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inconvénient plus grave dans un livre qui ne se pique pas de mansuétude que dans tout autre. Il y a tel trait qui est acte de courage à une date, et qui court risque à une autre de manquer de générosité. M. Veuillot, au surplus, a eu le sentiment des périls que le temps, dans son cours, pouvait accumuler autour de ses justices, justices toujours bien relatives quand elles émanent d'un homme, et d'un homme passionné. Il dit qu'avant de remettre son œuvre dans la circulation, il a pris le temps de la relire et qu'il n'a presque rien effacé, mais qu'il effacera probablement plus tard. Nous ne saurions admettre cette épée de Damoclès, toujours suspendue à fils inégaux sur les mêmes victimes. Nous pensons qu'il est par trop ambitieux à un écrivain de vouloir monopoliser les trois formes du temps: le passé, le présent et l'avenir. Il y a là un peu de paresse et beaucoup d'abus. M. Veuillot, moins qu'un autre, devrait user de ce système. Il a assez de verve et d'entrain pour écrire de nouveaux livres pour un nouveau public.

Ma seconde objection, c'est que les Libres penseurs constituent une œuvre de polémique, de polémique ardente et implacable. La polémique n'est guère de mon goût : je crois qu'elle a fait son temps. Sans doute elle peut donner lieu à un mérite de forme éclatant, elle met en saillie les qualités les plus incisives de l'intelligence, et je ne fais nulle difficulté de reconnaître que j'ai trouvé dans M. Veuillot ce que je m'attendais à y trouver : un style mordant, coloré, puissant dans son amertume, terrible dans ses représailles. Mais ce dont je me plains, c'est de l'excès de ces choses, qu'on peut qualifier de qualités ou de défauts, suivant l'idée qu'on se fait du but auquel doit tendre un écrivain. Trop longtemps la politique a été un champ clos de passions, de rancunes et de colères. Il serait bien à souhaiter qu'elle devint une arène où la raison, l'étude et la modération se donneraient rendez-vous pour féconder les champs qui sont à exploiter, les domaines qui restent à découvrir.

La plupart de nos querelles sont de vaines querelles de mots. Nous passons à nous combattre et à nous déchirer le temps que

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nous emploierions mieux à nous convaincre et à nous instruire. Seules les sciences naturelles sont constituées aussi font-elles des progrès. Les sciences morales, où règne la guerre des idées, ne présentent qu'un spectacle anarchique. Le monde intellectuel a bien plus besoin d'un Linné que d'un Aristarque ou d'un Boileau. Mais ce sujet est vaste et me mènerait trop loin. Je me contenterai pour aujourd'hui de conclure sur l'ouvrage de M. Veuillot. Je trouve M. Veuillot trop batailleur pour être juste et trop agressif pour être utile. A son insu, car j'accuse plutôt ses idées que ses intentions, il nous calomnie en nous croyant moins chrétiens que nous ne sommes, et il calomnie la pensée chrétienne en la faisant moins douce et moins vraiment charitable qu'elle ne l'est.

JULES ZIVOR.

CHAMPIONNET,

GÉNÉRAL EN CHEF DES ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE,

OU

LES CAMPAGNES DE HOLLANDE, DE ROME ET DE NAPLES,

PAR A. R. C. DE SAINT-ALBIN,

ancien secrétaire général au ministère de la guerre, sous le général Bernadotte (1).

On a, de nos jours, tant aimé les paradoxes, tant cherché les réhabilitations posthumes et la glorification d'inconnus, qu'on ose à peine réclamer une place au soleil pour les hommes qui n'ont trouvé ni un historien impartial ni une part de renommée suffisante. Dans les guerres de la Révolution et du Consulat, deux noms sont restés comme la personnification de ces esprits d'élite qui meurent sans avoir accompli leur carrière, et en emportant avec eux le secret d'un grand avenir : Desaix et Marceau ! Il serait juste de mettre à côté d'eux le général Championnet, et l'ouvrage que nous signalons indique tous les droits de celui-ci à une renommée égale. Ce livre est à l'égard de Championnet une œuvre de justice entreprise par M. de Saint-Albin, ancien secrétaire général de Bernadotte; à l'égard de M. de Saint-Albin luimême, c'est une œuvre de piété filiale entreprise par son fils, conseiller à la Cour de Paris et ancien député. M. le conseiller de Saint-Albin a trouvé dans les papiers de son père ce remarquable travail, et il a cru avec raison qu'au moment où l'attention publique étudie les champs de bataille de l'Italie, il était utile pour tous d'y rechercher la trace laissée par nos armées républicaines.

Après avoir lu ce volume, il est impossible de ne pas concevoir pour Championnet une de ces sympathies vives et légitimes qu'appellent le courage ou le talent méconnu.

(1) 1 vol., chez Poulet-Malassis, 2 fr.

Championnet a toujours été malheureux, même dans le succès, et il lui eût suffi d'un peu d'aide de la fortune et de dix années de plus dans sa vie, pour arriver aussi haut que Bernadotte ou Ney. Il est mort jeune, et mort sans bruit. Que de choses cependant dans sa vie! Il se battit à l'armée de Sambre-et-Meuse sous les ordres de Jourdan; sur la Moselle, le Rhin, avec Hoche, et quand Hoche mourut, son épée fut décernée par l'armée à Championnet. En 1798 le Directoire lui confia le commandement en chef de l'armée de Rome. Avec moins de 15,000 hommes, il sut lutter contre une armée de plus de 60,000 Napolitains, garder Rome, prendre Naples, et créer à l'extrémité de la Péninsule la république parthénopéenne. Un simple général d'armée organisait alors les États, réformait les lois, donnait des administrateurs aux grandes villes, réglait l'impôt, et pour récompense, était cassé comme le dernier caporal. Le lendemain de la conquête de Naples, Championnet fut en butte aux colères, aux rivalités, aux influences mesquines qui tiraillaient alors à Paris le gouvernement central.

Pour avoir destitué un commissaire envoyé par le Directoire, il fut accusé de révolte et traîné jusqu'à Milan comme un malfaiteur. La révolution du 30 prairial lui valut tardivement la liberté et le titre de commandant en chef de l'armée des Alpes. Malheureuse armée, sans pain, sans paye, sans officiers. Il fit de nouveaux prodiges d'organisation et de tactique, et peut-être allait-il relever la situation de la France en Italie, quand le général Bonaparte vint prendre le commandement en chef. Tulit alter honores. Championnet n'eut pas le temps de voir, comme Desaix, l'aurore de Marengo; il n'eut pas l'heureuse mort sur le champ de bataille. Il mourut de maladie à Antibes, en disant : — Mes amis, consolez ma mère. Que n'ai-je pu mourir comme Joubert! - Ce regret est juste on est toujours ingrat pour ceux que tuent les fatigues de la guerre et non un boulet de canon. La mort qui frappe au lit de repos est sans compensation; elle atteint d'autant plus qu'elle sépare du champ d'honneur et de l'ivresse du combat.

A chaque page de ce livre on trouve des rapprochements à opérer entre le passé et le présent de l'Italie; on trouve des faits qui ont leur pendant dans le journal de la veille; il semble qu'on a déjà lu cette œuvre inédite. Une seule chose peut ramener le souvenir de l'intervalle de soixante ans qui nous sépare de tous ces événements : c'est le style. On n'écrit plus ainsi. Il y a dans ces pages un peu de cette fougue jeune et enthousiaste qu'on retrouve dans tous les écrits datant de la Révolution, et beaucoup de la simplicité, de la fermeté, de la netteté qui font le caractère distinctif de la littérature de l'Empire. Ces qualités d'écrivain convenaient à cette vie. Championnet ne fut pas seulement un général, il eut des convictions politiques qu'il servit et qu'il garda jusqu'au bout. Il eut la foi républicaine et les qualités militaires du lieutenant de Napoléon. - Caractère de transition entre une époque d'agitations politiques et sociales et une ère toute militaire, — il eut enfin le rare mérite de savoir autre chose que se battre. Il comprit les Italiens, et de tous les chefs d'armée qui ont occupé Naples depuis trois siècles, lui seul peut-être sut y opérer beaucoup de réformes en se faisant aimer de la population. C'est dans le livre même de M. de Saint-Albin qu'il faut étudier la situation des États romains et napolitains à ces derniers jours du Directoire. On y voit que, malgré toute la faiblesse et tous les abus des gouvernements locaux, la France ne put rien créer en Italie, parce qu'elle ne sut s'y montrer ni généreuse ni unie. Il ne suffisait pas d'avoir un général comme Championnet aux armées, on aurait eu besoin, pour le comprendre et pour l'aider, d'un esprit également d'élite dans le Directoire même. Ce défaut capital du Directoire, qui par le contraste amena la puissance du Consulat, ressort par les faits du livre de M. de Saint-Albin, livre profitable pour l'histoire, plein d'intérêt pour les lecteurs, et dont nous voudrions pouvoir rendre un compte plus long et plus approfondi.

ANDRÉ VINCENT.

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