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28 janvier 1839 fut fondée à Manchester la ligue anti-corn-law leaghe.

Alors l'agitation s'étendit à tout le pays au milieu d'un véritable enthousiasme. Le comité de la ligue, présidé par Georges Wilson, faisait des appels de fonds de plusieurs millions qui étaient couverts en quelques jours; il répandait avec profusion des ouvrages économiques, des discours, des circulaires, des pamphlets, des almanachs; il faisait professer dans les grandes villes des cours d'économie politique; dans toutes les réunions industrielles et dans les assemblées électorales il envoyait des orateurs qui poussaient l'activité au point de prononcer, comme Cobden, trente-cinq discours en quarante jours. Manchester était le centre de ce mouvement: la ligue s'y était construit à ses frais un palais où se réunirent sept cents ministres des cultes dissidents qui firent solennellement adhésion à ses principes. C'est là aussi que les dames de Manchester venaient faire au profit de la ligue des ventes d'objets qui lui étaient donnés et que l'on se disputait à prix d'or. Le collège de Stockport avait envoyé Cobden au Parlement, il y fut rejoint bientôt par les principaux de ses amis qui s'étaient fait connaître dans cette agitation pour la liberté des échanges.

Manchester devint insuffisant pour une telle manifestation de l'opinion publique, et les meetings de la ligue se tinrent à Londres dans les théâtres de Drury-Lane et de Covent-Garden. Dans cette grande ville, et en face des hôtels de l'aristocratie, la lutte devint plus vive. Cobden, et avec lui Bright, J. W. Fox, Milner Gibson, mêlaient chaque semaine de saines notions économiques à de généreuses réclamations contre l'injustice, au milieu des applaudissements d'une foule d'auditeurs accourus à leurs voix. Une occasion se présenta bientôt d'éprouver les progrès qu'avaient faits les nouvelles doctrines dans la capitale. Au mois d'octobre 1843 la cité de Londres dut procéder à l'élection d'un membre du Parlement. Le candidat, M. Baring, l'un des plus riches banquiers d'Angleterre, et frère de lord Ashburton, avait refusé de souscrire au programme de la ligue, l'abolition totale, immédiate et sans

condition des lois céréales et de tous les monopoles. Quoique M. Baring fût soutenu à la fois par l'aristocratie et le haut commerce, la ligue n'hésita pas à lui opposer un de ses membres, M. Pattison: ses principaux orateurs appuyèrent dans plusieurs meetings cette candidature, et ils la firent réussir à une assez forte majorité. Ce succès était un premier gage du triomphe de

leur cause.

Cette campagne de cinq années, où s'agitèrent des intérêts d'un ordre si élevé, donna lieu à de beaux morceaux d'éloquence et à de grands mouvements oratoires. Les mœurs anglaises n'interdisent pas les allusions directes et les personnalités dans les discours publics. Les membres de la ligue avaient donc une liberté absolue d'allures et ne souffraient nulle contrainte dans leur mission toute spontanée. C'était une œuvre essentiellement individuelle où chacun était responsable de ses paroles; de là l'originalité et la force de ce mouvement. Les discours sont en quelque sorte des pamphlets parlés, et ils ont dù avoir une influence saisissante sur des auditeurs déjà émus par l'aspect des souffrances populaires. Quelquefois on peignait un lord qui ne demandait pas mieux assurément que de voir le peuple payer le pain bon marché; mais, faisait-on ajouter au seigneur : Nous autres de la noblesse, nous avons des dettes, nos domaines sont hypothéqués, et puis nous avons des charges domestiques. Que ne payezvous vos dettes ? répliquait un pauvre diable. Grand merci! je ne payerai pas mes dettes, mais j'obtiens un prix élevé de mes blės, j'ai de bons fermages, je garde mes rentes. « Duc de Northumberland, vous n'êtes pas mon roi, disait O'Connel, qui fit aussi entendre sa voix éloquente dans cette grande lutte; duc de Richmund, je ne suis pas votre homme-lige, je ne vous payerai pas de taxe. O'Connel supposait ensuite qu'un de ces grands seigneurs venait prélever la taxe en nature, au lieu de la percevoir sous forme d'augmentation de prix du pain. « J'aimerais à le voir, ajoutait-il, pénétrant dans une des étroites rues de nos villes manufacturières et s'avançant vers le pauvre père de famille qui, après le poids du jour, affecte d'être rassasié pour que ses

enfants affamés se partagent une bouchée de plus.... J'aimerais à voir le noble duc survenir au milieu de ces scènes de désolation, s'emparer de la plus grosse portion du pain, disant : Voilà ma part, la part de ma taxe, mangez le reste!»>

La défense du côté des priviléges fut vive, on peut le croire : l'aristocratie représenta l'agriculture nationale découragée, les terres incultes, si l'on renonçait à la bienfaisante échelle mobile. Le pain est trop cher, disait-elle, c'est que la population est surabondante, qu'elle émigre dans les fertiles plaines d'Amérique, où elle trouvera des subsistances sans ruiner ses concitoyens. Mais ce sont ces subsistances mêmes que nous demandons, s'écriait Cobden, laissez-nous les amener au lieu de nous envoyer près d'elles; il faut conduire le blé aux hommes et non les hommes au blé. « Croyezvous donc qu'il soit facile d'arracher un homme à son pays? ajoutait-il dans son indignation; vous êtes-vous jamais trouvés au dock de Sainte-Catherine au moment où un des navires de l'émigration s'apprêtait à entreprendre son funèbre voyage? Avez-vous vu les pauvres émigrants s'asseoir pour la dernière fois sur les dalles du quai, comme pour s'attacher jusqu'au moment suprême à cette terre où ils ont reçu le jour? avez-vous considéré leurs traits? Oh! vous n'avez pas eu à vous informer de leurs émotions, car leur cœur se peignait sur leurs visages! Les avez-vous vus prendre congé de leurs amis? Pour moi, j'ai été bien des fois témoin de ces scènes déchirantes. J'ai vu la mère et l'aïeule se disputer la dernière étreinte de leur fils; j'ai vu les yeux de tous ces proscrits se tourner du tillac vers le rivage aimé et perdu pour toujours, et le dernier objet qui frappait leurs avides regards alors que leur terre natale s'enfonçait à jamais dans les ténèbres, c'étaient ces vastes greniers, ces orgueilleux entrepôts où sous la garde j'allais dire de notre reine- mais non sous la garde de l'aristocratie, étaient entassées comme des montagnes, des céréales venues d'Amérique, seuls objets que ces tristes exilés allaient chercher au delà des mers. »

Les conservateurs du privilège essayèrent aussi de manier contre la ligue l'arme du ridicule, dont elle savait faire un si redoutable

usage; ils la raillèrent sur les gigantesques pétitions qu'elle envoyait au Parlement et sur la manière dont elle se procurait les noms inscrits sur les listes; ils prétendirent que ces noms étaient recueillis dans les cimetières. Mais à cette accusation, J. W. Fox répliqua par ces paroles foudroyantes : « Ils racontent qu'un homme a été vu dans les cimetières inscrivant sur la pétition des noms relevés sur la pierre des tombeaux. Il ne manquait pas de sens, le malheureux, s'il en a agi ainsi; car combien d'êtres inanimés peuplent les cimetières de nos villes et de nos campagnes, qui y ont été poussés par cette loi maudite. Ah! si les morts pouvaient se mêler à notre œuvre, des myriades d'entre eux auraient le droit de signer des pétitions. Ils ont été victimes de ce système qui pèse encore sur les vivants, et s'il existait une puissance qui pût souffler sur cette poussière aride pour la réveiller, si ces pensées et ces sentiments d'autrefois pouvaient reprendre la vie, si ces morts accouraient du champ du repos vers ce palais où l'on fait des lois meurtrières, oh! la foule serait si pressée que les avenues du Parlement seraient inaccessibles; il faudrait une armée pour frayer un passage à travers cette multitude aux députés, qui ne parviendraient à l'orgueilleuse enceinte que pour entendre le chapelain de Westminster prêcher sur ce texte : « Le sang de ton frère crie vers moi de la terre! »>

L'aristocratie voyant que la majorité l'abandonnait même dans le Parlement, eut recours pour la conserver à un ancien texte de loi tombé hors d'usage, qui s'appelait la clause Chandos, et en vertu duquel le droit électoral était conféré à tous les fermiers qui étaient censés payer une redevance annuelle de 50 livres, même sans baux. Ils ont fait ainsi inscrire les fils, les frères, les neveux de leurs fermiers, disait Cobden, qui répondit à cette clause par un autre texte également oublié : « Il y a, dit-il, une clause dans le bill de réforme qui confère le droit électoral au propriétaire d'un freehold de 40 schellings de revenu. J'élèverai cette clause contre la clause Chandos, et nous les battrons dans les comtés mêmes. » Aussitôt la ligue fait un nouvel appel de 100,000 livres (2,500,000 francs), afin de faciliter l'inscription

sur les listes électorales des petits commerçants, des contremaitres et même des ouvriers qui ont pu économiser sur leurs bénéfices et sur leurs salaires un capital de 1,000 francs environ. Les caisses d'épargne sont vidées pour ces placements, et de nouveaux députés de l'École de Manchester viennent s'asseoir au Parlement.

L'année 1845 s'écoulait pendant ces débats, et l'état alarmant des récoltes faisait craindre une disette pour l'année suivante. Le prix du pain s'élevait sans cesse, comme pour ajouter l'argument de la nécessité aux raisonnements de la ligue. Robert Peel, le premier ministre, qui était demeuré inflexible jusqu'alors, et qui porté au pouvoir par le parti tory, semblait dévoué aux intérêts de l'aristocratie, n'osa plus résister davantage à la misère publique, et offrit sa démission le 8 décembre. La reine ne put lui trouver de successeur, et il rentra au ministère en annonçant l'intention d'abroger les restrictions à la liberté du commerce. A cette nouvelle, la ligue fit un effort suprême pour soutenir le ministre et l'empêcher de reculer : elle ouvrit une souscription de 7 millions de francs dont la moitié était couverte au bout d'un mois. Enfin, dans les premiers mois de 1846, la discussion s'ouvrit au Parlement. Le parti tory n'épargna pas les récriminations à Robert Peel, dont il était abandonné sur la question qui lui tenait le plus au cœur. C'était à l'École de Manchester de défendre ce généreux homme d'État qui, par ce brusque revirement, épargnait ainsi des désastres à son pays et lui ouvrait une ère nouvelle de prospérités; elle s'acquitta de ce devoir par la bouche du plus rigide de ses membres, le quaker Bright : « J'ai suivi du regard le très-honorable baronnet, dit-il, lorsque la nuit dernière il regagnait sa demeure, et j'avoue que je lui enviais la noble satisfaction qui devait remplir son cœur après le discours qu'il venait de prononcer, discours, j'ose le dire, le plus éloquent, le plus admirable qui ait retenti dans cette enceinte.... Quand il se démit récemment de ses fonctions, il cessa d'être votre ministre, sachez-le bien, et quand il reprit le portefeuille, ce fut en qualité de ministre du souverain, de ministre du peuple. »>

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