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deux grandes nations. C'est à elles, par leur influence et leur exemple, à décider si ces destinées seront développées pacifiquement, au milieu des triomphes de l'intelligence, de la science, de l'industrie, du commerce et de toutes les forces qui contribuent au perfectionnement et au bonheur de la race, ou bien au milieu de scènes de violence meurtrière, qui replongeraient les peuples dans une longue nuit de barbarie et de sang. Certes, entre ces deux alternatives, nous ne pouvons, frères et amis, hésiter sur celle qu'il ous convient de suivre.

Pour accomplir dignement la mission qui nous est assignée par la Providence, nous devons soigneusement nous garder de marcher sur les traces de ceux qui, par passion ou par intérêt, voudraient susciter entre nous des méfiances et des jalousies mutuelles. Fermons résolument l'oreille à quiconque voudrait nous calomnier l'un ou l'autre, dans le dessein de maintenir ou de réveiller d'anciennes antipathies, qui dans les temps écoulés ont été pour les deux nations la source de maux incalculables.

Et pourquoi donc, frères et amis, ne pas nous unir pour demander qu'il soit pris par nos deux puissants gouvernements des mesures pour organiser la paix de l'Europe, par l'établissement d'un système d'arbitrage ou de toute autre forme judiciaire; de telle sorte que les querelles des nations seraient soumises aux décisions de la raison et de la justice, au lieu d'être abandonnées au brutal arbitrage du glaive! Et pourquoi toutes les grandes nations civilisées et chrétiennes demeureraient-elles à jamais dans une attitude de méfiance réciproque, épuisant leurs ressources par ces énormes armements avec lesquels elles se menacent et se défient pendant la paix? Ne serait-il pas beaucoup plus en accord avec la raison et la religion de les réduire par un mutuel consentement; en sorte que nous ne voyions pas plus longtemps les immenses richesses créées par le talent et l'industrie de nos millions de travailleurs appliquées à des œuvres de destruction, au lieu d'être consacrées au soulagement de la misère et à l'accroissement du bien-être des peuples?

Quelle plus noble mission peut être offerte à ces deux nations,

placées, comme elles le sont, à l'avant-garde de la civilisation, que de détourner l'Europe de cette voie fatale et ruineuse, pour la remettre dans un chemin où il peut y avoir encore rivalité, non en actes de violence, non en armements de guerre, mais rivalité dans les triomphes bienfaisants de la paix, que n'accompagnent ni remords pour le vainqueur, ni humiliations pour le vaincu !

JOSEPH PEASE, président.

HENRY RICHARD, secrétaire.

CINQ JOURS A TURIN.

Autrefois ce titre aurait annoncé des impressions de voyage proprement dites. Mais dans notre siècle agité, on ne voyage plus guère pour le plaisir de voyager. On n'a plus seulement pour but de contempler la nature ou d'étudier les arts, on veut encore constater les événements accomplis, juger à l'avance les événements qui se préparent, et il faut bien en convenir, les péripéties du drame européen ont un intérêt assez saisissant pour qu'on soit avide de considérer de près les scènes diverses et les différents acteurs. Aussi on a hâte d'arriver; on voit non pas avec indifférence, cela est impossible, Imais avec une certaine distraction, ces milliers de tableaux changeants, qui passent et disparaissent devant vos yeux, quand on regarde à travers la vitre d'une caisse de chemin de fer. Dans le trajet de Paris à Turin ils font succéder devant vous les plaines, les vallées, les montagnes, jusqu'au point extrême, où la vapeur cesse de vous être utile, et où, pour traverser les Alpes, on est obligé d'avoir recours aux traineaux glissant lentement sur la neige, à l'aide de vulgaires mais courageux mulets. Je ne songe donc nullement ici à faire un récit de voyage au point de vue pittoresque. Pour une route aussi fréquentée que celle de Paris à Turin, le sujet est épuisé. Il y a long

temps qu'est faite la moisson des souvenirs possibles et des impressions non épuisées; mes chers et spirituels compagnons de voyage du Siècle et de l'Opinion nationale ont glané les dernières gerbes que l'imagination pouvait encore rencontrer dans ce champ labouré tous les jours par la locomotive.

Avant donc d'arriver à Turin, en pleine renaissance italienne, je ne me permettrai qu'une seule réflexion : elle m'était inspirée, en traversant les âpres paysages de la Maurienne, par la pensée que dans quelques années, si la science tient ses promesses, toute cette grande poésie des Alpes sera perdue pour le voyageur. L'entrée et la sortie d'un tunnel quelques minutes d'obscurité voilà tout ce qu'il restera de l'aspect du mont Cenis pour les touristes, véritables prisonniers dans les cellules roulantes du chemin de fer. Un grand capitaine n'a-t-il pas dit qu'au lieu de franchir les Alpes, il saurait les tourner? Aujourd'hui les savants font autrement que cela, ils proposent de passer dessous. Personne plus que moi n'admire la rapidité des voyages, parce que je vois dans ce fait la condition et le gage de progrès inconnus des sociétés anciennes, mais je ne puis me défendre d'une sorte de regret mélancolique, en songeant qu'on ira de France en Italie sans traverser ces sublimes solitudes alpestres; qu'on ne s'arrêtera plus dans ce rude village de Lanslebourg, d'où l'on prenait son élan pour monter jusqu'à l'hospice, et pour redescendre ensuite dans les belles plaines qui vont des Alpes à l'Adriatique. Mais n'insistons pas sur ces regrets, qui sont de l'ingratitude envers la science: remercions-la plutôt d'effacer en quelque sorte les distances qui séparaient les peuples. Les admirateurs des scènes grandioses de la nature ne pourront-ils pas toujours d'ailleurs reprendre le bâton ferré du piéton, et retourner voir les vallées profondes et les hautes cimes abandonnées par les diligences?

Trente-cinq heures de Paris à Turin, aujourd'hui, et plus tard, quand le tunnel sera percé, vingt-cinq heures, — voilà le miracle qu'il ne faut pas oublier, miracle qui s'accomplit chaque jour, mais dont on est toujours tenté de s'étonner quand on recommence l'épreuve pour son compte. Les chemins de fer n'ont

pas seulement l'avantage de mettre les capitales de l'Europe à proximité les unes des autres, ils répandent partout grâce aux emprunts que les divers pays se font pour remplir dans les administrations le cadre de leur personnel de véritables colonies internationales. J'en ai eu la preuve, en arrivant à Turin et en reconnaissant, dans le chef du mouvement du chemin de fer VictorEmmanuel, un de mes jeunes et bons amis, Alfred Bachelet, qui a figuré pendant quelque temps sur le tableau des avocats stagiaires à Paris.

On ne saurait croire combien le séjour de Turin est intéressant en ce moment. Cette légende lointaine du mouvement italien, on la touche du doigt, on en rencontre les acteurs dans toutes les rues, sur toutes les places, à l'angle de tous les palais. Philosophes, poëtes, hommes d'État, généraux, volontaires, affluent dans la cité piémontaise. La foule est si grande, si animée, que les rues en semblent moins régulières, et que Turin a échangé sa physionomie un peu froide, un peu compassée, contre une animation méridionale qui ne lui messied pas. Tous ceux qui doutent de la profondeur du sentiment qui anime les Italiens, et de leur résignation à sacrifier leurs préjugés locaux à la grandeur de la patrie naissante, devraient aller passer vingt-quatre heures à Turin. Ils en reviendraient convaincus et touchés. J'avoue qu'en entrant dans la salle du Parlement et en voyant sur ses bancs des représentants de toutes les provinces italiennes, j'ai senti involontairement mes yeux se mouiller de larmes. Notre nationalité française nous a coûté à nous-mêmes assez d'efforts, elle nous est assez précieuse, pour que nous ne voyions pas avec indifférence les aspirations d'une autre race latine pour obtenir les avantages dont nous jouissons.

Le but de notre voyage était d'assister à l'inauguration de la statue de Manin. Les journaux quotidiens ont publié les détails de cette cérémonie touchante, aussi n'ai-je point à y revenir ici, sauf pour rendre hommage à l'élévation de pensée et de style avec laquelle notre collaborateur Henri Martin a payé le tribut de ses regrets à la mémoire de son illustre ami. En l'absence du

président de la commission italienne, qu'un malheur de famille retenait à son foyer domestique, nous avons été en rapports les plus affectueux et les plus sympathiques avec M. Minotto, l'ancien président de l'assemblée de Venise, et avec le marquis Pallavicino, compagnon de captivité d'Andryane et de Silvio Pellico.

Au banquet offert à la députation française, le hasard ou plutôt la bienveillance de nos hôtes m'avait réservé une place dont j'étais doublement heureux. J'étais entre le marquis Pallavicino et le général Türr. Le marquis Pallavicino me racontait qu'il avait été enfermé au Spielberg à l'âge de vingt-deux ans, et qu'il en était sorti à trente-sept ans. Pendant cet intervalle de quinze années, il n'avait à sa disposition ni encre, ni papier, ni livres, et il n'avait pas reçu une seule fois des nouvelles de sa famille. Seul, toujours seul! pendant quinze ans ! en sortant il ignorait si sa mère vivait encore. Peut-on se faire idée d'un pareil supplice, et ne faut-il pas avoir une organisation vigoureusement trempée pour que l'intelligence et la raison résistent à une aussi effroyable épreuve? Le général Türr est aussi doux dans son entretien, et aussi modeste dans les confidences qu'on a quelque peine à lui arracher sur les souvenirs de sa vie militaire, qu'il est, au témoignage de ceux qui l'ont vu à l'œuvre, ardent et énergique quand il est à la tête de ses vaillantes légions.

Plusieurs discours ont été prononcés, tous empreints de sentiments de bienveillance affectueuse et du pieux souvenir dont l'occasion nous réunissait; mais, comme ils touchent à la politique, je n'aurais pas le droit d'en parler. Les journaux, d'ailleurs, les ont reproduits. Je me contenterai donc, sans sortir de notre cadre, de dire que le président de l'assemblée, M. Ratazzi, a prononcé quelques paroles des mieux senties et des plus éloquentes pour exprimer la reconnaissance de l'Italie envers la France, paroles auxquelles M. Havin a spontanément répondu avec beaucoup de tact et de bonheur d'expression.

Un des priviléges dont on jouit en voyageant à l'étranger, c'est qu'on n'a pas à se préoccuper des nuances d'opinion pouvant exister entre des hommes qui s'accordent tous pour vous bien

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