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Le prévôt coupa court à la discussion. Ne vous étonnez, sire, dit-il, car il est ordonné, et il convient qu'il soit fait. Puis se tournant vers ses hommes, il leur montre les maréchaux en disant: Faites vite ce pour quoi vous êtes venus. C'était l'ordre convenu et attendu. On se jette sur le maréchal de Champagne; il était auprès du Dauphin, il se serra contre lui; il y fut tué; le sang jaillit et couvrit la robe royale. Le maréchal de Normandie, voyant le coup, voulut s'échapper; il se sauva dans un cabinet. Poursuivi de près, il y fut atteint; il n'avait pas d'armes, il ne put même se défendre; il fut tué. Les conseillers du duc, au spectacle de ces meurtres, crurent à un massacre général; ils se répandirent, en se sauvant, dans tout le palais. L'un d'eux, Regnaud d'Acy, était avocat général; il se savait haï du peuple, il s'enfuit; le palais était plein de ses ennemis; il crut leur échapper en en sortant; ce fut ce qui le perdit. Les abords du palais étaient couverts d'une foule inquiète, irritée, ignorante de ce qui se faisait, craignant pour Marcel, qu'elle ne voyait pas revenir. Tout à coup on voit sortir un homme hors de lui, les vêtements en désordre, paraissant fuir. On le poursuit, il se sauve; la foule entière s'ébranle; on court après lui; il se jette dans la rue de la Juiverie. Il y avait là une boutique de pâtissier; il s'y réfugie, veut s'y cacher, mais le peuple y entre en même temps que lui: il est tué.

Pendant que d'Acy périt ainsi victime de sa frayeur et de la colère d'une foule furieuse, le duc de Normandie, qui vient de voir tomber presque sur lui le maréchal de Champagne, et qui entend de toutes parts les cris et le tumulte, perd tout courage; il supplie Marcel de lui sauver la vie. Le prévôt le rassure; le duc tremble toujours. Alors Marcel ôte son chaperon rouge et bleu foncé, aux couleurs parisiennes; il en coiffe le régent: menaçante protection, qui, quatre siècles plus tard, devait être infligée une seconde fois à la royauté. De pareilles scènes forment le premier acte de la révolution de 1358.

M. Perrens les raconte avec une fidélité pleine d'art; il a recherché les plus petits détails, et il les dispose avec le soin d'un érudit artiste. FRANÇOIS BESLAY.

(La suite au prochain numéro.)

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE, DEPUIS SES ORIGINES JUSQU'A LA RÉVOLUTION, PAR EUGÈNE GERUZEZ (1).

« L'histoire littéraire de la France est l'objet d'un rêve qui charme et qui obsède ma pensée et que je n'ai pas l'ambition de réaliser. Le courage, les loisirs, le talent me manqueraient sans doute pour mener à fin une pareille entreprise. Je me contente de la concevoir et de convier un plus habile à l'exécuter. Dix volumes suffiraient à l'accomplissement de cette œuvre, si on y mettait de l'ordre, de la précision et un choix sévère..... Il y a là une belle carrière à courir. Heureux celui qui la fournira et qui touchera le but..... Je porte envie à l'écrivain qui saura développer avec ordre et lumière, dans une juste étendue, nos annales littéraires. Si le désir de bien faire suffisait pour en donner le talent, j'oserais tenter l'entreprise; mais je dois sans doute me contenter d'avoir, dans des proportions réduites, traité ce grand sujet de manière à m'attirer quelques suffrages d'un prix inestimable (2). »

Dans ces lignes, que M. Geruzez écrivait il y a quelques années en tête d'un de ses ouvrages les plus connus et les plus dignes de l'être, on sent percer un regret qui se communique au lecteur; il est même plus vif chez celui-ci, M. Geruzez ayant été détourné d'entreprendre l'exécution du projet qui le charmait comme un rêve, par une défiance de ses propres forces que ne partagent assurément pas ceux qui ont lu ses livres. Cette défiance et cette rare modestie ont peut-être privé le public contemporain de ce (1) Paris, Didier et Cie, 2 vol. in-8°.

(2) E. Geruzez, Essais d'Histoire littéraire, 2o édit., avant-propos, p. 1,

IV, XIX.

livre si beau et si nécessaire, tenté plusieurs fois déjà, mais qui n'a pas encore été fait, l'Histoire de la littérature française.

Renonçant à élever ce vaste édifice qu'attendent les lettres. nationales, M. Geruzez nous en a donné le plan sur une moindre échelle. La première édition de son Histoire de la littérature, qui parut en 1852, est celle dont il s'agit dans les ligues que j'ai citées; la seconde vient de paraître chez Didier en deux beaux volumes in-octavo. Le titre de cet ouvrage ne porte cependant pas la mention d'une première édition, et l'explication de ce fait est consignée dans le court avertissement de l'auteur. Son premier travail a été soumis à tant d'additions, de modifications, de remaniements, qu'on peut dire qu'il a été refait bien plutôt que réédité. Cependant on a de la peine à partager les craintes exprimées par l'auteur sur le résultat de cette refonte: « Nous nous exposerions, dit-il, au reproche de témérité, si après les modifications nombreuses et les accroissements considérables que cette esquisse a reçus, nous étendions à tant de pages inédites une approbation qui ne leur a pas été donnée. » Les juges impartiaux et les critiques éclairés qui ont loué à bon droit le premier travail de M. Geruzez ne pourront certainement que louer davantage celui-ci, et surtout qu'approuver toute la partie inédite elle ajoute une valeur nouvelle à un ouvrage qui déjà se recommandait par tant de qualités. Tous les perfectionnements apportés par l'auteur à son œuvre témoignent d'un labeur consciencieux et de cet ardent désir du mieux qui n'est pas, quoi qu'on en dise, l'ennemi du bien. Ce qui m'a frappé surtout, c'est l'exactitude plus grande apportée dans tout ce qui est du ressort des faits. Les citations des auteurs anciens ou modernes sont transcrites avec le plus grand soin, et expliquées quand il est nécessaire; l'édition, le volume et la page qui les ont fournies sont indiqués exactement; il y a même une petite place faite à la bibliographie; enfin une excellente table des matières, placée à la fin de chaque volume, permet de retrouver facilement ce qu'on veut relire ou noter. Je constate avec joie cette part laissée à l'érudition par les écrivains qui n'en font pas leur occupation principale. Si la chronologie

et la géographie sont les deux yeux de l'histoire, la philologie et la bibliographie sont les deux bras de l'histoire littéraire : c'est une vérité qui tend de jour en jour à se manifester d'une manière plus éclatante. Des publications comme celle-ci, émanant d'auteurs connus et aimés, la feront mieux comprendre et rendront le public difficile sur ce sujet; et il faut espérer que sa sévérité accrue ne permettra plus d'aborder l'histoire générale ou épisodique de notre littérature, qu'à ceux qui s'y seront préparés de longue main par de fortes études

Les premiers temps de notre histoire littéraire sont ceux dont le tableau a reçu le plus d'accroissements dans la nouvelle édition de M. Geruzez. Le moyen âge, à mesure qu'on l'étudie, ouvre des champs plus vastes et des horizons toujours nouveaux à l'historien, au philosophe et au littérateur. M. Geruzez, qui la première fois avait traversé un peu rapidement cette province de l'empire des lettres, y a fait cette fois un plus long séjour et en a rapporté de riches moissons. Il faut cependant le reconnaître, et l'auteur lui-même ne prétend pas le nier: son livre n'offre pas encore un tableau bien net de l'activité littéraire de cette période. Il n'y aurait pas eu besoin de plus d'espace, il me semble, pour donner une idée plus juste de l'ensemble et dessiner plus de figures intéressantes. Le chapitre le moins complet est celui qui traite de la poésie épique; les origines de nos chansons de geste, dont la forme conservée ne remonte guère, il est vrai, au delà du xII° siècle, mais dont les racines se perdent certainement dans l'obscurité des temps carlovingiens, ne sont pas exposées avec assez de clarté; on chercherait en vain une classification de tous ces poëmes, qui, si divers d'inspiration et de mérite, forment au premier abord un chaos qu'il eût été bon de chercher à débrouiller; on ne trouve même pas la mention de quelques-uns des plus importants, comme Guillaume au Court Nez et Girart de Roussillon, il y a dans tout ce que dit M. Geruzez de cette partie, sans contredit la plus intéressante, de notre antique poésie, un embarras mal dissimulé; M. Geruzez l'avoue de bonne grace, et il en donne les raisons (p. 60, t. I) dans le passage sui

vant : « La lumière commence à se répandre sur les œuvres de nos trouvères héroïques. Mais cette lumière, il faut l'avouer, ne va guère qu'à rendre les ténèbres visibles, elle ne les dissipe pas. Il y a confusion dans la généalogie des personnages, confusion des temps et des lieux dans les récits, confusion de dialectes, confusion de l'histoire et de la fiction. Il faudrait un d'Hozier pour les familles, un Danville pour les lieux, un dom Bouquet pour les dates, un Cuvier pour l'âge des différentes couches poétiques qui se sont ou mêlées ou superposées. Nous sommes éloignés du but, mais le but est glorieux, et ce n'est ni le courage ni l'intelligence qui manqueront à la curiosité infatigable de nos archéologues. » Ces défectuosités disparaissent quand l'habile critique vient à parler des deux ou trois œuvres qu'il a soigneusement étudiées; alors il en saisit la grande inspiration, il en comprend le sens historique et esthétique, et avec un goût exquis il en extrait les passages les plus dignes d'être cités. La Chanson de Roncevaux, celle de Garin le Loherain, celle d'Ogier de Danemarche, sont analysées et appréciées avec talent et justice. Mais si M. Geruzez donne un jour, comme je l'espère bien, une troisième édition de son livre, il y aura quelques perfectionnements à apporter à ce chapitre : la publication générale des poëmes du cycle carlovingien, qui s'est commencée et se poursuit sous l'habile direction de M. Guessard, va du reste jeter prochainement un jour plus vif et plus complet sur les questions qui se rattachent à notre épopée nationale.

Le chapitre suivant est consacré aux poëmes des croisades, aux romans imités de l'antiquité, aux récits de la Table-Ronde, aux poëmes d'aventure, et se termine par Villehardouin. C'est peut-être embrasser un peu trop, au risque de ne pas étreindre assez bien; mais ici M. Geruzez peut répondre que s'il avait voulu traiter la matière en détail, il aurait brisé le cadre dans lequel il s'était enfermé. Ce chapitre, fort intéressant d'ailleurs, donne une nouvelle preuve de l'habileté de l'auteur à choisir dans les écrivains d'autrefois ce qui est le plus approprié au goût des lecteurs de nos jours. Chrestien de Troyes a donné le sujet de quelques pages charmantes, et fourni bon nombre de citations fort heureusement

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