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rents! Ah! s'il est vrai que partout nous prodiguons nos trésors pour les nations étrangères, sans compensation matérielle, quelle récompense de cette générosité chevaleresque, de cette noble loyauté, dans l'idée que les peuples étrangers se sont formée de la France!

M. Clomaris a longtemps habité Paris; il ne me quitta qu'au moment où il lui fallait prendre sa place à la Cour. Les magistrats entrèrent par la porte du fond; ils étaient huit, le procureur général compris, tous en redingote noire ou de couleur, et pantalon sans uniformité; ils se présentèrent sans chapeaux. Ils s'assirent, le greffier prit sa place, et un huissier, habillé aussi en bourgeois, fit l'appel des causes à retenir. C'était du criminel et du civil, la cour n'a qu'une section. L'audience réglée, on appela les causes dans lesquelles il y avait arrêt à prononcer. Quand cet appel fut terminé, tous les magistrats se levèrent, et le président, debout aussi, lut successivement sept arrêts. On est, en général, satisfait de la Cour de cassation; pourtant les avocats m'ont dit que la Cour royale est composée des meilleurs jurisconsultes. Je regrette de ne pouvoir assister à une séance de la Cour royale; mais demain ma journée se passera au Pentélique, la matinée d'après-demain à l'Acropole, et, dans l'aprèsmidi, je reprends par le paquebot de Trieste le cours de mon voyage. Les plaidoyers, comme les arrêts, se prononcent en grec moderne. Le grec de mes études m'a servi; je ne suis pas resté étranger à tout ce qui se disait autour de moi, quoiqu'il me fût impossible de parler moi-même en grec et que la prononciation de certaines lettres ne soit pas celle que nos colléges ont adoptée. Le premier arrêt prononcé jugeait une question grave, longtemps débattue devant notre cour suprême, où siègent tant de lumières et tant de probité. Un pourvoi en cassation est-il recevable, lorsque sur une opposition à un arrêt par défaut l'opposant se laisse démettre, aussi par défaut, de son opposition?

La Cour de cassation d'Athènes jugea comme la Cour de cassation de Paris, en admettant la fin de non-recevoir. On me fit l'honneur de me demander mon avis. Je dis qu'un des derniers

arrêts sur cette grave question avait été rendu contre ma plaidoirie, et qu'après un mûr examen, je m'étais rangé de l'avis de l'arrêt. Ce n'était pas l'avis unanime du barreau d'Athènes, mais il me sembla qu'on était plus en discord à cause de l'espèce qu'à cause du principe. Je n'entendis rien plaider de saillant. Lorsque la Cour casse pour vice de forme, elle juge le fond; quand elle casse au fond un arrêt de Nauplie, elle renvoie devant la Cour royale d'Athènes; elle renvoie devant la Cour de Nauplie, si c'est un arrêt d'Athènes qu'elle casse; si le second arrêt sur son renvoi lui est déféré et qu'elle casse encore, elle juge le fond. Comme il n'y a que deux Cours royales, il faut bien qu'il en soit ainsi. Du reste, la loi de procédure, la loi correctionnelle, la loi criminelle de la Grèce, c'est notre loi, avec ses formes, avec sa publicité, avec son jury. La loi civile, c'est la loi romaine; mais une commission traduit notre Code civil, et l'on compte qu'il sera bientôt adopté.

Vers cinq heures, une députation d'avocats s'est rendue à l'hôtel où je suis logé. M. Argyropoulo, au nom de ses confrères d'Athènes, m'a prié de vouloir bien accepter pour demain un banquet, « le premier, m'a-t-il dit, qui serait offert à un >> avocat étranger et dont le souvenir resterait pour toujours dans » le barreau d'Athènes. Ce sera aussi une nouvelle preuve de la sympathie qui unit la Grèce à la France, et de notre admira>>tion pour le barreau français que vous représentez si digne»ment. » J'ai répondu que j'acceptais avec bonheur, mais avec le regret que cette preuve de confraternité, donnée en ma personne au barreau de France, ne fût pas offerte à un plus digne représentant de ceux qui avaient obtenu auprès de leurs confrères d'Athènes une si belle renommée.

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(La suite au prochain numéro.)

AD. CRÉMIEUX.

CEUVRES COMPLÈTES DE WILLIAM SHAKESPEARE

TRADUITES PAR FRANÇOIS VICTOR HUGO (1).

Le génie de Shakespeare, longtemps inconnu en France, puis signalé, mais avec de grandes réserves, par Voltaire, a été de nos jours exalté peut-être outre mesure. Sur ce dernier point, j'ai hâte de m'expliquer pour n'être pas lapidé par les frénétiques.

On ne saurait méconnaître chez Shakespeare la puissance dramatique portée au plus haut degré, le mouvement, la vie, la continuité d'intérêt qui, saisissant le spectateur dès la première scène, l'entraine sans intermittence jusqu'au dénoùment. Malgré les rapides changements de lieu, et les capricieux voyages qui se produisent par le déroulement d'une toile de fond, la pensée principale du drame est toujours présente dans ses diversités, et les personnages importants dominent la scène même quand ils en sont éloignés. Dans Hamlet, par exemple, tout est plein des aspirations, des doutes, des tristesses du fils vengeur. Derrière chacun des personnages, on croit apercevoir son ombre pâle et mélancolique, soufflant tantôt l'espérance au cœur des fidèles, tantôt le remords au sein des coupables. La pièce entière semble un écho de ses poignantes douleurs et de ses sublimes folies.

Voyez au contraire les tragédies même les mieux estimées de nos grands auteurs: chaque personnage y apparaît à tour de rôle dans sa majestueuse individualité et fait oublier celui qui vient de disparaître; le lien de la grande trame semble interrompu; pour le spectateur les absents ne vivent plus, et quand ils reviennent c'est, pour ainsi dire, une résurrection; tandis qu'avec Shakespeare, on s'inquiète de ce qui se passe derrière la coulisse, parce

(1) Paris, chez Pagnerre, éditeur, 18, rue de Seine.

en vente.

Sept volumes sont

qu'on y sent des passions qui vivent, qui agissent et qui vont amener de nouvelles explosions.

Ajoutez que dans Shakespeare le dialogue est coupé, heurté, accidenté comme dans la vie réelle. Sur notre théâtre classique, le dialogue n'est qu'accidentel, et nous écoutons des harangues et des répliques, des discours en trois points, avec exorde, démonstration et péroraison. Enfin, nos auteurs se préoccupent beaucoup plus du style que de l'action; chez Shakespeare la rhétorique tient beaucoup moins de place et, il faut le dire, une place moins dislinguée.

Je n'entends pas ici établir une comparaison; car c'est la manie de comparer qui a causé en cette matière les erreurs et les entêtements. Mais il est nécessaire de signaler les contrastes.

Il est évident que chaque auteur a écrit suivant les goûts de son temps et de son pays, et par conséquent on doit retrouver entre eux les mêmes divergences qu'entre les deux époques et les deux nations. On a reproché, non sans quelque raison, à Racine de ne représenter que des seigneurs de la cour de Louis XIV. Mais on peut avec non moins de vérité dire de Shakespeare que tous ses personnages sont anglais. La physionomie britannique est surtout prononcée chez les femmes. Ophélie est une blonde enfant des brouillards, Juliette une enthousiaste élevée dans la serre chaude d'un parc aristocratique ; Cléopâtre a toutes les allures, les exigences et les délires d'une grande coquette de la Cité; et Antoine lui-même ressemble par plus d'un côté à Essex ou à Leicester. Quant au peuple romain sur la place publique, c'est une image frappante du Mob, et le savetier du Forum que nous montrent les premières scènes de Jules César sort d'une échoppe adossée à Westminster-Abbey.

De tout cela il résulte que toute comparaison entre les deux écoles est stérile et illusoire. Nos pères ont adopté et admiré la règle des trois unités; les écrivains de leur époque n'ont pas eu tort de se conformer au goût dominant. Les Anglais n'en avaient pas souci; Shakespeare avait le droit de s'en affranchir. Mais dans l'un et l'autre cas, la première condition est de bien faire;

en dehors du talent, l'observation ou le mépris des règles n'est qu'une question secondaire. On n'est pas Shakespeare parce qu'on a violé toutes les unités, pas plus qu'on n'est Racine en les observant toutes. Aussi, dans les querelles littéraires auxquelles nous avons assisté, dans les tentatives d'affranchissement annoncées à grand bruit, le public français a-t-il fait preuve d'un remarquable bon sens. Ne repoussant en aucune façon les novateurs, leur tendant même une main d'encouragement, il les a seulement priés de faire mieux que ceux qu'ils condamnaient. Ce n'était pas se montrer trop exigeant, puisqu'on facilitait la besogne par la suppression de toutes les entraves classiques. Mais quand il a été démontré que le passé dramatique, tout insuffisant qu'il est, n'était pas effacé par les essais du présent, on s'est permis d'ajourner les admirations.

Les romantiques ont cependant rendu un service dont il faut leur savoir gré. Ils ont détruit le culte des vieilles formes, les superstitions de la tradition, et permis à tout esprit audacieux de donner carrière à ses inspirations. Sans édifier le monument nouveau qu'ils avaient annoncé, ils ont au moins déblayé le terrain. Tout en se prenant pour des prophètes, ils n'ont été que des précurseurs. Mais dans toute idée nouvelle, le précurseur a droit à des hommages.

On pourrait néanmoins reprocher aux romantiques d'avoir quelque peu dévié de leurs principes. Que prétendaient-ils en effet? Renverser les vieilles idoles, nier l'autorité, rejeter la tradition. Soit, j'accepte cette audace. Mais pourquoi donc alors constituer une nouvelle autorité dans Shakespeare, rebâtir une tradition et saluer une idole? Les hommes de l'originalité se sont faits imitateurs, et encore en prenant pour modèle l'homme le plus inimitable.

Shakespeare, en effet, n'est pas un moule fait à l'usage des autres; c'est une individualité qui ressemble à une création spontanée, sans devanciers et sans successeurs, et occupant encore aujourd'hui à lui seul dans un magnifique isolement la scène anglaise. Ne cherchez chez lui ni science, ni préceptes à suivre; car

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