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leur auteur, M. Alex. Dumas, a subi les phases les plus diverses et n'a pas cessé de se modifier; dans son théâtre seul on peut compter une foule de manières distinctes et tout à fait opposées. Ces transformations ont-elles toujours été heureuses, et l'auteur d'Antony et de la Tour de Nesle a-t-il continuellement progressé pendant sa longue carrière? C'est là une grosse question que l'on ne doit résoudre qu'avec beaucoup de ménagements, et en se rappelant toujours que l'on s'adresse à une des plus prodigieuses organisations qui aient existé. Nous ne croyons pas cependant nous avancer trop en disant que M. Alex. Dumas a depuis longtemps abusé de sa fécondité; qu'en s'appliquant avant tout à produire beaucoup, sans s'inquiéter s'il produisait bien, il s'est habitué à écrire avec une rapidité presque mécanique, à créer sans avoir d'abord réfléchi, et qu'enfin, avec une nature merveilleuse, immense talent et un esprit inépuisable, il est arrivé à être un homme de lettres qui fait de tout excepté de la littérature. Un 'auteur qui compte ses œuvres par centaines de volumes ne saurait polir avec soin ce qu'il compose, et il lui est impossible de se préoccuper de la question du style, sans laquelle cependant il ne peut pas y avoir de grands écrivains. Il est donc fort heureux pour M. Alex. Dumas que l'on fasse revivre ses anciens ouvrages, car la jeune génération qui ne le connait que par ses publications récentes, doit se faire une idée absolument fausse de la personnalité du grand dramaturge. La fine comédie du Mariage sous Louis XV appartient à une époque brillante dans la vie de M. Alex. Dumas, et fut représentée en 1841 à peu de distance de Mademoiselle de Belle-Isle et des Demoiselles de Saint-Cyr. En ce moment, l'auteur, par un de ces brusques revirements dont il a donné tant d'exemples, avait tout à fait rompu avec son passé; après s'être dégagé subitement d'un pathos romantique de convention, il se laissait aller sans effort au courant de son esprit, et, sans peut-être s'en douter, il entrait dans les saines traditions de la langue française. Les trois comédies que nous venons de citer et les Impressions de voyage sont certainement ce que M. Alex. Dumas a écrit avec la plus grande pureté de style. Sous le rapport du sujet et des moyens employés, le Mariage sous Louis XV est également très-éloigné de ses devanciers : la trame sur laquelle il est construit est d'une ténuité extrême et va presque jusqu'à manquer de solidité. Ici l'on ne rencontre ni incidents imprévus entassés les uns sur les autres, ni coups de théâtre habilement ménagés; la comédie tout entière est remplie par une seule situation exprimée par cette réflexion du comte de Candale questionnant un valet sur la beauté de la comtesse : « Tu dis donc que ma femme

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est jolie? Pardieu! il faudra que je la regarde! » Il s'avise en effet de la regarder un jour qu'il n'avait rien de mieux à faire, et il ne tarde. pas à en devenir éperdument amoureux c'est là toute la pièce. Malgré les prodiges d'habileté accomplis par l'auteur, on sent que cette donnée était bien mince pour remplir cinq actes; aussi les sociétaires du Théâtre-Français ont-ils cru devoir remanier l'œuvre primitive pour la réduire en quatre actes. Ainsi retouché, le Mariage sous Louis XV est une charmante comédie, qui marche d'une allure vive et légère, et que l'on écoute avec grand plaisir. Elle peint avec infiniment d'esprit les mœurs élégantes et corrompues du dix-huitième siècle, et se distingue entre toutes les autres œuvres de M. Alexandre Dumas par le cachet de vérité historique dont elle est empreinte. Ces idées philosophiques sur la fidélité conjugale, qui nous paraissent si étranges, ne sont nullement forcées elles étaient alors admises comme très-sages par la bonne compagnie (Laclos, Crébillon fils, et tous les auteurs du temps en font foi), et elles sont traduites ici d'une manière très-exacte. Car M. Alexandre Dumas, quoi qu'on ait pu dire, est un historien, mais un historien d'un genre tout à fait particulier : il sait merveilleusement saisir la physionomie d'un siècle et se pénétrer de l'esprit d'une époque; seulement, si vous le mettez aux prises avec les événements qui se sont accomplis pendant cette époque, il ne pourra s'empêcher de les modifier et de les arranger au point de les rendre méconnaissables. Nous avons vu dernièrement, à propos du Prisonnier de la Bastille, de quelle manière il s'était conduit avec Louis XIV, et nous pourrions citer nombre d'occasions où il a agi avec la même audace; mais chaque fois qu'il évite de parler des faits historiques, il ne manque pas de traiter l'histoire avec une grande vérité et une grande finesse d'observation. L'exécution que la Comédie française a prêtée à la reprise du Mariage sous Louis XV nous a semblé excellente. Nous n'avons pas vu Firmin dans le rôle du comte de Candale, mais il nous parait impossible qu'il y apportât plus d'aisance, de distinction et de grâce nonchalante que ne le fait Bressant. Quant à mademoiselle Madeleine Brohan, nous ne saurions décider si elle remporte un plus grand succès comme comédienne ou comme jolie femme, et c'est assurément faire un grand éloge de son talent

d'artiste.

En regard de cette comédie poudrée, musquée, qui rappelle beaucoup la manière de faire de Marivaux, nous devons placer un des drames les plus âpres et les plus violents qu'ait enfantés l'imagination hardie de M. Alexandre Dumas. Angèle ou l'Échelle de Femmes date de 1832, et est une œuvre romantique, moins par le style, à la fois nerveux et sim

ple, que par les situations, qui sont souvent fort scabreuses. L'auteur n'a reculé devant aucune des conséquences de son sujet, et il a marché droit au but qu'il se proposait d'atteindre, sans s'inquiéter des obstacles qu'il devait rencontrer en chemin. Malgré la crudité de certaines scènes, nous ne saurions faire un crime à M. Alexandre Dumas de cette franchise d'allure. Nous n'aimons pas, quant à nous, la prudhomie et la fausse pudeur au théâtre : l'œuvre qui nous occupe est saine et morale dans son ensemble, et les détails presque choquants qu'elle renferme étaient nécessaires pour donner au type principal son relief sinistre. Ce n'est donc pas sous ce rapport que nous adresserons quelques critiques au drame d'Angèle. Nous reprocherons au contraire à son héros de manquer de grandeur dans le crime, et d'être trop novice en fait de perversité. Les caractères sataniques ne souffrent pas la médiocrité : quand pour parvenir on ne recule devant aucune lâcheté, il faut au moins viser haut et ne rien négliger pour réussir; c'est le seul moyen de sortir un peu de la classe des vils intrigants. Or, Alfred d'Alvimar prend des airs de Titan en gravissant son échelle de femmes, et après avoir entassé crimes sur fautes et maladresses sur infamies, il arrive en fin de compte à un petit poste de chargé d'affaires. Ce n'était vraiment pas la peine d'employer de pareils procédés, et il aurait probablement obtenu un avancement plus rapide en restant honnête homme. Nous n'eussions pas demandé certainement que d'Alvimar parvint à être premier ministre, comme le devenaient alors tous les personnages de mélodrame, comme Buridan, comme Ruy Blas et comme Richard d'Arlington; mais nous aurions voulu que les hardiesses de ce drame brutal et plein de scories ne fussent pas risquées sans amener aucun résultat, et surtout que son héros ne joignit pas la nullité à l'ignominie. Malgré ces côtés faibles, Angèle est un des ouvrages les mieux faits de M. Alexandre Dumas. L'entente scénique y est extrême. L'intrigue en est serrée, rapide, brûlante. De plus, il y a des scènes où l'auteur disparaît complétement pour laisser la nature même parler son langage le plus vrai et le plus touchant. Telle est, pour n'en citer qu'une seule, la scène où Angèle confesse sa faute à sa mère il serait impossible d'y rien changer sans gâter ce chef-d'œuvre de tendresse et de passion.

EUGÈNE DESMAREST.

Le secrétaire de la rédaction,

C. BERNEL.

Paris. Typographie HENRI PLON, imprimeur de l'Empereur, rue Garancière, 8.

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