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seulement une preuve de goût, elle est une mesure de prudence. Les caractères agressifs s'exposent à des représailles. Nous consentons à avoir des adversaires, parce que c'est la condition de la variété des opinions et de la différence des jugements. Nous désirons ne pas avoir d'ennemis. Nous voulons juger les autres avec indulgence, pour être jugés avec indulgence à notre tour.

L'homme a deux aptitudes, l'action et la critique : il invente et il apprécie. Les sociétés sont comme les individus, elles marchent et elles se regardent marcher. On a divisé les temps en époques organiques et en époques critiques. Cette division n'est pas absolument vraie, en ce sens que les deux fonctions coïncident toujours, seulement dans des mesures relatives qui diffèrent entre elles. Dans les sociétés qui commencent, l'action l'emporte de beaucoup sur la critique. Dans les sociétés qui ont un long passé derrière elles, comme la réflexion domine les facultés imaginatives, le domaine de la critique s'étend, mais toute œuvre humaine est nécessairement marquée d'un double cachet.

Nous ne faillirons pas à cette loi, et nous essayerons, dans la mesure de nos forces, d'apporter notre contingent personnel, en mêlant à nos articles de critique des travaux de philosophie, d'histoire, des esquisses biographiques et des nouvelles, puisque l'exiguïté de notre cadre nous interdit d'aller jusqu'au roman.

Le programme que nous venons de tracer serait incomplet à nos yeux, si nous n'y ajoutions un complément auquel nous attachons la plus grande importance.

Nous ne comptons pas nous occuper seulement de la littérature française, nous voulons nous occuper des littératures étrangères. Le grand cachet de notre temps, c'est la tendance des peuples à se rapprocher et à s'unir. Par quels liens plus

nobles et plus puissants pourraient-ils le faire que par l'échange des idées ? Le monde gravite vers un ordre de choses nouveau, où la paix se substituera à la guerre, l'émulation à la concurrence. On a coutume, quand on veut à cet égard indiquer les signes des temps, de citer les chemins de fer, la navigation à vapeur et la télégraphie électrique, mais ce ne sont là que des signes matériels de la transformation qui s'opère en Europe et dans le monde entier; les signes moraux et intellectuels annoncent avec bien plus d'éclat et de grandeur la bonne nouvelle de la rédemption du passé. Il y a quelque chose de plus puissant que la vapeur, c'est la sympathie. Il y a quelque chose de plus rapide que le télégraphe, c'est la pensée. Pour préparer la communion des intelligences, le véritable missionnaire, c'est le livre. Vulgariser le livre est une bonne chose, mais l'œuvre serait incomplète si la critique admettait, pour les échanges scientifiques et littéraires, un régime de douane, si elle ne se faisait pas cosmopolite à l'heure où toutes les barrières s'abaissent, et si elle n'était pas disposée à accueillir le livre de quelque part qu'il vienne, du sud ou du septentrion, du couchant ou de l'orient.

La France est assez riche de son fonds pour se suffire à elle-même, si elle n'avait souci de l'humanité; mais elle est trop intelligente pour ne pas prêter une oreille attentive aux aspirations qui lui viennent de partout. Son génie, d'ailleurs, n'est-il pas profondément expansif? Appelons-nous donc la Critique française, puisque notre Revue a ses bureaux à Paris; mais souvenons-nous du vieil adage latin :

Humani nihil à me alienum puto.

Pour le comité de rédaction :

Le secrétaire, BERNEL.

HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES,

PAR LANFREY (").

Présenter un tableau complet de la papauté en un volume de quatre ou cinq cents pages, semble une entreprise téméraire. J'ai abordé, je l'avoue, la lecture du livre de M. Lanfrey avec une double prévention dans l'esprit. Je me disais : Le tableau est trop vaste pour être resserré dans un cadre aussi étroit; cette œuvre est d'ailleurs née d'une inspiration de l'heure présente qui a pu tenter son auteur, mais qui a pu aussi l'égarer.

Au moment où tout le monde a les yeux fixés sur Rome, ой chacun comprend que la puissance temporelle du pape subit une de ces crises décisives que le temps garde en réserve aux plus grandes et aux plus anciennes institutions, il était sans doute séduisant d'interroger les souvenirs du passé et de refaire l'histoire de l'Église. Mais ce travail demande du temps; en le faisant trop vite ne s'expose-t-on pas à rester au-dessous de l'importance et de la gravité de son sujet?

Je dois rendre cette justice à M. Lanfrey, qu'à mesure que j'avançais dans la lecture de son livre, je reconnaissais que mes défiances à l'égard de ce livre étaient absolument injustes.

Le sujet a beau embrasser dix-huit siècles, il est résumé avec une puissante concision.

En écrivant l'Histoire politique des papes en un volume, M. Lanfrey m'a convaincu qu'il n'était pas impossible de l'écrire en quelques pages.

La raison de ce fait veut être examinée, parce qu'elle jette une lumière sur l'histoire de la papauté. Pourquoi cette histoire se prête-t-elle plus qu'une autre aux généralisations philosophiques, qui sont éminemment dans le goût et dans les nécessités de notre (1) Charles Hingray, rue des Marais-Saint-Germain, 20.

époque? Parce que, dans l'histoire de l'Église, l'individu s'efface devant l'idée. La papauté, c'est rarement un homme, c'est toujours un fait, fait prédestiné par sa nature même à être en contact avec les plus grandes figures de l'histoire.

A l'origine, l'Église était une association de personnes unies par un lien moral : « Une république spirituelle, » comme dit M. Lanfrey, et il ajoute : « Dans cet age d'inspiration, de spontanéité et de désintéressement, l'Église n'a encore ni gouvernement, ni temples, ni rites, et on distingue à peine en elle les premiers éléments de sa hiérarchie. » Elle semblait alors, tant elle s'annonçait au monde avec simplicité, une philosophie plutôt qu'un culte. Peu à peu le pouvoir des évêques s'augmente; l'évêque de Rome, profitant de sa situation dans la capitale de l'empire, affecte sur ses collègues une supériorité qui, pendant longtemps, est repoussée par eux, et traitée par les évêques des premiers siècles de folle arrogance; — mais comme la Rome ecclésiastique est calquée sur la Rome impériale, la chaire de SaintPierre l'emporte et la papauté prend naissance. L'antagonisme entre le pape et l'empereur, qui est le fond de l'histoire moderne, acquiert de telles proportions, que Constantin préfère s'appuyer sur l'Église, plutôt que de continuer à lutter contre elle. Il réalise ce mariage mystique de l'empire avec la religion chrétienne, qui donne à celle-ci, en un seul jour, plus de puissance politique qu'elle n'aurait pu en attendre du travail de plusieurs siècles, mais qui porte une grave atteinte à son autorité morale. L'empire romain, ce pouvoir brutal, fils de la décadence du polythéisme,

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pour emprunter encore une expression de M. Lanfrey, — souille de son contact la jeune et féconde idée chrétienne.

L'Église cesse d'être une démocratie pour s'empreindre de plus en plus de l'esprit monarchique, et la distinction du pouvoir temporel, l'empereur, avec le pouvoir spirituel, le pape, est consacrée par la révolution même qui fait du christianisme la religion de l'État.

Désormais il y aura deux autorités dans le monde, l'autorité politique et l'autorité morale, et l'unité de l'histoire sera brisée.

L'invasion des barbares apporte à l'Église un secours inespéré. L'Église les salue comme des libérateurs, car elle comprend d'instinct qu'ils vont l'arracher à la tutelle oppressive des Césars. L'Église se sent affranchie en même temps que le monde, et le christianisme, qui a été à son berceau une grande formule d'affranchissement, sourit à ces nationalités conquérantes qui viennent venger les nationalitės vaincues. Les documents du temps sont remplis de l'expression de la joie mal dissimulée que l'événement inspire aux écrivains ecclésiastiques contemporains. « Elle est donc prise à son tour, s'écrie saint Jérôme, celle qui prit tout l'univers ! »

L'Église reste seule debout au milieu des ruines qui s'accumulent autour d'elle. Le flot de l'invasion vient mourir à ses pieds. Attila s'arrête respectueusement devant Rome papale. Alaric et Genseric traitent avec elle; c'est par égard pour elle qu'Odoacre, chef des Hérules, lorsqu'il fonde son royaume italique, laisse subsister l'ombre d'une république romaine.

Cette situation inspire à la papauté une politique qui dure encore; elle sent que la garantie de son indépendance est dans la division des dominateurs de la Péninsule. Là est le secret de la conduite ambitieuse des papes et des destinées de l'Italie. Les successeurs de saint Pierre ont compris que, dans l'intérêt de leur indépendance, et plus tard de leur puissance temporelle, ils doivent à tout prix empêcher la constitution d'une unité politique et nationale en Italie.

C'est pour cela qu'ils favorisent tour à tour les Goths contre les Hérules, les Grecs contre les Goths, les Lombards contre les Goths et les Francs contre les Lombards.

Une secrète analogie de situation rapproche les papes des fondateurs de la dynastie carlovingienne en France. La famille des Héristal était gênée dans son ambition par la légitimité mérovingienne. A Rome, le successeur des apôtres était arrêté dans l'essor de sa puissance par la légitimité des empereurs d'Orient. Pepin est pressé de se défaire d'une ombre de royauté, Zacharie d'une ombre d'empire. Ce que le maire du palais de Paris, ce que

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