le 17 mars, à cinq heures du matin, le vice-roi, l'archiduc Regnier, s'éloignait-il de Milan, escorté de 500 hussards, avec une précipitation telle que sa retraite ressemblait à une fuite. L'expédition de son bagage entier, à la hâte enlevé des palais, indiquait la prévision d'un retour difficile; et cependant, le 18 au matin, on lisait, affiché sur les murs, le programme des concessions faites par l'empereur : l'abolition de la censure; une prochaine loi sur la presse; la résolution de convoquer les états des royaumes allemands et slaves, ainsi que les assemblées centrales du royaume lombardo-vénitien, pour le 3 juillet au plus tard. Ces concessions paraissaient donc insuffisantes et dérisoires à l'archiduc lui-même, puisqu'il quittait Milan pour se réfugier à Vérone. Le peuple, se précipitant sur les places publiques, réclamait, au milieu d'une agitation croissante, l'armement de la garde civique, l'abolition de la peine de mort, la mise en liberté immédiate des détenus politiques, un gouvernement provisoire, une représentation nationale, la neutralité des troupes autrichiennes. XVII. Vers midi, le comte Casati, podestat de Milan, entraîné à la tête d'une foule animée qui se pressait sur ses pas, se rend au palais du gouvernement pour exprimer la volonté nationale. Tout à coup deux grenadiers hongrois, de faction, tombent frappés; les autres soldats du poste sont désarmės. Le palais est au pouvoir d'une insurrection qui commence. Le comte O'Donnell, chef du gouvernement en l'absence du gouverneur, se trouve prisonnier au milieu d'une multitude qui crie, menace et commande. Le comte pålit, et signe d'une main hésitante trois décrets que lui impose, au nom du peuple, M. Cernuschi, jeune homme au cœur intrépide, chef né de la circonstance. Milan, 18 mars. » Le vice-président, vu la nécessité de maintenir l'ordre, autorise la municipalité à armer la garde civique. » La garde de police remettra immédiatement ses armes à la municipalité. » La direction de la police est abolie; la municipalité est chargée de veiller à la tranquillité de la ville. » Pendant cette première scène du drame qui va s'accomplir, les archives de la police, souvenir d'un gouvernement détesté, sont déchirées et anéanties. Le comte Casati s'éloigne avec la foule triomphante, pour se rendre à l'hôtel de ville. A la hauteur de la rue du Monte, la fusillade d'une forte patrouille les disperse, et le comte Casati se réfugie dans la maison Vidiserti, qui devient ainsi, par hasard, le quartier général de l'insurrection. Le combat est commencé. En un instant, hommes de toutes conditions, de tous métiers, femmes aux rudes labeurs, dames aux mains délicates, enfants même, tous préparent des armes et des moyens de résistance. Les rues sont dépavées, les barricades dressées. A défaut de planches et de poutres, on y traîne les voitures. On se saisit de tout ce qui se présente. Ceux-ci donnent leurs meubles; le pauvre son lit unique; le riche ses fauteuils dorés. Un fabricant y fait jeter le plus grand de ses pianos. Dans ce moment suprême, chacun à la défense commune apporte sa fortune et sa vie! Le maréchal Radetzki a peine à échapper à ce torrent qui déborde, et à se sauver de son palais pour se jeter dans le château, abandonnant une partie de ses vêtements et jusqu'à son épée, dont il menaçait les Milanais et qui leur devient un trophée. Deux millions déposés dans les différentes caisses publiques restent au pouvoir des habitants. Radetzki somme la municipalité, parle de mettre la ville à feu et à sang, envoie 2000 soldats s'emparer de l'hôtel de ville, où il croit surprendre les chefs du mouvement; après une résistance énergique, en fait enfoncer les portes à coups de canon, et retient comme otages un certain nombre de prisonniers, choisis parmi les citoyens les plus honorables. La nuit est employée de part et d'autre aux préparatifs de la bataille. XVIII. Le maréchal est maître du château, séparé de la ville par une esplanade; il occupe les bastions qui dominent la ville et la campagne. De là, il peut envelopper Milan avec les deux ailes de son armée. Il place une masse de troupes et de l'artillerie à chaque barrière, d'où il lancera ses forces par les rues les plus larges et les plus directes jusqu'au cœur de la cité, où ses soldats occupent la cathédrale, le palais royal, le palais de justice, le palais Marino, la police, l'hôtel de ville, le génie militaire, le commandement, plusieurs casernes et arrondissements de police. Des chasseurs tyroliens, postés sur les aiguilles de marbre de la cathédrale, doivent tirer indistinctement sur toutes les personnes qui paraîtront dans les rues ou aux fenêtres des maisons. Les Autrichiens cernent ainsi complétement la ville et empêchent toute communication avec le dehors. Ils ont une puissante artillerie, des munitions de guerre; leur armée est nombreuse et disciplinée. 14000 hommes au début, ils seront bientôt 20000, sous le commandement d'un général expérimenté et déterminé. Les habitants ne peuvent disposer que de 3 à 400 fusils de tout calibre, dont s'arment les jeunes gens les plus habiles au tir. Disséminés dans des quartiers isolés, sans direction le premier jour, ils ne relèvent que de leur courage. Point ou peu de poudre et de balles. La poudre, il la faudra faire! Les balles, il faudra les fondre! Les fusils, il faudra les prendre à l'ennemi ! Les chefs de la municipalité hésitent encore entre les moyens légaux et les moyens insurrectionnels, ne donnent aucun ordre décisif, et reçoivent l'impulsion au lieu de la transmettre. Une maison voisine de celle de Vidiserti, plus vaste et mieux située, appartenant au comte Charles Taverna, leur sert de refuge définitif et de centre d'action. Quelques barricades et quelques jeunes gens avec leurs armes de chasse, voilà ce que les Milanais peuvent opposer aux Autrichiens! Située au milieu de ces barricades, la maison du consulat de France, devant laquelle flotte le pavillon de la République française, est pour les combattants un exemple, un encouragement et une espérance. Mais la disproportion des forces est telle qu'un des chefs les plus prononcés, Charles Cattaneo, consulté par ses amis la veille au matin, croyait devoir leur conseiller d'attendre d'être mieux armés et mieux préparés, si l'on ne voulait inutilement sacrifier une population entière : l'attaque commencée, il était un des plus résolus. On pouvait donc craindre que pendant la nuit la comparaison des moyens calmât l'effervescence de la journée et troublàt le courage du peuple. Il n'en fut rien ! XIX. Le 19, au point du jour, on entendit le tocsin, le cri: Aux armes! et le bruit du canon. La bataille était de nouveau engagée. Jamais peut-être une population ne se trouva dans une situation aussi terrible. Enfermée dans les murailles, la fuite même, en cas de défaite, ne lui était pas possible. Elle ne devait attendre de soldats étrangers et furieux ni pitié ni merci; leur férocité ne pouvait être assouvie que par le pillage, le viol et le carnage. Le chef lui-même n'avait-il pas annoncé le sac de la ville si elle résistait? Et il était homme à tenir parole! Plus de ressource donc pour la cité si elle succombait. Les citoyens n'avaient à compter que sur leur courage et leur désespoir. Dans cette lutte gigantesque, chacun portait au fond de son âme cette résolution sublime: La victoire ou la mort! Moment suprême, heure solennelle pour cette nation se débattant sous le fer qui la tue. L'historien qui en retrace l'émouvant tableau sent sa main tressaillir. Le génie de la délivrance crée des armes. On dépouille les théâtres et les musées des vieilles escopettes et des épées de parade; les fers des grilles sont aiguisés, les outils placés au bout des batons; les couteaux servent de poignards; les femmes font bouillir l'huile et fondre le plomb; les meubles, les tuiles, les bouteilles, les pavés, les vases de toutes sortes, sont disposés comme projectiles; les barricades se multiplient; on s'anime, on s'excite, aucun bras n'est inerte; les pharmaciens fabriquent la poudre, les capsules, le fulmi-coton; quelques-uns inventent des agents de destruction; les marchands donnent le vitriol qui doit tomber en pluie brûlante. L'amour de la patrie, la soif de la liberté transforment les plus forts en héros, et donnent aux plus faibles des forces inconnues. La Direction de la police, la place des Marchands, plusieurs casernes, la plupart des monuments occupés par les Autrichiens, sont attaqués vivement et vivement défendus. Les troupes s'avancent dans les rues les plus larges, les balayent par la mitraille, et dirigent leurs canons contre les barricades. Les habitants font pleuvoir sur les soldats les matériaux entassés; les jeunes gens ménagent leurs munitions, et chaque coup porte et délivre la ville d'un ennemi le hasard seul dirige les Milanais, l'attaque commande la résistance, le courage désigne les chefs. : Pendant cette journée, l'insurrection n'a pas perdu un pouce de terrain; au contraire, elle s'est fortifiée. Désormais elle est habituée à combattre le bruit du canon ne lui inspire que le désir de vaincre. XX. Le 20, la bataille continue avec la même intensité. Le nombre des fusils s'est accru de tous ceux qui ont été arrachés aux soldats. L'ordre commence à s'établir. Un conseil de guerre est organisé |